Jeff Nichols : « Comment convaincre la Terre entière que mes idées étaient super-géniales »

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Comment rester indé dans l’âme quand on a scellé un pacte avec une major ? Jeff nous prouve que non, il n’a pas changé.

Est-il possible de rester Jeff Nichols, l’auteur de films aussi atmosphériques que Take Shelter ou Shotgun Stories, face au géant Warner ?
–> Jeff Nichols :
Croyez-le ou non : le fait d’avoir un gros budget entre les mains ne m’a jamais empêché de tourner des séquences atmosphériques, ou poétiques. C’est même le contraire. Au départ, le personnage de Kirsten Dunst, en pleine cavale pour échapper aux autorités qui veulent lui prendre son « fils », disparaissait subitement dans les bois. Je trouvais l’idée belle, simplement. Mais c’était un peu inexplicable, les bêta-spectateurs se demandaient où elle était passée. Warner m’a donc offert de retourner une scène supplémentaire avec Kirsten, où on la voit toute seule, se couper les cheveux avec les moyens du bord pour changer de look. J’en ai profité pour filmer un geste qui n’est pas seulement explicatif, mais aussi métaphorique : elle coupe le cordon qui la reliait au gosse… Cette occasion-là ne se serait jamais présentée dans une économie indé !

A contrario, il n’y a pas eu de sorties de route qui auraient pu abîmer votre entente avec le studio ?
Forcément, ça a failli arriver. En pré-prod’, le studio a voulu tester la viabilité de Midnight Special. Ils ont fait lire mon pitch à plusieurs testeurs avec un questionnaire leur demandant d’évaluer le degré d’attente et de compréhension. Comme les résultats étaient catastrophiques, les executives ont commencé à flipper : « Nichols ! Les gens veulent savoir sur quoi porte ton film, tu dois être plus explicite ! » Je leur ai promis de réécrire un peu le synopsis, mais je n’ai ajouté que cinq lignes. « On ne pige toujours rien ! » Ça les a rendu dingues qu’un film puisse charrier délibérément une telle part de mystère.

Cette absence d’explications n’a jamais été un problème ensuite, sur le plateau ?
Non, et c’est justement ce qui a rassuré Warner : si je tiens à laisser une part de doute au spectateur, je ne suis pas du tout le genre de réal’ qui cherche le sens de son film sur le tournage, ou qui laisse son équipe naviguer dans le flou artistique. J’ai été très clair sur mes intentions depuis le début. Et d’ailleurs, au contraire, le fait de devenir le capitaine d’un tel navire en disposant du final cut, ça vous met d’autant plus dans la peau d’un auteur. Soudain, c’est vous qui actionnez le levier de cette immense machinerie, et si le grand public fait la moue, c’est de votre faute.

C’est une conception très américaine du mot « auteur », dans le sens où l’adhésion du grand public compte avant tout.
C’est vrai, mais bizarrement j’ai passé moins de temps à anticiper la réaction des foules. C’est un autre des paradoxes qui va avec un gros contrat comme Midnight Special : avant, je passais mon temps à me ronger les sangs en me demandant comment convaincre la Terre entière que mes idées étaient super-géniales. Ça, aujourd’hui, c’est le boulot du studio. Donc je me suis senti libre. Après, oui, je suis américain : ça veut dire que j’ai la lisibilité en ligne de mire, même si j’aime écrire en laissant quelques zones d’ombre. Attention, ça ne veut pas dire non plus que je vais vers les majors pour avoir une plus grosse maison – bien que je trouve très sympa d’agrandir sa maison. Il y a quand même une nécessité d’aimer mon propre film, qui est plus forte que celle de plaire au plus grand nombre.

Rester indé, dans votre cas, ça semble aussi vouloir dire : observer scrupuleusement un principe de mise en scène a priori anti-spectaculaire, mais qui détermine le sens du film.
Oui : dans Take Shelter, je ralentissais mes travellings à l’extrême pour faire écho aux forces invisibles que ressentait Michael Shannon. Dans Mud, le rythme du montage s’adaptait au flux de la rivière qui était au centre du récit. Cette fois-ci, la lumière gouverne tout : c’est le facteur communicant entre les personnages, puisque le gosse envoie des rayons laser avec ses yeux, qu’il ne peut donc vivre que la nuit, etc.. J’ai donc voulu tourner beaucoup de scènes nocturnes, parce que le surgissement de la lumière choque d’autant plus. Et quand on tourne en pelloche, c’est un pari risqué de miser sur la nuit. Je m’y suis quand même tenu, parce que derrière le challenge technique, il y a un challenge thématique.

Il y a quelque chose dans votre carrière qui rappelle Bruce Springsteen : Take Shelter était un peu votre Darkness On The Edge of Town, Mud votre The River
…Haha, alors Midnight Special serait mon Born in The USA, c’est ça ? (rires) On peut le voir comme ça si vous voulez, surtout que j’adore Bruce Springsteen. Ado, je séchais les cours en écoutant « No Surrender » à fond sur mon walkman. Le parcours de Bruce décrit effectivement celui du sauvage qui va à la rencontre des foules. C’est le parcours de toute icône américaine, en fait. Très modestement, peut-être que je suis en train de suivre le même sentier…

ENTRETIEN FRANÇOIS GRELET ET YAL SADAT

AMBLIN DANS LE MILLE
Afficher l'image d'origineGonfler sa vision pour entrer sur les terres hollywoodiennes : ok, mais quels trésors à la clé ?
Si on attendait autant un film comme Midnight Special, c’est qu’on pressentait la matérialisation d’un fantasme aussi vieux que notre déception devant Super 8. Le très révérencieux JJ Abrams avait conçu une fresque gentiment pétaradante, dont les scintillements nous faisaient vaguement l’effet d’une madeleine vite avalée, vite digérée. On en revenait tristement indemne, avec l’envie furieuse de voir un film qui ravive la même flemme Amblin tout en dictant ses propres règles sans se plier à la nomenclature encroutée du blockbuster 2010’s. Jeff Nichols a tenté de faire ce film-là : lui qui en a sans doute plein les bottes d’être rangé au rayon des « post-truc » et des « légataires de machin », le voilà qui évite l’émulation pure et simple en conservant intact son sens des durées, de l’indécidable, du gouffre dans lequel plongent les yeux fous de Michael Shannon.
C’est un grand pas pour l’idée de cinéma résolument indé qu’incarne Nichols. Mais c’est peut-être un petit pas, paradoxalement, dans sa propre oeuvre : en sautant à pieds joints dans le fantastique, il renonce à jouer sur les limites qui faisaient le génie schizo de Take Shelter et Mud. Folie ou surnaturel ? Fable ou naturalisme ? Midnight Special ne se pose plus ces questions. Et bizarrement, c’est comme si en répondant à ses propres interrogations, Nichols étranglait un peu l’émotion qui imprégnait auparavant ses cambrousses éthérées. Pas si grave, cela dit : une fois dissipé le grand nuage gris de Take Shelter, il nous reste quelques tableaux spectaculaires qu’on n’échangerait pas contre toute la filmo du JJ sus-mentionné.
YAL SADAT
Midnight Special : en salles le 16 Mars