Des infaux toutes fraîches

Legorafi.fr, Bilboquet-magazine.fr, veuxjideo.com, darons.net : depuis quelques semaines, les sites d’infaux potaches poussent comme des champignons. Une manière d’égratigner les travers des grands médias ou de se payer une tranche de LOL à peu de frais au bureau ou après un rendez-vous chez Pôle Emploi ? Un peu des deux. Et plus encore.

Le mois dernier, mon fil d’actualité Facebook se fractionnait, grosso modo, de la manière suivante : 40% de versions fake de « Get Lucky » de Daft Punk, 33% d’articles relayant des agressions homophobes, 6% évoquant sérieusement l’affaire Cahuzac et 21% d’articles absurdes frappés du sceau Le Gorafi.fr. « Boston : Le FBI confirme la piste du  »bon gros fils de pute » », « Portrait : Benoît, le fameux  »ami noir » de tous les racistes » ou encore « Jérôme Cahuzac  »écoeuré » par les mensonges à répétition du grand rabbin Gilles Bernheim », tels sont les sujets fendards laissés de côté par i>Télé ou BFM et sur lesquels les journalistes du Gorafi.fr, qui préfèrent rester anonymes – « on s’en fiche de savoir qui écrit comme il n’est pas important de savoir que tel marionnettiste des Guignols habite à Juvisy. » nous explique-t-on-, se font un plaisir d’enquêter. À mi-chemin entre le hoax et le pastiche, avec une bonne grosse dose de LOL, Le Gorafi.fr « se pose en vrai média, dixit Basile Sangène, journaliste du site. On ne désinforme pas, on joue avec l’info’. On fonctionne comme une rédaction avec des réunions, soit sur Skype, soit en vrai. Surtout, comme les autres médias, on traite l’actu’ chaude. Par exemple, pour l’attentat de Boston, on a fait une réunion le jour même. » Avec plus de 900 000 visites pour le mois de mars, 20 000 followers et près de 30 000 fans Facebook, la recette fait florès et a donné des idées à des épigones de l’absurde non pas moins drôles. En janvier, Bilboquet-magazine.fr se lance et fin mars, c’est au tour de darons.net et de veuxjideos.com d’élargir le cercle des sites d’infaux, tous basés sur le même modus operandi : traiter des news loufoques avec un ton encore plus sobre et sérieux que celui d’un quaker à chapeau, afin de mieux détourner les codes de la presse à papa et, tout simplement, faire rire.

Le gang des pastiches

« C’est un acte de détente et non un acte de pensée, comme la pensée surréaliste par exemple, décrypte l’historien Fabrice d’Almeida. Ils ne veulent pas se prendre la tête, ils veulent juste se marrer. » Une analyse que confirment tous nos interlocuteurs, notamment le porte-parole du site Darons.net : « Le contexte de crise est tel qu’on a besoin de déconner. Et si c’est anonyme, c’est parce qu’on ne se sert pas du site comme d’une vitrine, on fait ça juste pour le fun. » Au diable la Déclaration de Munich des devoirs des journalistes puisqu’ici, la profession se doit de respecter le LOL et non la vérité, en veillant bien à ce que les informations publiées soient rigoureusement fausses. Rien de neuf ici : Groland ou Les Guignols occupent déjà le créneau à la téloche. Et comme nous le rappelle ex professo Chris Esquerre, le dernier des Mohicans absurdes et drôles sur le plateau du Grand Journal ou sur scène, « les journaux parodiques, il y en a eu plein tout au long du XXe siècle. Je me suis d’ailleurs déjà fait avoir en achetant L’immonde à la place du Monde. Ce qui est récent, c’est que ça se multiplie sur le net avec une forme et un ton très sérieux. » L’humour que pratiquent les sites pastiches n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que peaufine Chris depuis 2002 où, pour Radio Bleu, il interviewait des badauds dans le métro au sujet de la décision du gouvernement de rendre le port de la moustache obligatoire pour les gendarmes. « Par définition, dans l’esprit des gens, un journaliste ne ment pas, poursuit l’humoriste, entre deux gorgées de bière tiède. Du coup, ils en venaient à chercher des raisons justifiant une telle loi :  »Ah oui, en effet, c’est sûrement pour les protéger des intempéries ! » » De la même manière, les infaux du Gorafi.fr sont parfois reprises sans vérification. C’est le cas de l’article intitulé « Caramail : un bug rend public les conversations sur le tchat datant d’il y a douze ans. », relayé par le site belge Sudinfo.be.

L’après-Norman ?

Rien de nouveau sous le soleil donc mais le regain de vitalité des pastiches est une bonne chose si on en croit le sociologue Erwan Lecoeur : « IIs sont toujours nécessaires dans des périodes où on tourne en rond, où on nous ment, que tout le monde le sait mais ne le dit pas. Dans les années 1920, on parlait déjà de crise culturelle. Quand on regarde les scores du FN, le mouvement anti-mariage pour tous, on voit qu’on en subit de nouveau les assauts. » L’absurde se pose ici pour dénoncer les travers de la société ou, et c’est déjà pas mal, décompresser au boulot pour oublier le temps d’un article que nos vies sont réglées comme dans Un jour sans fin. « Il faut surprendre, accompagner dans la douleur : on est là pour dire aux lecteurs que la vie continue, confirme Basile Sangène. Le monde marche sur la tête, on a tous envie de se changer les idées. Quand on voit les réactions des gens et leurs mails nous disant  »merci d’être là », on est contents d’égayer leur journée. » Au fond, rien d’étonnant à ce que l’absurde reprenne ses droits sous François Hollande. Effectivement, les années Sarkozy ont été du pain béni pour les chansonniers version gauche Converse avec, en tête de meute, Stéphane Guillon, qui ont pu faire leur beurre sur l’anti-sarkozysme. Derrière le succès d’un site comme Legorafi.fr, « il y a une logique politique. Nicolas Sarkozy avait réussi à refaire croire à la politique, explique Fabrice d’Almeida. Mais aujourd’hui, avec le PS, on se rend compte de l’impuissance des politiques, comme c’était le cas dans les années 1980-1990, et on les brocarde encore plus. » Avec la gauche au pouvoir, la lassitude, voire la gêne, vis-à-vis des Norman fait des vidéos, Hugo tout seul ou Cyprien qui ont kidnappé l’internet avec leur humour du quotidien à la sauce « aujourd’hui j’ai fait du vélib’ LOL », un boulevard géant se serait donc ouvert pour les pratiquants du potache. «  Je suis très content que l’humour absurde plaise en ce moment, nous confie Alban du Bilboquet-Magazine.fr. Les vannes politiques à la Guillon, ça ne nous fait pas rire. Il n’y a pas ni recherche, ni imagination, c’est simplement terre-à-terre et méchant. »

Les grands médias dans le viseur

Si, contrairement au Gorafi.fr, les autres sites sont moins (Bilboquet-Magazine.fr) voire aucunement portés sur la politique (Darons.com, Veuxjideos.com), tous ont en commun ce sens du LOL gentillet et rassembleur qui détourne les codes de la presse traditionnelle comme d’autres les avions. À la façon dont ils appliquent la règle des « 5W » (Who ? What ? When ? Where ? Why ?) enseignée dans n’importe quelle école de journalisme, même les plus mauvaises, il est évident que les anonymes qui se planquent derrière ces sites bossent de près ou de loin dans les médias. Et puisqu’ils maitrisent parfaitement internet et les logiques de la com’, cette nouvelle génération de pasticheurs manipulent mieux l’information que leurs aînés. « Quand j’écris, je cherche à faire des titres et intertitres débiles en reprenant les poncifs de L’Express, du Point, etc. explique Alban de Bilboquet-magazine.fr. C’est une manière discrète de pointer le niveau médiocre des grands journaux. » L’objectif est donc bien de railler l’info’ continue et la course à l’échalote, au clic, au scoop racoleur que se livrent les grands médias tout en surfant involontairement sur une vague de défiance inquiétante. Selon un sondage Sofres, en 2012, 40% des français estimaient que la qualité des médias s’était détériorée depuis dix ans, contre 21% qui pensaient le contraire. L’actu’ récente n’est pas plus rassurante : Libération qui fait une Une sur la rumeur d’un supposé compte en Suisse de Pierre Moscovici, les couv’ spéciales Islam, Francs-maçons ou immobilier du Point ou de L’Express ridiculisées sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard qui fait la nique à Confessions intimes, Jean-Luc Mélenchon ou Frigide Barjot qui n’hésitent pas à accuser la presse de mentir aux français, etc. La floraison de ces sites serait donc un symptôme de la crise qui agite les médias en perte de sens et de crédit, tout en incarnant l’écart qui s’est creusé entre les médias classiques et les lecteurs.

Quand l’infaux annonce l’info

Pour appuyer nos dires, deux preuves sont arrivées toutes cuites sur nos écran. Il y a quelques semaines, Legorafi.fr publiait un article sur la demande de stage de Nicolas Demorand refusée par Edwy Plenel ou le faux départ de ce même Demorand de Libération « à cause des jeux de mots dans les titres » des articles. Comme si l’infaux avait été avant-coureur de… l’info. « On fait office de miroir mais on n’est pas là pour donner des leçons de journalisme, on reste des rigolos, résume Basile Sangène. On ne cherche pas à tromper les gens, on veut seulement repousser les limites de l’absurde. Dès que des gens nous prendront trop au sérieux, on arrêtera d’écrire.  »
Au fond, ces sites mettent surtout en lumière le non-sens de la vie et démontrent aux médias que l’info’ est une chose à la fois trop sérieuse pour mériter un traitement à chaud, sans analyse et putassier, mais qu’elle est aussi vaine et absurde que Sisyphe qui trimbale indéfiniment son rocher. Et donc ils posent la vraie question : quelle est la différence entre une fausse information et une information creuse ? Rép à sa Demorand ^^ !

Alexandre Majirus