superCannes – N°02

cannes-02Un certain regain

Redorer le blason de la Ligue 2 cannoise (Un certain regard) et donner au registre « fragile » de Gus Van Sant une exposition adéquate, tel est le pacte win-win passé entre le Festival et le Palmé d’or d’«Elephant». Bravo les artistes.

 

S’il s’était promené sur la Côte d’Azur quelque part après le milieu du XXème siècle, Sun Tzu aurait peut-être jugé « l’art de la programmation de festival » tout aussi digne de sa réflexion que l’art de la guerre. Pour Thierry Frémaux, ses amis et ses rivaux, en tout cas, cela semble être le cas. Proclamer en ouverture que « la guerre est déclarée » a ainsi permis à la Semaine de la critique de gagner une première bataille avec sa copine Quinzaine, avant d’enfoncer le clou en opposant The Slut à la Fée, ce qui ne manque pas d’un vrai sens du contre-pied iconoclaste.

De son côté, la compèt’ écrase les débats en répondant aux deux (la Fée comme la Slut) en un seul film (Sleeping Beauty), histoire de rappeler à tout le monde que la Sélection officielle compte bien double.

Ce petit jeu de positions, agrémenté de fortes correspondances thématiques (sexe, mort et bébés à tous les étages) trouve sa plus belle application dans le coup fumant qui a consisté à placer le film de Van Sant à Un certain regard, le jour où passe en compèt’ We Need to Talk About Kevin de Lynne Ramsay qui raconte… un massacre ado dans un lycée. Du grand art, un ouvrage parfait, 10/10 à la pirouette des programmateurs, qu’on imagine en leur Palais observer leur œuvre en sirotant la même coupe de champagne satisfaite que les conseillers militaires de la Maison blanche il y a quinze jours.

Il faut reconnaître que le tour de passe-passe est assez bluffant. Van Sant lui-même en sort triomphant, le monde entier s’émerveillant de son fair play et de sa « simplicité » – essayez un instant d’imaginer Almodovar ou Moretti à Un certain regard… vous voyez, non, ça ne collerait pas. Pas diva pour deux sous, Gus accepte le deal de Frémaux, au nom de « l’importance de Cannes dans ma carrière et dans la carrière de mes films. Je sais trop ce que je dois à la présentation de ‘Prête à tout’ hors-compèt’, la première fois que j’ai été invité », tout en permettant au Délégué Général de redorer le blason de Un certain regard (une de ses obsessions) en lui offrant – et de loin – le meilleur film d’ouverture de ce Festival de Cannes.

Pas seulement politique, ce choix de programmation a aussi pour effet d’orienter le regard que l’on peut porter sur le cinéaste et sur sa carrière. Il y a deux Gus Van Sant. Le premier – que l’on appellera GVS – a rejoint la caste enviée des réalisateurs sigles (JLG, HHH, WKW etc.) grâce à sa veine expérimentalo post-moderne représentée par le quintet Psycho/Elephant/Gerry/Last Days/Paranoid Park. Le second – que l’on continuera d’appeler Gus Van Sant – est un réal finalement assez mainstream, le type de My Own Private Idaho (version indé), de Prête à tout (versant studio) et de Milk (version indé-studio). Restless appartient à cette catégorie, du bon cinéma sur les gens, qui joue la carte d’une sensibilité casse-gueule, pas loin du gnan-gnan et de ce que les Américains appellent « corny ». Une histoire d’amour entre une fille malade en phase terminale et un garçon obsédé par la mort et le deuil, après avoir connu une Near Death Experience. GVS pointe parfois le bout de son nez mais on est bien chez Gus Van Sant, ça se voit au registre émotionnel, ça se voit aux acteurs qui sourient de face, en montrant leurs visages, ça s’entend aux balades fragiles de la bande-son (Fairest of the Seasons de Nico pour finir) et aux idées poétiques (l’idée folle du « discours muet » à la fin du film), ça se constate aussi au choix de traiter son sujet – aimer quelqu’un qui est en train de mourir, est-ce aimer la vie ou la mort ? Est-ce aimer l’autre ou s’aimer soi-même ? – plutôt que de l’éluder au profit de gimmicks art contemporain.

Alors on dira que c’est un joli petit film. On dira qu’en compétition, il aurait sans doute été négligé, jugé sans relief comparé à ses films les plus pointus. C’est là la seule faille théorique de ce coup de programmation, la façon dont il accrédite l’idée commune selon laquelle il y aurait d’un côté les films qui visent « la grande Forme » et de l’autre, les films en petite forme. Un point de vue finalement académique, que ce « joli petit film » écarte d’un sourire, par sa grâce tranquille.

Léonard Haddad

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