CRAIG DAVIDSON – “JE REGRETTE D’AVOIR PRIS DES STEROÏDES !”

Paru dans le Hors-Série Littérature de Technikart – 04/03/2008

L’entretien-confession de Craig Davidson à la championne du monde de boxe Aya Cissoko.

Des romans de boxeau sens large, on en a lu beaucoup, et pas que des bons. C’est alors qu’on reçoit le premier roman du canadien Craig Davidson, dont on avait beaucoup aimé le recueil de nouvelles « un goût de rouille et d’os ». Choc : « Juste être un homme » (voir critique page 68) nous saisit comme un uppercut qu’on avait pas vu venir. A travers les destins croisés d’un fils à papa -Paul- trouvant dans la douleur une raison de vivre et un gosse -Rob- en lequel sa famille place tous ses espoirs, l’écrivain canadien fait son « Fight Club » au sens littéral du terme. On se bastonne ici pour exister, et peut-être réussir à en finir avec cette image du père qui vous pèse. Pour évoquer cette révélation littéraire, il fallait une rencontre forte. Quelqu’un dont la puissance du jeu vaut celle des mots de l’auteur. Nous avons donc décider de confier l’interview de Craig Davidson à une vraie championne, à la fois sensible et avec un punch hors du commun : Aya Cissoko. Championne du monde de boxe anglaise 2006 (entre autres titres), elle a aimé ce roman brut mais pas si brutal (encore que …), et a accepté de prendre les gants pour parler avec l’auteur du sport, de la peur, de puissance et de littérature. Premier round.

 

QU’EST-CE QUE ÇA VEUT DIRE «JUSTE ÊTRE UN HOMME» ?
Les critères varient selon les générations et les pays – même s’il y a des similarités. La plupart du temps,c’est une épreuve de force – ou, plus exactement, ça DOIT l’être. Au Canada, nos pères vivent des existences difficiles, gagnent de l’argent mais travaillent beaucoup. Ils souhaitent alors protéger leurs enfants en amassant les richesses. Ils nous achètent de la sécurité, du bonheur. Mon souci est le suivant : ce qu’ils ont enduré les a rendus forts. Or, si nous sommes privés de cette expérience à cause de leur protection, comment deviendrons-nous aussi forts qu’eux ? En Amérique, certains de mes lecteurs m’ont dit que je n’avais rien compris à la vie. Être un homme, à leurs yeux, signifiait être responsable. Pour être un bon mari, un bon père de famille – que sais-je encore ? C’est vrai que je n’évoque guère tout ça dans mon roman. J’aurais peut-être dû, mais j’avais 29-30 ans quand j’ai écrit « Juste être un homme ». J’avais encore beaucoup de choses à apprendre de la vie – et ça n’a pas changé.

VOTRE ROMAN EST TRÈS MASCULIN, QUAND MÊME…
Je dois bien reconnaître qu’il n’y a guère de filles dans celui-ci… Je l’admets d’autant plus volontiers que, comme la plupart des écrivains, il y a des choses que je fais plutôt bien et d’autres que, pour être poli, j’ai besoin de bosser… Comprendre le sexe dit « faible » est un des défis auxquels je vais devoir me coller. Je pige à peu près le fonctionnement des hommes, en particulier ceux de ma génération – et encore… Dans ma vie, les filles, je n’arrive pas à les cerner. C’est ce qui les rend si passionnantes, mais je n’arrive pas à me mettre dans leurs têtes…

POURQUOI AVEZ-VOUS DÉCIDÉ D’ÉCRIRE CETTE HISTOIRE ?
Parce que je ne parvenais pas à comprendre ma vie, ce que je voulais faire, où j’allais. J’étais furieux, sans raison valable et assez malheureux. Vous savez quoi ? J’avais des parents qui m’aimaient, des amis, un joli succès d’estime, de nombreuses personnes me faisaient part de leur admiration – « un auteur doué, si jeune, bla bla… » – et, pourtant, rien ne me rendait vraiment heureux. Cercle vicieux, ce constat de mal-être n’arrangeait pas mon état. « Juste être un homme » a été écrit à ce moment-là : c’est le texte d’un type qui cherche le bonheur.

ALORS, POUR VOUS, «JUSTE ÊTRE UN HOMME», C’EST UNE SORTE DE VOYAGE INITIATIQUE ?
C’est un roman sur le vieillissement et l’expérience, qui va forcément de pair avec une forme de souffrance. Mes deux personnages principaux cherchent, tout simplement, un moyen de se comprendre eux-mêmes. Est-ce que ce n’est pas ce que nous faisons tous, en permanence ?

QUAND QUELQU’UN PERD LA SENSATION DE PEUR, QU’EST-CE QUI PEUT LUI ARRIVER ?
Cette personne devient alors plus dangereuse qu’elle n’était. Pour elle-même, pour sa famille et ses proches. Un tel individu ne pense plus qu’à lui-même, à la satisfaction de ses propres désirs, etc. Dans le cas de Paul, il est tellement hanté par la peur qu’elle va le mener aux lisières de la folie. Il est bien plus sain de trouver le juste respect pour le danger sans pour autant vous faire du mal. Là encore, tout dépend de votre situation, à ce moment-là, dans votre vie : par exemple, je n’aurais pas fait certaines choses – pris des stéroïdes, entre autres – si j’avais eu une famille, une femme, un enfant. Oui, c’est sûr, je n’aurais pas fait ça. Et je le regrette, aujourd’hui.

ON VOUS A DÉCOUVERT AVEC LE RECUEIL DE NOUVELLES «UN GOÛT DE ROUILLE ET D’OS». ABORDE-T-ON L’ÉCRITURE D’UN ROMAN DE MANIÈRE DIFFÉRENTE ?
Je ne suis pas sûr. Certains auteurs sont bons dans la nouvelle, d’autres dans le roman – ou nulle part –, et une petite minorité réussit à exceller dans les deux. Quelqu’un comme Clive Barker – allez, j’ose… – me semble brillant dans toutes les formes littéraires, dans la peinture, la sculpture, le cinéma – et il est certainement balèze dans la construction de bateaux miniatures, vous savez, ceux qu’on met dans les bouteilles, et pour jouer les funambules, et tout, et tout, et tout… C’est juste une question de talent. Moi, je ne suis même pas fichu de peindre ma maison, alors…

QUAND VOUS ÊTES SPORTIF, VOUS ÊTES LE MEILLEUR SI VOUS RESPECTEZ LES RÈGLES. DANS VOTRE LIVRE, AVEZ-VOUS LE SENTIMENT QUE VOS PERSONNAGES SONT DES «GAGNANTS» ?
Ils gagnent leur liberté. Ils se sacrifient eux-mêmes, leurs corps, et, en récompense, ils remportent la possibilité de tracer leur propre chemin. Ce n’est pas forcément le bon, ou celui qu’ils auraient choisi, mais le simple fait de pouvoir décider – ils se sont sacrifiés pour avoir le choix – représente, pour moi, quelque chose d’important.

AVEZ-VOUS ENVIE DE RÉHABILITER LA BOXE DITE «CLASSIQUE», AU MOMENT OÙ LE «COMBAT LIBRE» DEVIENT DE PLUS EN PLUS EN VOGUE ?
Je pense que la boxe, en tant que sport, est quelque chose de toujours formidable. Le problème – tout du moins, en Amérique –, ce sont tous les parasites comme ce boulet de Don King, le célèbre promoteur bien connu pour ses escroqueries. C’est aussi sûrement le sport le plus corrompu aux Etats-Unis, et tout le monde fait avec. « Oh, c’est de la boxe. Ça a toujours été tenu par la mafia, alors… » Voilà ce que pensent encore un paquet de gens…

C’EST DIFFICILE DE TROUVER SA PLACE ALORS, DANS UN MONDE DÉNUÉ DE MORALE ?
Pour la plupart d’entre nous, oui, c’est une évidence. D’autres, comme Don King, fonctionnent mieux dans un cloaque sans déontologie. A chacun son truc…

LE FILM «MILLION DOLLAR BABY» A PERMIS À UN LARGE PUBLIC DE DÉCOUVRIR LA BOXE FÉMININE. IL FAUT RAPPELER QU’IL S’AGIT D’ABORD D’UN MERVEILLEUX ROMAN DE F.X. TOOLE, GRAND NOM DE LA LITTÉRATURE DE BOXE. EST-CE UN AUTEUR QUE VOUS APPRÉCIEZ ?
Oui, c’est un très grand écrivain. Je regrette qu’il n’ait pas eu plus de succès de son vivant. J’adore également un type comme Thom Jones, et je souhaiterais qu’il écrive davantage.

ET QU’EST-CE QUE VOUS PENSEZ DES PERFORMANCES DES BOXEUSES, EN CE MOMENT ?
Quand je me préparais pour un match promotionnel lors de la sortie canadienne de « Juste être un homme », je vivais dans l’Iowa et je m’entraînais avec Emily Klinefelter et sa sœur Katie, qui pesaient toutes les deux plus que moi – et toutes deux m’ont foutu une raclée dont je me souviendrai toute ma vie ! Je peux donc affirmer, en toute bonne foi, au vu de ma modeste expérience, que les boxeuses peuvent être très fortes…

QUEL SERA LE SUJET DE VOTRE PROCHAIN LIVRE ?
Je reviens aux nouvelles. Mais, cette fois-ci, elles auront un lien entre elles. J’adore l’idée de pouvoir faire revenir des personnages d’une histoire à l’autre, quand j’ai le sentiment de ne pas en avoir fini avec lui.

LE TITRE ORIGINAL DE «JUSTE ÊTRE UN HOMME», C’EST «THE FIGHTER». OR, C’EST ÉGALEMENT L’INTITULÉ DU PROCHAIN FILM DE DARREN ARONOFSKY QUI, IRONIE DE L’HISTOIRE, TRAITE EGALEMENT DE LA BOXE… IL Y A DE QUOI PÉTER LES PLOMBS, NON ?
Aucune importance. J’ai entendu dire qu’Aronofsky allait évoquer Mickey Ward, le grand boxeur de Lowell, Massachusetts. Il est connu pour sa « trilogie » de combats avec Arturo « Thinder » Gatti. Ward et Gatti étaient des sanguinaires. Pas forcément les types les plus talentueux au monde, mais ils mettaient tant du cœur à l’ouvrage. J’ai adoré « Pi » d’Aronovsky et j’espère que le résultat sera à la hauteur des attentes. Sinon, je lui en fous une (rires) !

PROPOS RECUEILLIS PAR AYA CISSOKO (AVEC BAPTISTE LIGER)

MISE AUX POINGS
Pourquoi la boxe produit-elle autant de chefs-d’œuvre ? Pourquoi les boxeurs font-ils de bons plumitifs ? Le poing sur la vraie littérature de combat contemporaine.
« In the clearing stands a boxer and a fighter by his trade,
And he carries the reminders of every glove that laid him down,
Or cut him til he cried out in his anger and his shame,
I am leaving, I am leaving.
But the fighter still remains.
»

Paul Simon a tout dit dans son sublime tube « Boxer » (écoutez la version d’Emmylou Harris et pleurez). L’attitude et les cicatrices, la solitude et la résistance, la rage, la honte et le KO. Et l’obsession de ne pas tomber… Dans son bouquin écorché vif, Craig Davidson le rappelle : si les jabs font autant fantasmer les écrivains, c’est d’abord parce que plus qu’un sport, le noble art est une allégorie fastoche qui permet de brasser tous les thèmes de l’humanité. La guerre, la violence, l’héroïsme, la souffrance, la douleur, la pauvreté, le tout sur un carré de 5 m x 5 m qui fait office de tube à essai. Pop et fantasmatique. C’est ce qui explique sans doute que la boxe soit le seul sport à avoir autant inspiré la littérature. Cherchez bien : même si le foot est un sérieux rival, essayez de citer un (bon) bouquin sur le golf, le rugby, le tennis ou le vélo (même si, bon, les mémoires de Virenque, c’est marrant…) ? Maintenant, si on dit « boxe », vous répondez : Jack London, Arthur Conan Doyle, Hemingway, Mailer… La question à laquelle je dois répondre sous peine de me prendre une droite de mon chef de rubrique – un poids lourd – , c’est : pourquoi ? Pourquoi autant de bons livres et d’écrivains hallucinants ?
DE LA GLOIRE À L’OUBLI
D’abord parce qu’aucun sport n’a fait autant la part belle aux losers, passés de la gloire à l’oubli, du ghetto au gotha. Aucun sport n’a fourni autant de légende à la littérature. C’est Jack Johnson chroniqué par Jack London, mort dans un accident de la route après avoir été le premier black à conquérir un titre de champion du monde poids lourds ; c’est Sonny Liston, transcendé par Nick Tosches dans l’éblouissant « Night Train », mort de manière inexpliquée dans son appartement de Las Vegas ; c’est Mohammed Ali contre George Foreman dans l’inégalé « Combat du siècle » de Mailer ; c’est Larry Holmes humilié par le rouleau compresseur Mike Tyson lors d’un come-back foiré. Un bestiaire de héros fracassés, de légendes brisées qui sont autant de mythes prémâchés pour le plumitif. Ces histoires, ces destins, sont des tragédies parfaites qui disent la misère existentialiste du monde. Le seul problème, c’est que les écrivains behavioristes ou gonzo ont souvent eu tendance à idéaliser le sport, à projeter leur fantasmes sur le ring… Ce dont Mailer le premier abusera.
Le vrai pouvoir de fascination de ce sport, c’est sa dangerosité et sa violence viscérale. Contrairement aux autres sports, on ne « joue » pas à la boxe ; on ne dépend plus d’artifices (raquettes ou balles). On vit la boxe. « Au-delà du geste, au-delà des personnages, raconte l’écrivain Patrice Lelorain, mon attachement à la boxe tient à ce qu’elle demeure un espace de vérité. Là où les autres sports populaires se sont perdus, la boxe, un peu plus confuse, un peu plus vulgaire, à l’image du monde, finit toujours en maîtresse subjuguée du destin. » Jusque dans les années 70, les écrivains (Hemingway, Hammett, Mailer) avaient tendance à utiliser cette discipline comme un artefact.
DU TRAVAIL D’ÉCRITURE SANS TRICHE
La boxe ? Un sport pratiqué par des artistes ou des philosophes. Les littéraires y balançaient leur inconscient esthétisant. Or, malgré tout, il s’agit d’un univers dont les écrivains sont à des années lumière, socialement. La boxe est pour eux l’antithèse de ce qu’ils sont : le blanc et le noir, le haut et le bas, celui qui écrit et celui qui cogne… Pas étonnant si, récemment ,les plus grands livres écrits sur le sujet l’ont été par d’anciens boxeurs, comme « La Brûlure des Cordes » de F.X.Toole, ou si les bad guys de la littérature (Ellroy ou Tosches en tête) se plaisent à mettre en scène ce sport de manière viscérale et anti-intellectuelle. Le message ? On ne triche pas en boxe ; et on ne devrait pas tricher avec la langue. La littérature de boxe est finalement devenue la vraie littérature de combat, aujourd’hui. Parce que les meilleurs romans qui se déroulent sur le ring sont ceux qui portent les coups sans détour et refusent l’esquive. Comme les bouquins de Toole, de Craig Davidson ou de McIlvaney. Pas une once de graisse. Pas d’esquive. Du style. Du travail d’écriture sans triche : saut à la corde jusqu’à ce que le muscle se tende comme la corde d’un violon, shadowboxing pour affiner l’harmonie, sac de frappe pour la puissance, punching-ball pour les pizzicati. Histoire de revenir à cette vieille histoire de gladiateurs et à son aspect simplement dramatique…
GAEL GOLHEN

LA CRITIQUE : LORDS OF THE RING
Craig Davidson passe des nouvelles au roman mais garde sa force: la boxe en toile de fond et une écriture blanche. Quelques crochets narratifs, un direct stylistique, le lecteur est KO.
Paul et Rob n’ont pas grand chose en commun. Le premier est un jeune blanc de bonne famille promis à une belle carrière dans l’entreprise de papa, le second est un ado black issu d’un quartier et d’une famille modestes où l’on boxe de pères en fils pour survivre. Paul sera viticulteur, Rob boxeur. Pourtant les deux garçons partagent les mêmes difficultés: 1) ils cherchent à s’émanciper en fuyant le chemin tracé par leur père. 2) L’enjeu de cette lutte se matérialise dans la boxe. 3) Ils espèrent par sa pratique devenir (à leur manière) un homme, «Juste être un homme» – d’où le titre.
Deux hommes, deux philosophies. Pour Paul, le privilégié, la douleur physique est une découverte, mais devient vite une addiction qui sert de révélateur: il cherche ses limites. Un état d’esprit guerrier que Craig Davidson apparente à une quête spirituelle: «Dans certaines religions, c’était un péché, pour un homme, de mourir sans connaître le degré de souffrance qu’il était capable d’endurer.» Plus encore, il attend la douleur comme le jugement dernier, comme une expiation qui le lavera de tous ses torts notamment celui de ne pas suivre la voie choisie par son père. Rob, qui a un rapport au corps plus naturel, est aussi rongé par un fort sentiment de culpabilité. Culpabilité vis-à-vis de son père qui vit à travers lui une carrière par procuration (or Rob ne se voit pas boxeur au long terme). Culpabilité aussi quand il frappe un adversaire, lui qui, surdoué et noble dans la pratique du combat, accuse une empathie incompatible avec un sport de cette violence. «Juste être un homme» montre ce qu’il en coûte pour devenir adulte: repousser ses limites physiques est une chose, s’affranchir de sa famille en est une autre. Dans «Juste être un homme», Craig Davidson reprend ici la boxe, son thème de prédilection, comme ciment de ce roman initiatique aux faux airs de «Fight Club». Il trace surtout, entre des scènes de combat époustouflantes où les coups semblent être portés au lecteur, deux destins dont les trajectoires vont se rejoindre le temps d’un combat à la vie à la mort. Question de décompte final. Un, deux, trois…
«JUSTE ÊTRE UN HOMME» DE CRAIG DAVIDSON TRADUIT DE L’ANGLAIS (CANADA) PAR ANNE WICKE (248 P., ALBIN MICHEL, 19 €).
ETIENNE DUCROC

LITTERATURE DE BOXE: LE TOP FIVE DE CRAIG DAVIDSON
1_«Fat City» de Leonard Gardner (Christian Bourgois)
2_«The Professional» de W.C. Heinz (disponible en anglais chez Da Capo Press)
3_«Un homme dans la foule» de Budd Shulberg (Rivages)
4_«Chiens de Dieu» de Pinckney Benedict (Actes sud)
5_«La Brûlure des cordes» de F.X. Toole (Albin Michel)