Commencement du domaine de la lutte

Jérémie Lefebvre a monté un site syndical dans une grosse boîte de jeux vidéo. Résultat : un miniscandale et des patrons bien embarrassés. Il raconte cette histoire dans un roman bien décapant qui décortique l’enfer au quotidien des « entreprises branchées ».

Mi-roman, mi-document, la Société de consolation retrace une affaire qui avait beaucoup fait parler d’elle il y a deux ans : l’apparition au sein d’Ubi-Soft, compagnie française de jeux vidéo, d’un site syndical « terroriste », virtuel et anonyme, qui dénonçait les abus dont étaient victimes les employés de cette entreprise jeune et sympa (26 ans d’âge moyen) : absence de syndicats, heures sup’ non-payées, stress permanent, licenciements abusifs, condescendance des dirigeants… Nommé Ubi-Free, le site agit comme un vrai virus, provoquant un bug sans nom dans la société et de nombreux articles dans la presse.
Le livre de Jérémie Lefebvre n’a rien d’un simple document, aussi passionnant soit-il. Il est construit comme un vrai roman, une comédie humaine qui prendrait pour décor l’entreprise moderne d’aujourd’hui. Rien à voir avec l’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, qui montrait l’entreprise comme un monstre gris, froid et intemporel. La Société de consolation se situe à hauteur d’i-Mac, défaisant brin par brin la vie à l’époque du e-mail. Il décrit avec luxe détails les discussions sur la soirée « spécial clips des années 80 » diffusée la veille sur M6, la bataille pour obtenir une place gratuite pour le concert de Cake, la graphiste qui déprime parce qu’elle n’arrive pas à faire des « logos assez laids et funs »… Toutes choses qui, loin d’être anecdotiques, dressent le portrait d’une génération cynique et immature, gâchée par le second degré, la télé et le stress. Tantôt hilarant, tantôt sombre et poétique, ]a Société de consolation est le récit d’une prise de conscience au sein d’un univers où le décervelage est tel que les esclaves croient être libres.
On pourrait presque parler à son sujet de « littérature sociale » si le terme n’était si déprécié depuis les années 50, synonyme de pavé lourd et indigeste. Pourtant, à l’heure où le journalisme ne fait plus son travail, il nous semble urgent que des romans soient capables de voir et de décrire nos vies actuelles, détaillant par le menu notre soi-disant liberté pour mieux en montrer l’aliénation. Ce livre est une vraie consolation.

 

Jérémie Lefebvre, quel est la part d’autobiographie dans votre roman ?
Rien n’est inventé, tout est vrai à 99%. J’ai raconté mon expérience à Ubi-Soft, une compagnie de jeux vidéos qui a des filiales partout dans le monde. Le lieu du siège (à Montreuil), la taille de la boîte (plus de mille personnes dans le monde), la moyenne d’âge (26 ans), tout est à peu près identique, sauf que ce ne sont pas deux frères mais cinq qui la dirigent dans la réalité. Et J’ai transformé le nom en Cardinal Multimédia. J’y ai travaillé pendant deux ans de 1997 à 1999 en tant qu’animateur en 3D sur jeux vidéo.

Comment l’affaire Ubi-Soft a-t elle démarré ?
C’est à la suite d’un article complaisant dans Libération. Une journaliste était venue et avait rédigé un article euphorique sur Ubi-Soft dans le genre : « A Montreuil, il y a une bande de jeunes qui se fendent la gueule », ce qui ne correspondait pas vraiment à la réalité de l’endroit. J’ai eu envie de réagir. Je suis allé la voir et elle m’a dit qu’elle allait faire une contre-enquête. Au passage, elle m’a suggéré de créer un syndicat. C’est ce qui m’a donné l’idée de monter le site Ubi-Free.

Comment expliquez-vous que «Libération» n’ait pas été plus vigilant ?
J’ai compris en m’y rendant. Ils sont tellement speed qu’ils n’ont pas le temps de vérifier l’information. Et puis il y a une sorte d’enthousiasme hystérique autour des entreprises « jeunes ». Beaucoup de journalistes que j’ai rencontrés ne voulaient pas en démordre, ils me disaient : « Mais vous ne trouvez pas ça complètement génial ce que vous vivez ? »

 

« Les patrons ont commencé à expliquer aux employés qu’on ne pourrait plus travailler s’il y avait des syndicats, que la confiance était rompue. »

 

Comment s’est passé la construction du site Ubi-Free ?
Nous étions très peu pour le monter, six en tout, dont quatre anciens cadres de la boîte, qui étaient partis dans les mois précédents et qui étaient au courant d’un certain nombre de choses. Le site a mis un foutoir pas possible dans l’entreprise, les gens ne parlaient plus que de ça, la presse s’est jetée sur le sujet, les patrons faisaient la gueule, cherchaient qui était derrière Ubi-Free. Nous, on faisait semblant de rien. C’était une double vie pendant six mois.

Est-ce que les choses ont changé à Ubi-Soft…
Je ne sais pas très bien puisque je suis parti avant la fermeture du site. Certains disent que oui, d’autres que non. Aujourd’hui, je ne connais plus personne là-bas. La fille avec qui j’avais fait Ubi-Free a fait une dépression. Et puis elle est partie.

La fin de votre livre est très pessimiste. Le site semble n’avoir servi à rien…
C’est comme ça que ça s’est passé. Après le scandale d’Ubi-Free, iI y a eu des élections du personnel mais personne ne s’est présenté. Les patrons ont réuni les employés et leur ont expliqué qu’on ne pourrait plus travailler s’il y avait des syndicats, que la confiance était rompue, qu’ils seraient sans doute obligés de délocaliser, etc. C’était du chantage total, le tout sur un ton très paternaliste. Tout le monde est resté totalement passif.

Pourquoi avoir choisi la forme du roman plutôt que celle du document ?
Cela fait longtemps que j’ai le désir d’écrire. J’ai essayé de construire comme un roman une expérience vécue. Je me disais que ce serait plus attractif pour les gens de ce milieu-là. J’avais cette idée en tête : « II faut que les gens sachent », comme si j’étais rescapé d’un endroit abominable. Pendant tout le temps que j’étais là-bas, je n’ai jamais compris comment on pouvait souhaiter faire partie de cet univers. Moi, j’étais rentré dans cette boîte parce que j’avais cinq briques de dettes. Les gens avaient 25 ans mais c’est comme si on était dans une maison de retraite.

Que faites-vous aujourd’hui ?
J’ai repris une activité de dessinateur d’animation. Je fais des CD-Rom pour enfants, je dessine des petits lapins qui sautillent.

 

Entretien Patrick Williams


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