L’Empire contre-attaqué

… Anarchie et contre-culture, piercings et anticapitalisme : c’est en Amérique du Nord, au coeur même de l’Empire, qu’apparaissent les critiques les plus pertinentes et acides du système. Paradoxal ? Pas du tout, expliquent les résistants que « Technikart » a rencontrés.

Quelle que soit Ia destination de vos vacances – plages radioactives de faux village du « terroir » français ou trekking pour bobos dans les Andes -, vous les passerez dans l’Empire. L’Empire, c’est le nom donné par le philosophe Toni Negri qui, depuis les geôles romaines, décrit ainsi dans son livre(1) le monde dans lequel nous vivons : « L’Empire n’est plus seulement américain. Non, I’Empire est simplement capitaliste : c’est I’ordre du capital collectif, un dispositif supranational, mondial, total. »
ll n’y a pas que Negri qui ait ce sentiment de vivre une ère impériale, où chaque pays ne semble plus qu’une province éloignée, où peuplades numides et barbares celtes s’abreuvent à la même société des loisirs et de consommation. Il suffit de voir Gladiator, le film de Ridley Scott sorti l’an dernier. Ou les analyses apocalyptiques de l’écrivain Michel Bounan, qui rapprochent notre époque de Ia Rome décadente du IIIe siècle.
« Et alors, qu’est-ce qu’on en a à foutre de votre Empire ? », rétorquerez-vous en remontant votre toge pour vous gratter l’entrejambes (il fait tellement chaud ces temps-ci, sans doute un dérèglement climatique). Eh bien voilà : vous venez de réagir en parfait habitant de l’Empire. Car dans I’Empire, toute critique devient superflue. Plus rien ne bouge. Les spectateurs n’attendent que du pain et des jeux. Et n’ont que sarcasmes cyniques pour ceux qui dénoncent le système.

L’ÉPICENTRE DE L’EMPIRE
Pourtant, des résistances affûtées, des critiques pertinentes apparaissent, là où on les attendait le moins : au coeur même de l’Empire. Si la contestation est très forte en France, petite province jalouse de son indépendance, elle se révèle souvent d’arrière-garde. Les forces rebelles, toujours très sûres d’elles-mêmes, prétendent combattre l’Empire en s’appuyant sur de vieux concepts usés comme l’Etat-nation, les partis et les syndicats, en attaquant un capitalisme qui n’existe plus. Mais comme le fait remarquer Negri, « Se battre contre l’Empire au nom de l’Etat-nation révèle d’une totale incompréhension de la réalité du commandement supra-national. Il faut prendre ses distances avec ceux qui pleurant sur la beauté des temps qui ne sont plus, nostalgiques d’un réformisme social impregné du ressentiment des exploités et de la jalousie qui souvent couve sous l’utopie. »
Venant de l’épicentre de l’Empire, les contestataires dont nous vous parlons dans ce dossier connaissent bien mieux son fonctionnement et fournissent une critique plus adéquate. Pétris de la tradition libertaire américaine, ils sont mieux placés pour critiquer un système, le capitalisme, qui dévoie certains de ces principes libertaires. Enfant de la pop culture, la Canadienne Naomi Klein, auteur de No Logo, a pu fournir l’analyse la plus pointue des marques et du marketing. Une réalité qu’ignorent nos néo-marxistes français, qui semblent ne jamais avoir mangé dans un Mac Do. C’est le linguiste Noam Chomski qui, en se plaçant dans une tradition anarchiste américaine, fournit une grille de lecture moins pesante et moralisante que celle d’un Pierre Bourdieu, son homologue français. Ce sont les multiples groupes lesbiens qui, en jouant la carte des « gender studies », aboutissent à une expression de l’homosexualité moderne et décapante plus qu’esthète et raffinée.

LE CULTE DU DESPERADO
C’est là que réside sans doute une grande partie de la fascination que peuvent exercer les Américains : puritains, esclavagistes ou criminels, ils partagent tout de même un héritage culturel, depuis longtemps enterré ici, qui s’appelle la rébellion. Comme un pendule mal réglé, une énergie contre-culturelle semble touiours prête à éclater pour contrebalancer le bulldozer autoritaire. Le pionnier américain a osé se rebeller contre l’autorité anglaise et conquérir son indépendance les armes à la main. Aussi, dans le fantasme collectif, le desperado, flingue sur la cuisse et sourire aux lèvres, est l’essence même du pays. C’est Luke Skywalker, seul contre un empire, parti libérer son peuple du joug de l’oppresseur et, probablement à son insu, des intérêts économiques qui le dépassent.

(1) «L’Empire» (Exils). 560 pages. 160 FF.

Nikola Acin et Patrick Williams


Capture du 2015-07-13 10:01:12