FAUT-IL S’INTÉRESSER À LA VIE PRIVÉE DES PHILOSOPHES ?

Paru dans le numéro 127 de Technikart – 22/10/2008

«OUI !» : CHARLES PÉPIN vs RAPHAËL ENTHOVEN : «NON !»
La battle Charles Pépin vs Raphael Enthoven Kant est-il venu à la philo à cause de la mort de sa mère ? Son enfance dans une famille de névrosés a-t-elle guidé la pensée de Sartre ? L’intérêt de Spinoza pour les araignées joue-t-il un rôle dans son œuvre ? Pour le savoir, deux philosophes s’affrontent ici et maintenant.

Les philosophes doivent-ils être jugés à l’aune de leurs écrits ? Leur vie nous éclaire-t-elle également sur leur œuvre ? Dans son nouveau livre, les Philosophes sur le divan, Charles Pépin s’amuse à imaginer l’analyse de Platon, Kant ou Sartre dans le cabinet de Freud. Regard sur la philosophie par le petit bout de la lorgnette ou tentative de déconstruction accessible de l’œuvre des plus grands génies de l’Occident ? Pour le savoir, on convoque Raphaël Enthoven devenu, ces dernières années, un philosophe médiatique grâce à ses émissions didactiques sur France Culture et, à son corps défendant, à l’exposition que la presse a donnée à sa vie privée. Dans son livre Un jeu d’enfant – la philosophie, il affirme d’ailleurs qu’« il n’a jamais suffit de la biographie d’un philosophe pour comprendre son œuvre ». Rendez-vous au Select, café du boulevard Montparnasse, autour d’un verre de bordeaux. « Vous en voulez un deuxième ? » « Non, merci, c’est gentil. »

 

VIE PRIVÉE/VIE PHILOSOPHIQUE ? MESSIEURS, OÙ COMMENCE LA PENSÉE ET OÙ FINIT LA VIE ?
Charles Pépin : Je ne pense pas qu’on puisse séparer les deux. Ce qui m’agace, c’est le présupposé que la beauté de la philosophie serait d’être arrachée à toutes les contingences – corps, enfance, inconscient. C’est ce qu’on appelle l’idéalisme.
Raphaël Enthoven : La pensée pure est un mythe, on est d’accord. Quand Heidegger dit : « Aristote est né, il a vécu, il est mort », en d’autres termes : « On s’en moque », ce n’est pas vrai. Il est important de savoir qu’Aristote avait des rapports filiaux vis-à-vis de Platon, que l’Ethique à Nicomaque était destiné à son fils. Ce n’est pas le fin mot de la philosophie, mais c’est intéressant. Là où j’apporte une nuance, c’est que le détachement n’est pas forcément idéaliste. Il y a des philosophes pour lesquels le détachement ne consiste pas à se défaire de son corps, mais de ses préjugés. Maître Eckhart, par exemple, nous apprend que quand on se « déprend » de soi-même, on a sous les yeux un monde tout neuf.

POUR VOUS, CHARLES, CE DÉTACHEMENT EST IMPOSSIBLE ?
Ch. Pépin : Oui, on ne se détache pas de ses névroses, de ses obsessions, de sa conception de l’existence, qui viennent d’une histoire familiale. La philosophie morale de Kant est censée être une philosophie de l’arrachement aux penchants du corps, une philosophie qui vise le bien et que la raison peut éclairer. Mais on sait que sa mère est morte en prenant des médicaments. Et, au fond, Kant ne s’est jamais détaché de ce traumatisme qu’il a vécu à 13 ans. Sa mère était pour lui le visage du désintéressement. Et c’est cette figure qu’il a voulu préserver à travers sa philosophie du désintéressement, tout en étant persuadé qu’elle n’entretenait aucun rapport avec sa mère.
R. Enthoven : C’est peut-être vrai mais on s’en fout. L’histoire d’un homme ne résume pas son système de pensée. Nietzsche disait que tout système philosophique est la confession involontaire de son auteur. OK. Mais l’ambition kantienne transcende l’origine qu’on lui attribue. De même qu’on commence à fumer pour faire comme tout le monde avant que la dépendance ne s’affranchisse de sa cause première. Certains réduisent la pensée d’un philosophe à son corps, d’autres abjurent le corps au nom de la pensée. Je récuse ces deux positions.
Ch. Pépin : On est d’accord sur la complicité du savoir et de la vie : Nietzsche ou Spinoza pensent à partir de leur corps. Mais là où on n’est pas d’accord, c’est quand tu dis que quand Kant transcende la mort de sa mère, on s’en fout. Transcender, c’est dépasser. Et sa pensée a acquis une forme d’universalité qui demeure liée à quelque chose de l’ordre de sa vie privée. Je ne veux pas réduire la philosophie à de l’anecdote mais, au contraire, montrer qu’il y a eu un miracle. Et pour apprécier la qualité du miracle, il faut reconnaître qu’il vient de là. Ça explique comment Kant pouvait être à la fois cet être psychorigide, routinier, faisant toujours sa promenade à heure fixe, et ce penseur révolutionnaire.

CHARLES, NE PEUT-ON PAS UTILISER VOTRE LIVRE CONTRE VOUS OU CONTRE RAPHAËL ? TOUS LES DEUX, VOUS ENSEIGNEZ, VOUS ÉCRIVEZ DANS LES JOURNAUX, VOUS PASSEZ À LA TÉLÉ OU À LA RADIO: ON POURRAIT DIRE QUE VOUS N’AVEZ PAS LE TEMPS DE PHILOSOPHER…
R. Enthoven : C’est une question passionnante parce qu’il y a dans le goût pour la vie privée quelque chose de morbide : au fond, ce que vous faites ne compte pas. Ce qui compte, c’est d’où vous le dites. Quand Raymond Aron écrit l’Opium des intellectuels, Pierre Bourdieu affirme : « Il a raison, mais le livre est faux parce qu’Aron l’a écrit en tant que bourgeois. » C’est la même chose aujourd’hui avec la correspondance Houellebecq-BHL. J’ai entendu des gens intelligents dire : « C’est de la merde, je ne le lirai pas. » J’adore cette phrase, c’est sublime. Ce n’est pas parce qu’on l’a lu qu’on juge le livre, mais parce qu’on juge ses auteurs qu’on ne le lira pas !
Ch. Pépin : Moi aussi, je veux savoir d’où parlent les philosophes. Mais pas dans la même logique que ceux qui éprouvent du ressentiment, plutôt dans une logique d’attention à l’énigme du génie.

LA PHILO SUR LE DIVAN ? PEUT-ON DIRE QUE CHARLES PÉPIN REGARDE LA PHILO À TRAVERS LA PSYCHANALYSE, ALORS QUE VOUS, RAPHAËL ENTHOVEN, PENSEZ QU’IL NE FAUT RIEN PASSER À SON TAMIS ?
R. Enthoven : La psychanalyse est une discipline géniale qui devient faible à partir du moment où elle est dogmatique. Et, pour en revenir à Kant, il est plus vaste que lui-même pour une raison simple : quand on lit Kant pour la première fois, ce qu’on lit est une parole pure, qu’on incarne en tant que lecteur. Il y a une approche de la philosophie qui doit passer à un moment par la désincarnation.
Ch. Pépin : Depuis plus de deux cents ans, on dit : Kant a révolutionné l’histoire de la pensée et il avait une vie de petit fonctionnaire retraité. Et on s’arrête là. Pourquoi n’essaie-t-on pas de s’interroger sur le lien ? Je pense qu’il est pédagogique d’éclairer la morale kantienne à la lumière de sa vie et de sa névrose. Et d’éclairer l’existentialisme sartrien à la lumière de son enfance dans une famille de névrosés, voire de psychopathes aggravés.
R. Enthoven : Là où ta démarche omet quelque chose, c’est que tu fais une différence entre l’origine d’un homme et son système. Or ce que Nietzsche enseigne, c’est qu’il n’y a aucune différence entre se promener, avoir la révélation de l’éternel retour et écrire le paragraphe 341 du Gai Savoir. Vouloir tisser des liens entre les deux, c’est partir du principe que ça ne va pas de soi.
Ch. Pépin : Tu es peut-être sincère, mais le propos est malhonnête ! La plupart des gens refusent qu’on tisse les liens non pas au nom du fait qu’il y a identité de la vie et de la pensée, mais au nom du fait qu’il y a séparation radicale.

VOUS, RAPHAËL, PRÉFÉREZ UNE AUTRE MÉTHODE DÉJÀ ÉPROUVÉE…
R. Enthoven : Oui, je préfère la méthode de Deleuze. Par exemple, la biographie de Spinoza nous dit qu’il habitait une mansarde dans laquelle il y avait des toiles d’araignées. Et qu’il aimait regarder les araignées manger les mouche prises dans leur toile. Les imbéciles disent : « C’était un psychopathe. » Deleuze, lui, raconte que « toile d’araignée » exprime la composition spinozienne des rapports dans la nature et que tout est relatif chez Spinoza puisque l’état de guerre – qui marque une imperfection chez l’homme – peut témoigner d’une perfection si on le rapporte à une autre essence, comme celle de l’insecte. C’est ce que Deleuze appelle l’« anexactitude », qui le soustrait autant à la vérité pure qu’à la petite histoire.
Ch. Pépin : On peut se réconcilier sur ce point. Ici, la logique psychanalytique et la logique deleuzienne ne s’affrontent pas. Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des perspectives sur la vérité. Sauf que, quand tu fais une analyse, certaines tentatives d’interprétation vont produire un effet sur toi et d’autres, pas.

SARTRE, PSYCHOTIQUE ?
DANS VOS LIVRES, VOUS SEMBLEZ EN DÉSACCORD SUR SARTRE. RAPHAËL LE VOIT COMME LE DERNIER PENSEUR CLASSIQUE, CHARLES, COMME LE PREMIER PENSEUR MÉDIATIQUE.
R. Enthoven : Il y a deux Sartre, dont l’un sert de remède à l’autre. Le Sartre de la Nausée et de l’Etre et le Néant est un antidote au Sartre engagé des Communistes et la Paix qui distribue la Cause du peuple, c’est-à-dire au Sartre qui joue à être celui que les autres veulent voir en lui. L’écrivain guérit du prophète.
Ch. Pépin : D’ailleurs, alors qu’il distribue la Cause du peuple, il travaille le soir même à son Flaubert. Je pense que Sartre était presque psychotique. C’est pourquoi, dans mon livre, je m’amuse à lui infliger une vie éternelle où cette philosophie de la liberté, de l’identité toujours renouvelée est intenable. Son idée que nous ne sommes déterminés par rien me semble une imposture. Le père de Sartre est mort quand il avait quinze mois, mort d’avoir contracté une maladie sur un bateau. Et tu sais comment s’appelait ce bateau ?
R. Enthoven : Je ne sais pas mais je sens que ça va me plaire.
Ch. Pépin : Il s’appelait le Descartes ! Comment ne pas penser qu’il y a un rapport entre ce nom et le fait que Sartre dialogue avec Descartes dans toute son œuvre ?
R. Enthoven : Je trouve ça très beau mais c’est un hasard.
Ch. Pépin : Notre désaccord porte justement sur le hasard. Pour moi, il n’y a pas de hasard. J’avais lu les Mots à 20 ans et je l’ai relu il y a deux ans. Entre-temps, je me suis intéressé à Lacan, à Freud et j’ai fait une analyse. Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que Sartre est au bord de la psychose, à la limite du trouble de la reconnaissance.
R. Enthoven : Je trouve que les Mots est un chef-d’œuvre, une façon de congédier la littérature. Il a flatté son goût de la perfection dans un livre qui, en même temps, dit le danger de toute perfection.
Ch. Pépin : C’est un chef d’œuvre pour les raisons que j’évoque. Un livre génial, qui montre la proximité du génie et de la folie.
R. Enthoven : Non, la proximité du génie avec le classicisme.
CHARLES PÉPIN: «LES PHILOSOPHES SUR LE DIVAN» (FLAMMARION). RAPHAËL ENTHOVEN: «UN JEU D’ENFANT LA PHILOSOPHIE» (POCKET).

ENTRETIEN JACQUES BRAUNSTEIN ET VALENTINE FAURE