CHÉRIE, J’AI RÉTRÉCI L’ECOSSE !

Paru dans le Hors-Série Littérature de Technikart – 04/03/2008

Nessie, châteaux hantés, mecs en kilt ? Non, l’Ecosse, c’est le Tartan noir, des écrivains soudés et des romans du feu de Dieu. «Technikart» vous emmène là où ça se passe.

De l’Ecosse, on garde trop souvent l’image des vieux châteaux brumeux et de Nessie, quand ce n’est pas Mel Gibson peinturluré et courant en kilt dans Braveheart. La littérature écossaise a longtemps souffert du même problème, qu’on pourrait baptiser « syndrome Ivanhoé » : beaucoup de folklore, peu de modernité. La faute à ces satanés Anglais (toujours eux) qui ont conquis et endormi le pays il y a quatre cents ans. Mais si nos amis des Highlands continuent de se prendre régulièrement des tatanes au rugby, il en est tout autrement du point de vue littéraire. D’Edimbourg, capitale historique du royaume, à Glasgow, immense cité ouvrière en fusion, le pays bout d’une activité éditoriale jamais vue de ce côté-là de la Manche. En quelques années, il s’est imposé comme l’une des nouvelles et plus fidèles places fortes de la littérature européenne. De quoi foutre la pâtée aux abonnés du premier étage du Flore…

«QU’EST-CE QUI NOUS REND DIFFÉRENTS DES ANGLAIS ?»
Le terme « pays » est sans doute un abus de langage, puisque l’Ecosse n’est même pas indépendante. Mais à défaut d’être une nation, elle possède une identité, une langue et, surtout, un accent. Ce dernier sonnant résolument russe, on n’est pas franchement étonné quand le romancier Ron Butlin va chercher les racines de la « scot’ lit’ » chez celle des tsars. « Nous partageons avec Gogol and Co la même obsession pour le Bien et le Mal, la même tentation du démon, explique-t-il. Robert Louis Stevenson est très proche de Dostoïevski, par exemple. » L’auteur de l’Ile au trésor, natif d’Edimbourg, revient souvent comme père de la littérature écossaise moderne. « Stevenson nous a apporté la dimension psychologique qui nous faisait défaut, confirme Louise Welsh. Puis Alasdair Gray nous a montré comment écrire sur l’Ecosse contemporaine. »
Le nom est lâché : Alasdair Gray. A 73 ans, l’écrivain continue de fasciner et d’inspirer la nouvelle génération. Et, pour beaucoup d’entre eux, la renaissance de la littérature écossaise débute avec la publication de Lanark, son grand roman postmoderne du début des années 80. « Gray a redonné confiance à toute une génération d’écrivains, confirme Ron Butlin. Avec lui, nous avons pris connaissance de notre propre culture. » La sortie de Lanark coïncide avec un moment important de l’histoire écossaise : le premier referendum pour l’autonomie politique et la création d’un parlement écossais. « Les deux ne se sont pas produits ensemble par accident, reconnaît le très populaire auteur de polars Ian Rankin. Après la défaite, les gens ont dû se poser la question : qu’est-ce qui nous rend différents des Anglais ? Les écrivains ont alors commencé à expliquer pourquoi ils se sentaient, en tant qu’Ecossais, différents des autres cultures. »

QUAND FRANZ FERDINAND JOUE LES PROFS
Dans Lanark, Alasdair Gray explique que Glasgow – et par extension l’Ecosse – doit exister dans l’imaginaire avant de se sentir tout à fait réelle. Charge aux écrivains de donner à la nation écossaise la culture dont elle a besoin. Pour Ian Rankin, l’entreprise fut d’autant plus aisée qu’elle se doublait alors d’une situation politique tendue avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. « C’était l’Antéchrist pour nous. Elle haïssait les Ecossais, qui le lui rendaient bien. Et cela a stimulé notre sentiment d’injustice, d’appartenance. Nous avions perdu politiquement mais nous pouvions encore nous battre en écrivant. Beaucoup de fanzines littéraires sont apparus, les universités ont ouvert des chaires de littérature écossaise, des petits éditeurs sont nés, comme Canongate. Il y a eu ainsi un intérêt grandissant pour les écrivains écossais. »
Le referendum gagné, en 1997, cette euphorie aurait pu se dégonfler comme une cornemuse. Mais la création du parlement a permis de lancer de nouvelles initiatives. « Le gouvernement écossais a accordé de plus grandes subventions aux politiques culturelles que Londres pouvait le faire, raconte Ian Rankin. Les écrivains ont commencé à rencontrer les musiciens, les sculpteurs, les peintres. Cela a fertilisé tous nos projets. » Le Festival du livre d’Edimbourg a ainsi accueilli, il y a deux ans, le groupe Franz Ferdinand pour donner des cours de songwriting.

UN OPÉRA AVEC CRAIG ARMSTRONG
L’an dernier, ils éditaient un album pop, Ballad of the Books, combo de différents écrivains et musiciens. Cette année, ils se lancent dans l’opéra en collaboration avec différents compositeurs. « Ça me rappelle mes jeunes années de poète, c’est amusant », plaide Ron Butlin. Idem pour Ian Rankin : « Je travaille avec Craig Armstrong. Or, ni lui ni moi n’avons jamais fait ça, ce sera peut-être un désastre. Mais l’expérience en vaut la peine. En tout cas, ça n’aurait jamais existé il y a quinze ans ! »
Preuve de ce renouveau, Edimbourg est devenue en 2003 la première Cité de la Littérature reconnue par l’UNESCO. « C’est une fierté tant pour l’héritage littéraire de la ville que pour les actions présentes, explique Frances Sutton, responsable du programme. Nous organisons le plus grand festival du monde, notre parlement est constellé de citations littéraires, nous distribuons des livres gratuits chaque année… Ce n’est pas rien ! » C’est en tout cas davantage qu’en Angleterre, selon Ron Butlin, un rien narquois. « Nous apportons de la fraîcheur à ce pays. A Londres, les seuls bons écrivains sont tous Indiens ou Caribéens… » Et si William Wallace tenait sa revanche ?

A LIRE: «APPARTENANCE» DE RON BUTLIN (STOCK), «HISTOIRES LIBRES» D’ALASDAIR GRAY, JAMES KELMAN ET AGNES OWENS (PASSAGE DU NORD-OUEST), «LES EMPREINTES DU DIABLE» DE JOHN BURNSIDE (MÉTAILIÉ), «PORNO» D’IRVINE WELSH (DIABLE VAUVERT).
JULIEN BISSON

ÉCRIVAINS ÉCOSSAIS CONTEMPORAINS, LE TOP 5
IAN RANKIN Le «King du Tartan noir», selon James Ellroy. Ce brillant auteur de 48 ans, traduit en vingt-deux langues, est devenu célébrissime en Ecosse pour sa série de polars centrés autour du détective John Rebus (voir interview).
A.L. KENNEDY Auteur de polars gothiques le jour, comédienne de stand-up la nuit, Alison Louise Kennedy, régulièrement primée dans les festivals, aime les mélanges improbables. Son «Paradis» (L’Olivier) a le goût du plus délicieux péché.
RON BUTLIN Ancien valet d’ambassade, modèle masculin et chanteur pop, Ron Butlin est entré tard en littérature, mais s’est bien rattrapé depuis, notamment avec «le Son de ma voix» (Quidam), œuvre saisissante sur l’alcoolisme.
LOUISE WELSH La nouvelle voix du Tartan noir a réussi, en à peine trois romans, à s’imposer comme l’un des plus prometteurs espoirs de la littérature scottish. Les amateurs de magie dévoreront son dernier polar, «le Tour maudit» (Métailié).
JOHN BURNSIDE Poète reconnu avant de devenir romancier, volontiers sombre et mystérieux, Burnside pourrait n’être qu’une caricature de l’écrivain écossais. Mais ses «Empreintes du diable» (Métailié) confirment un styliste hors pair.

«L’ECOSSE mériterait d’être indépendante»
Alasdair Gray est le grand bonhomme de la littérature écossaise. A 73 ans, l’auteur de «Lanark» sait encore se montrer facétieux. La preuve ici.
QU’EST-CE QUE L’ÉCOLE DE GLASGOW ?
« L’école de Glasgow », ça n’existe que pour les gens en dehors de Glasgow. Dans les années 60 et 70, quelques écrivains pas encore publiés se sont rencontrés, sont devenus amis, tout en restant davantage conscients de leurs différences que de ce qui les reliaient. Alors,quelques éditeurs d’Edimbourg ont fait paraître nos œuvres et les critiques de Londres ont commencé à s’en apercevoir.
COMMENT EST NÉ «LANARK» ?
Je n’étais qu’un Ecossais de son temps utilisant le matériau qui l’entourait. Je voulais écrire un livre amusant, avec toutes les astuces qui m’avaient plu dans les livres des autres.
QU’EST-CE QUI FAIT LA SPÉCIFICITÉ ÉCOSSAISE ?
Différentes géologies produisent différentes histoires. Les artistes écossais, et ils ne sont pas les seuls, doivent se battre pour leur identité et leur indépendance. Et je crois que l’Ecosse mériterait d’être indépendante de l’Angleterre, comme le Portugal de l’Espagne, ou l’Autriche de l’Allemagne.
L’ESSOR DU «CREATIVE WRITING» AIDE-T-IL À LA NAISSANCE D’UNE COMMUNAUTÉ D’ÉCRIVAINS EN ECOSSE ?
De 2001 à 2003, James Kelman, Tom Leonard et moi avons été nommés professeurs de « creative writing » à l’université de Glasgow – une nouvelle chaire, dans un département jusque-là limité à la littérature anglaise. L’expérience n’a certes pas duré car nous étions, semble-t-il, « trop prompts à la confrontation ». Malgré de bons résultats avec nos élèves, nous étions trop vieux pour nous occuper de problèmes politiques et avons démissionné. Mais j’ai pu constater que beaucoup de nos étudiants sont devenus amis et nos cours ont donc pu créer une communauté, quand bien même leurs profs auront été inadéquats !
ENTRETIEN J. BI.

EDIMBOURG, CAPITALE DE LA SCOT’ LIT’
Première Cité de la littérature de l’UNESCO, la ville de Stevenson et Conan Doyle regorge de bien des secrets. Voici cinq spots pour découvrir l’Edimbourg littéraire.
SCOTT MONUMENT
Visible depuis tout Edimbourg, cet imposant monument, dans le plus pur style victorien, a été édifié en 1844 en hommage à Sir Walter Scott, douze ans à peine après sa mort. S’élevant à plus de soixante mètres de haut, il abrite en son sein une statue géante de l’écrivain. Si le tout peut paraître légèrement pompeux, on se consolera avec la superbe vue de la ville, en haut des 287 marches.
PRINCES STREET GARDENS.
OXFORD BAR
Il y a tant de pubs dotés d’un riche passé littéraire à Edimbourg que sont désormais organisés des Literary Pub Tour pour sillonner la ville sans oublier de lever le coude. Notre préféré reste l’Oxford Bar, repaire de Ian Rankin et de son détective John Rebus, un troquet à l’ancienne, aussi rustique et mystérieux que ses clients. L’endroit parfait pour apprécier une bonne «stout».
8 YOUNG STREET.
LE STORYTELLING CENTRE
Situé dans la Old Town, au cœur du Royal Mile (le Saint-Germain-des-Prés local), le Storytelling Centre abrite un théâtre, un centre d’expo, un musée et un café dédiés à la tradition orale écossaise. A quelques pas de là, se situe le Scottish Book Trust, l’agence nationale pour la promotion de la littérature en Ecosse. Le bon coin pour rencontrer éditeurs et écrivains.
43 HIGH STREET.
CHARLOTTE SQUARE
Jardin élégant au cœur de la New Town la majeure partie de l’année, Charlotte Square s’anime en août à l’occasion du très attendu Festival du livre d’Edimbourg: 650 auteurs et plus de 200 000 visiteurs viennent envahir ses pelouses pour plus de 700 événements. Le prochain festival aura lieu du 9 au 25 août.
LEITH
Il y a encore quelques années, cette banlieue portuaire n’était qu’un quartier junkie et mal famé. Mais depuis qu’Irvine Welsh, régional de l’étape, en a fait le cadre de son «Trainspotting», Leith a bien changé. Les docks ont été fermés, le quartier nettoyé et ses nombreux bars branchés accueillent désormais une population résolument bobo. A priori, pas d’héroïne au programme des Trainspotting Tours…
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«EDIMBOURG c’est Docteur Jekyll et Mister Hyde»
Ancien punk nationaliste devenu pape du Tartan noir (le thriller écossais), Ian Rankin est resté fidèle à Edimbourg. Il reçoit au comptoir de l’Oxford Bar, une pinte de brune à la main.
COMMENT EST NÉE LA SÉRIE DES JOHN REBUS ?
Par hasard. A 25 ans, je me préparais à être professeur de littérature, et à écrire LE grand roman écossais, quand je me suis lancé dans une petite histoire sur ce détective, John Rebus. Un copain m’a dit que, certes, je ne récolterai peut-être pas beaucoup de lauriers avec ça, mais que j’aurai au moins un peu de monnaie. Il avait raison ! Et puis, à la fin des années 80, personne n’écrivait sur l’Edimbourg moderne. Alasdair Gray ou James Kelman avaient déjà lancé un mouvement, mais ils écrivaient sur Glasgow. J’ai donc voulu, à travers mes livres, expliquer la ville, à moi-même et aux autres.
CONAN DOYLE, STEVENSON, ET MAINTENANT RANKIN: POURQUOI EDIMBOURG ATTIRE-T-ELLE TANT LE POLAR ?
Il y a une tradition ici, de James Hogg à Muriel Spark, du thriller psychologique, notamment autour de la question de la dualité, du Bien et du Mal. Je crois que c’est en partie dû à l’organisation de la ville. La New Town est un construit rationnel, un produit des Lumières, tout en formes géométriques, alors que la Old Town est un labyrinthe chaotique de bâtiments construits n’importe comment. Pas étonnant que ça ait inspiré Stevenson : il avait beau être né dans la New Town bourgeoise, il était très attiré par la Old Town, il faisait le mur pour rejoindre les pubs, s’asseoir au milieu des poètes, des brigands, des prostituées… Edimbourg, c’est Docteur Jekyll et Mister Hyde.
LE POLAR ÉTAIT-IL LE GENRE LE PLUS ADAPTÉ ?
Les touristes qui venaient à Edimbourg n’y voyaient qu’une ville musée, ancrée dans le passé et le folklore. Mais rien sur le pays contemporain, ses problèmes politiques et culturels… J’ai rapidement compris que le polar me permettait, mieux que tout autre genre, d’évoquer ces questions. Et je crois que les lecteurs y sont sensibles. Quand les premiers Rebus sont sortis, beaucoup pensaient qu’ils allaient faire fuir le touriste, parce qu’ils donnaient une image inquiétante d’Edimbourg. Mais aujourd’hui, les gens viennent ici spécialement pour découvrir la ville de Rebus !
VOUS AVEZ TOUJOURS ÉTÉ UN NATIONALISTE CONVAINCU. L’ESSOR DE LA LITTÉRATURE ÉCOSSAISE VOUS RÉCONCILIE-T-ELLE AVEC L’ANGLETERRE ?
Au contraire. L’Angleterre commence à être gênée par cette nouvelle puissance écossaise. Cela crée de la colère et de la frustration entre les deux pays.Tout peut changer aujourd’hui : les Ecossais veulent davantage de liberté, et les conservateurs anglais savent que sans députés écossais, il n’y a plus de gauche dans le Royaume. A ce rythme, l’Ecosse pourrait être indépendante d’ici dix ou vingt ans…
ENTRETIEN J. BI.

IAN RANKIN, LA LIFE
1960_Naissance dans le Fife.
1982_Etudes de littérature à l’université d’Edimbourg.
1987_Parution de «l’Etrangleur d’Edimbourg», premier volume de la série des John Rebus.
1997_Primé par la Crime Writers Association pour «l’Ombre du tueur».
2007_Avec «Exit Music», il annonce la retraite de Rebus. Mais peut-être pas sa fin…