Crevarland est-il le nouvel eldorado capitaliste ?

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Il y a ceux qui partent être traders à la City, startuppers à San Francisco, archis à Séoul… et les autres. Des bac+5 partis faire des « McJobs » à Hong Kong, être profs de plongée en Thaïlande ou bosser pour des centres d’appels à Athènes. Ces nouveaux fatalistes du marché du travail mondialisé ont-ils tout compris ?

Dans la municipalité de Távros, à Athènes, une poignée d’irréductibles diplômés français résiste, à sa manière. Au sein de ce quartier populaire se trouvent les locaux d’une société « d’externalisation de service » qui compte Sony parmi ses clients. Dans l’open space de ce centre d’appels, Français, Allemands et Grecs travaillent de concert à la préservation d’une bonne relation à distance entre la multinationale japonaise et son marché européen. Ponctué de sonneries de téléphone et du martèlement saccadé des doigts sur les claviers d’ordinateurs, le quotidien de cet espace de travail évoque le fourmillement d’une ruche polyglotte. « On a trois secondes maximum pour décrocher le combiné ! Sinon, on se fait réprimander » confie Mario d’un ton pince-sans-rire. Titulaire d’un Master en communication, le jeune homme de 24 ans travaille depuis six mois pour Teleperformance Hellas (surnommé « hélas », sans affection aucune, par ses employés). Son salaire ? 860 euros mensuels, un peu plus que le salaire minimum national. Autour de lui, une vingtaine d’expatriés « bleu-blanc-rouge » travaillent en vis-à-vis, face à leurs écrans d’ordinateur. Tous sont diplômés. La majeure partie d’entre eux détient un bac+5. Droit, histoire, cinéma, architecture, langues étrangères appliquées … Si les spécialités varient, les récits professionnels sont étrangement similaires. Malgré un Master en intelligence économique et stratégies compétitives, Tristan n’est jamais parvenu à décrocher un emploi dans sa branche en France. « J’ai pourtant fait ce que l’on m’a dit : des études. Je les ai d’ailleurs plutôt bien réussies. Mais le retour sur investissement promis n’était pas au rendez-vous. C’est frustrant, d’autant que je suis loin d’être le seul. Regardez autour de vous… » Après l’Australie et la Nouvelle-Zélande, Lucie a atterri en Grèce presque par hasard. Dotée d’un optimisme à toute épreuve, elle ne laisse rien atteindre son moral. « Il faut se confronter au monde et sortir de la routine, s’exclame, enjouée, la jeune femme, titulaire d’un Master en droit et sciences criminelles. S’il y a du boulot ailleurs, il faut foncer ! C’est toujours une expérience. »

« WITH PEOPLE, FOR PEOPLE »
Mario, plus mesuré, estime que l’ensemble de ses collègues cultive malgré tout une certaine amertume. « On fait ça parce qu’il n’y a pas mieux. » Après des essais succincts comme vendeur de croisières
et serveur à Malte, il n’a pas encore pris de décision ferme quant à la suite de son parcours. « Une chose est sûre : si je dois continuer à faire un boulot de merde, autant que ce soit à l’étranger. » Pendant son temps libre, le jeune homme explore le dédale des rues athéniennes, plonge dans les eaux céruléennes d’îles avoisinantes, se mêle au quotidien frémissant d’une population grecque en mutation. S’il n’est pas réfractaire à l’idée de retourner un jour à Paris, Mario évoque malgré tout la peur de se confronter à un marché du travail hostile. « En arrivant, il faudrait que je relance tous les gens avec lesquels j’ai travaillé. Et encore, ce n’est pas une garantie. Le chômage, c’est ce qui m’angoisse le plus. » Puis, narquois, il nous indique d’un signe de la tête une affiche placardée sur le mur d’entrée de l’entreprise, barrée du slogan « With people, for people » (« avec les gens, pour les gens »). « Heureusement qu’il nous reste l’humour… »
D’après le Bureau International du Travail, la France compte un taux de chômage des jeunes de près de 25%, contre 8% en Allemagne ou 12,5% au Danemark. À l’ombre de ces chiffres se dissimulent des
milliers d’étudiants inscrits dans des filières avec de faibles perspectives d’embauche, dont l’afflux cyclique ne cesse d’engorger le marché. Même Orelsan rapporte les symptômes de la crise dans son titre
« Plus rien ne m’étonne » : « Personne trouve de travail fixe même avec un bac+8/Mon livreur de pizza sait réparer des satellites » …

DES « TRAVAILLEURS POUBELLE »
Face à cette situation, nombre de diplômés songent sérieusement à l’expatriation. Selon un sondage IFOP, 27% d’entre eux envisagent une recherche d’emploi hors de l’Hexagone : un tiers est issu des grandes écoles et 45% du troisième cycle universitaire. « Je crois surtout que la rapidité moindre des carrières et une dose de pessimisme quant à l’avenir sont les vraies causes des départs définitifs, confirme Etienne Wasmer, économiste du travail et professeur à Sciences-Po. À nous de réformer notre régime de retraite pour inciter à rester ceux qui pensent qu’ils contribueraient au tonneau des Danaïdes. » « Ils veulent tous partir ! », ajoute Alba, enseignante du secondaire de l’Education Nationale. « J’ai de plus en plus d’élèves qui estiment qu’étudier ne sert plus à rien, à part à se faire plaisir. L’année dernière, trois d’entre eux avaient pris leurs billets pour l’Australie avant même d’avoir passé le bac. » Espagnole d’origine, la prof établit un parallèle entre le contexte actuel et celui de son pays natal après la dictature franquiste : génération après génération, les jeunes deviennent des trabajadores basura (« travailleurs poubelle »), interchangeables et malléables à volonté. Isa, Sévillane diplômée en traduction anglaise et française, estime la situation absurde. « C’est la loi du diplôme pour le diplôme. En fin de compte, tous les jeunes en ont un, mais sans travail à la clef. »
Maxime, diplômé d’une école privée à 6 800 euros l’année, travaille aujourd’hui dans une boîte de communication marketing sur le territoire maltais. Réaliste, le jeune homme de 24 ans dénonce un marché du travail mis à mal par les fluctuations de la sphère financière, le piston et le réseautage social : « Si l’on n’a aucun contact, trouver du travail correctement payé dans sa branche, c’est mission impossible ! lors mieux vaut être serveur sur une plage au Cambodge qu’hôte d’accueil dans une tour de la Défense en attendant de trouver une offre correspondant à ses études… » L’Asie demeure en effet une destination des plus prisées. Les plages paradisiaques de Thaïlande, les forêts subtropicales du Laos, les paysages volcaniques époustouflants d’Indonésie… Le territoire fascine et attise les fantasmes de tous les enfants de la grisaille. De plus en plus de petits commerces francophones y ouvrent leurs portes, dans le creux d’une crique ou à l’entrée d’un spot de surfeurs. Au menu de ces mini bouis-bouis ? Baguette, vin et camembert ! Tous les voyageurs aguerris le confirment : à l’étranger, ce qui manque aux Français, c’est la nourriture…
Vendeuse à Londres chez Moleskine puis Harrods, Noémie a également porté son choix sur une école onéreuse. Après avoir décroché un diplôme en médiation culturelle à l’EAC, une école d’art, elle a réalisé deux stages de six mois sans être embauchée. « On est complètement bloqués !, s’insurge-t-elle. Dans d’autres pays, notamment l’Angleterre, les diplômes sont un simple bagage. Il est bien plus facile d’évoluer, il suffit d’être bosseur. Ici, j’ai rencontré plein de gens qui ont fait en deux ans ce qui leur en aurait pris dix s’ils étaient restés en France. »
D’autres jeunes Français, désabusés dès le collège, font plus rapidement le choix d’un mode de vie alternatif. Jules, né dans une municipalité bourgeoise du 92 de parents aisés, brillant en classe, a refusé de se retrouver dans la situation des diplômés sans boulot. « Nous sommes la génération de la désillusion ! On nous a toujours vendu un avenir semblable à celui de nos parents, mais la réalité a vite pointé le bout de son nez. À moins de collectionner les diplômes, et encore, croire qu’il nous est possible d’atteindre le même niveau de vie que celui de nos pères et de nos mères est un fantasme. » Jules rejette le métro-boulot-dodo des sociétés urbaines individualistes. Nouveau hippie, il fait ses courses dans des potagers collectifs, s’inscrit aux mutuelles d’abonnement de transports en commun, pratique covoiturage et couch surfing… Convaincu de ne pas pouvoir s’épanouir humainement dans un travail qui ne lui correspond pas, il fait contre mauvaise fortune bon coeur : les petits boulots ne sont qu’une parenthèse de son existence. « Il y a plus de gens dans mon cas qu’on ne le croit. J’ai notamment une amie, anciennement major de promo dans son Master de socio, qui vit aujourd’hui en Ardèche et produit de la sève de bouleau ! »

L’EFFET PAPILLON
Coauteur avec Pierre-Henri Bono de l’étude Y a-t-il un exode des qualifiés français ? Quels sont les chiffres de l’émigration ?, Etienne Wasmer pointe l’inexistence d’une base de données recensant de manière continue et exhaustive la présence française à l’étranger. Les consulats recensent les ressortissants qui en émettent le souhait mais ces chiffres sous-évaluent notoirement la présence française à l’étranger en excluant les personnes ne voulant plus entretenir de rapports avec leur pays d’origine et ceux ayant changé de nationalité. « Dans un monde ouvert, il faut attirer les plus qualifiés, faire revenir ceux des Français qui ont accumulé une expérience de grande valeur à l’étranger, et considérer ces périodes professionnelles comme une opportunité positive et non plus un échec. » Selon Wasmer, « le système social français et certains réflexes de crainte ou de défense d’intérêts corporatistes expliquent que ceux que le système pénalise partent tenter leur chance ailleurs ».
« J’ai un scoop pour toutes ces personnes bien pensantes : il est loin le temps où avoir fait des études conduit à un emploi de rêve, écrit Anna Sam dans son best-seller Les Tribulations d’une caissière. Aujourd’hui, les diplômés universitaires occupent aussi bien souvent des petits boulots. » Moralité : s’il faut vraiment faire office de potiche surdiplômée pour gagner sa ration de pain sec et d’eau, autant que ce soit en Thaïlande, au Pérou ou au Népal. Mario, notre télémarketeur par dépit, l’illustre mieux que personne en empruntant ce refrain à la culture populaire française : « la misère est moins pénible au soleil ».

EMMA MARTIN


Technikart #196

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