Jet & Set & Match : Retour sur une révélation estivale

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Alors qu’elle s’affiche au cinéma et dans les magazines, on peut se demander ce qui reste encore de la jet-set. D’où vient cet engouement ? Qui en fait encore partie ? Existe-t-elle seulement ? Retour sur un fantasme qui, en se démocratisant, pourrait bien avoir vécu.

 

Il aura suffit d’un film au score millionaire, d’une ou deux émissions de télé et de quelques titres dans la presse grand public, pour que le sujet taraude toute une génération de pisse-copies : « La jet-set s’affiche au grand jour », a-t-on pu lire ici et là en guise de révélation estivale. Enfin, des livres sont parus amenant avec eux tout un flot de questions restées jusqu’ici sans réponses : pourquoi tout ce tapage ? Les acteurs de ce club très fermé (deux cents personnes dans ce monde selon le recensement le plus optimiste) auraient-ils oeuvré dans l’ombre pour que l’on connaisse un peu mieux leurs dures conditions de vie ? Cette offensive médiatique est-elle concertée ? Par qui ? On parle même, dans les milieux autorisés, comme la rédaction de Technikart, d’une nouvelle jet-set, jeune, branchée et friquée (sans doute issue de cette fameuse nouvelle économie dont la principale activité consiste à perdre ses valeurs après introduction en Bourse).
Pourquoi pas ? Reste qu’à l’instar de Andy Warhol qui prophétisait pour tous le quart d’heure de célébrité, c’est tout un air du temps qui semble souffler aux oreilles d’une génération : toi aussi, tu peux en être. Et là, le chroniqueur de s’étrangler : arrêtons de dire n’importe quoi !

… OISEAUX MIGRATEURS
Prenons les choses par le début. C’est en 1965, à l’occasion d’un article, que Alberto Moravia invente le vocable en le définissant comme « un groupe de parasites que l’on devrait transporter sur une île et annihiler ». Mais il faut remonter au début des années 50 pour voir apparaître le phénomène, initié par des grosses fortunes de l’époque comme Onassis Khan, Agnelli et autres Rotschild. Posant comme principe fondateur « l’amusement avant toute chose », ceux-là étaient prêts à toutes les extravagances pour y parvenir. Massimo Gargia, play-boy à la retraite, créateur du magazine The Best et récent auteur de ses mémoires(1) définit parfaitement le sujet : « Le terme désigne en fait une fraction nomade de la haute société à laquelle sont récemment venues s’agréger des personnalités du spectacle et de la mode qui se déplacent selon un circuit presque immuable, rythmé par les événements mondains. » Avant de préciser : « A l’époque où j’ai commencé à fréquenter la jet-set, au début des années 60, le mode de vie des élites sociales venait d’entamer la mutation qui lui vaudrait ce sobriquet. Auparavant, les grandes familles se rendaient mutuellement visite dans leurs palais et maisons de vacances ou sur leurs yachts. Le développement des transports aériens, en raccourcissant les distances, incita les plus jeunes mondains à calquer leurs déplacement sur les lignes desservies par les jets. Ainsi naquit un groupe d’oiseaux migrateurs qui se définissait principalement par son adhésion douze mois sur douze à un circuit aussi immuable que le parcours suivi deux fois par an par les oies sauvages ou les hirondelles. C’est avant tout cela, la jet-set. Voilà pourquoi y appartenir constitue une activité à plein temps, qui ne laisse d’ordinaire nulle place pour gérer des affaires ou mener une carrière. »
Tout est dit. Du rituel migratoire permanent (et toujours en vigueur) qui s’imposera aux heureux membres de cette nouvelle caste Noël à Saint-Moritz, janvier à Acapulco, février à Gstaad, mars dans les Caraïbes ou à Palm Beach, avril à Séville ou Miami, mai à Rome, juin à Paris, juillet à Saint-Tropez, le début du mois d’août à Monte-Carlo et la fin en Sardaigne, septembre à Capri, octobre à Londres et novembre à New York – à l’évidente conclusion : pour « jet-setter » convenablement, il faut du temps et donc de l’argent. D’où l’aspect exclusif et ultraprivé de cette activité. Fin de la première époque.

… DÎNERS DE CHARITÉ ET BROSSE À RELUIRE
A New York, à la fin des années 70, tomberont d’autres barrières, grâce au Studio 54 (qui ouvre en 1977), précisément là où toutes les catégories sociales pouvaient se côtoyer. L’entrée du club d’alors dépendait plus du look, de l’élégance affichée ou encore de la beauté que de la condition sociale : exactement la philosophie du Palace, ouvert l’année suivante. Ces clubbers-là pourront reprendre à l’unisson le credo soul funk underground de Norma Jean, Livin’in High Society, tout en croisant Warhol, Jagger ou Dali. Les années 80 ne feront qu’enraciner le mythe à coup de feuilletons grimaldiens, de soirées aux Bains, Castel ou Régine. Et si, après la guerre du Golfe, Paris semble avoir été boudé par la jet-set, la fin des années 90 et le Bal du jeudi d’Homéro chez Ledoyen préparera en douceur la hype d’aujourd’hui.
Pourtant, là encore, ça n’est pas la jet-set qui s’affiche. Elle n’en a ni l’envie ni le besoin, car comme le rappelle Massimo Gargia, « Nous étions partout et, pourtant, comme souvent la jet-set, essentiellement invisibles au commun des mortels. »
Non, ce qui s’affiche, c’est autre chose. Plutôt une représentation de celle-ci, servie par de fidèles scribes qui ont pour nom Henri-Jean Servat, Stéphane Bern ou Agathe Godart. Un dîner de charité, une soirée mondaine, tout est bon pour passer la brosse à reluire et faire rêver la ménagère de plus ou moins 50 ans et son homme. Guy Monreal, chroniqueur mondain et écrivain, inoubliable auteur de Branché caviar(1) ne trouve pas de métaphore assez forte pour stigmatiser la dure condition de ses confrères : « Pas facile de mettre en permanence ses pieds dans le caviar tout en les gardant, miraculeusement, sur terre. » Sans doute. Est-ce la raison pour laquelle les journalistes en question ne se risqueront jamais à quelque révélation que ce soit, préférant labourer le même sillon « officiel », sans fantaisie ni même humour, comme s’ils étaient eux-mêmes un élément à part entière de la mise en scène ? D’où ce terrible constat : c’est pas demain que l’on verra Stéphane Bern se foutre de la gueule de Mouna Ayoub.

… TROTTINETTE-SET
Seul Eric Dahan et sa rubrique Nuits Blanches dans Libération (voir p.58) ont su approcher la chose différemment. Plus trash, plus gay mais surtout plus distanciée, la rubrique a imposé un nouveau ton, détaché, warholien. Pas de sentiments, pas de morale, mais la vision apocalyptique /figée d’un monde mécanique et glamour où chacun est une star. Oubliée, la déférence habituellement de mise, place au mélange des styles et des genres, langage impeccable et bonnes vieilles grossièretés. Un peu comme si le journaliste avait créé un Palace virtuel, anachronique et hebdomadaire, où se côtoient princesses et gueux, intellos et toxicos. Osons la question : cela fait-il de Dahan un membre à part entière de la jet-set ? « Même si j’apprécie énormément certaines personnes comme Ira de Furstenberg ou Sandro Sursock et son épouse la princesse Churavan, Arabelle Reille-Pahdavi ou Cyrus Pahlavi, je ne fais pas partie de ce monde-là. Je suis invité à Gstaad tous les ans, mais je n’y vais pas. Je ne joue pas le jeu. Et si on associe mon nom à la jet-set, c’est parce que j’ai été le premier à en parler dans un quotidien. » Et d’un.
Restait cette idée de nouvelle jet-set, jeune, branchée et active, incarnée par les écumeurs de rédactions et de soirées trendy et qui aurait troqué le jet pour une trottinette. Contacté, Emmanuel S, co-organisateur avec Léo Chabot de la soirée Plaza Club au VIP des Bains tous les mercredis, reste lucide en reconnaissant : « Le côté jet-set, aux Bains, c’est un peu une parodie étant donné que le public c’est plutôt jeunes créateurs, boîtes de pub et maisons de disques. Cela relève plus de l’humour. » Tandis que pour les Salons Maxim’s (qui se veut la suite du Bal d’Homéro chez Ledoyen), où il seconde Albert, « la clientèle représente la vraie jet-set des princes et princesses plus clientèle la plus chic des Bains ». Pourtant, alors qu’il mixe souvent dans des fêtes privées, comme celle du roi du Maroc à Rabat, il ne se considère pas lui-même comme jet-setter : « Soyons honnêtes, les gens comme moi, ou comme les journalistes, nous sommes là pour faire un travail. Ce qui est en complète contradiction avec l’idée même de jet-set. » Dont acte.

 

« Il faut arrêter avec le studio 54. Les gens étaient surtout d’affreux matérialistes. »

 

… NOW FUTURE OU NO FUTURE ?
Au moment où elle accède au grand public, la jet-set – en tout cas le fantasme qu’elle fait naître – a peut-être vécu. On atteint la fin d’un cycle. Ce grand mouvement de réhabilitation des années disco et du clubbing, commencée sous l’ère techno, touche à son terme. Dans son dernier numéro, magazine branché anglais Sleazenation réhabilite le punk le plus dur et donne la parole à une égérie du New York de la fin des années 70 : « Il faut arrêter, dit-elle, avec ce mythe du Studio 54. Les gens qui allaient là-bas étaient surtout d’affreux matérialistes qui ne pensaient qu’au fric et à l’apparence. On s’amusait infiniment plus dans les bars punks comme le CBGB. »
Notre époque ne rêve plus d’une fraternité de beautiful people, lubriques et décadents, trash et dépolitisés. Le « now future » de la culture clubbing pourrait bien être remplacé, à nouveau, par le « no future », politique et destroy, du punk. Dans ce cas, la jet-set redeviendra ce qu’elle a toujours été : un passe-temps de happy few qui n’intéresse qu’eux. Comme chantait Mick Jones, des Clash, dans Garageland : « I don’t want to go/To where the rich they’re going/l don’t want to know/What the rich they’re ring. »

(1) « Jet-Set, mémoires d’un play-boy international » (Michel Lafon de Massimo Gargia et Alain Starkie.
(2) « Branché caviar » (Carrere-Lafon, 1985) de Guy Monreal.
(3) A 27 ans, il incarne l’archétype du play-boy jet-set des années 2000. 

Par Mehdi Boukhelf
Illustration T.G. / Photo Bruno Contesse


Technikart #45, septembre 2000

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