COMEDIE US – L’ANNEE DE TOUS LES DELIRES

Paru dans le numéro 127 de Technikart – 24/10/2008

Ils s’appellent Adam Sandler, Judd Apatow, Seth Rogen, Will Ferrell. Depuis un an, ils ont porté la comédie US à un niveau créatif sans précédent. De Deauville à San Diego via Hawaï, itinéraire à travers un an de comédie US.

SEPTEMBRE 2007
Il s’est passé un truc au Festival du cinéma américain de Deauville. Le ciel s’est ouvert, les dieux ont parlé. A quelques jours d’écart étaient présentés la Femme de ses rêves, le dernier-né des frangins Farrelly, et En cloque : mode d’emploi, du nouveau caïd Judd Apatow. La déjà vieille garde de la comédie américaine face au jeune Turc affamé. Peter et Bobby (Farrelly) étaient là avec un film moyen qui ne s’était pas encore ramassé au box office US. Judd était là avec un film moyen drôle qui venait de tout ramasser au box office US. Aux Farrelly, les journalistes présents demandaient ce qu’ils pensaient d’Apatow. A Apatow, on demandait ce que ça faisait d’être Apatow.

Au même moment, Cheryl Hines rencontrait la presse dans l’aile gauche de la villa Cartier. Inconnue du grand public, elle tient une place à part dans le petit monde de l’humour west coast pour son rôle d’épouse de Larry David dans Curb your Enthousiasm. Lorsque son regard croise celui d’Apatow au milieu de notre interview, tout s’arrête. On n’existe plus. Entre voisins de tapis rouge, ils se reconnaissent et se « huggent » comme dans Entourage. On se croirait dans un hall d’hôtel à Los Angeles. « Je compte les jours jusqu’au retour de Curb your Enthousiasm. Je ne pensais pas que Larry allait me manquer à ce point », lui glisse Apatow. Cheryl rougit et se penche à notre oreille, la main en éventail, pour nous murmurer en secret : « C’est le nouveau king de la comédie. »
Seth Rogen était là aussi. Timide, le bon teint canadien, faisant gronder son légendaire rire mitraillette. Une semaine après, il embarquait pour un tournage marathon de quatre films d’affilée. Dans ce tableau très Renaissance se lisait clairement la redistribution des rôles sur l’échiquier du rire yankee. Apatow et sa bande : in. Les Farrelly, Seinfeld, Mike Myers et autres vestiges 90’s : out. Le débarquement, dans les deux sens du terme.
De retour à Paris, la vision tardive de SuperGrave (produit par Apatow) confirme ce nouveau pic de la comédie US. Un an après, c’est encore plus vrai. Si 2007 a été l’année de l’étincelle industrielle, 2008 a été celle de l’explosion créatrice, du flou artistique, de l’embrasement comédique. A noter qu’aucun des films sortis cette année n’a approché les scores gigantesques de En cloque ou de SuperGrave. Et aucun n’est réalisé par Judd Apatow. Mais, à l’exception du Ben Stiller, TOUS sont produits par lui. Maintenant, promis, on essaiera de ne plus prononcer le nom d’Apatow jusqu’à la fin de cet article.

 

FÉVRIER 2008
C’est la traditionnelle saison des remises de prix aux Etats-Unis, et ni En cloque, ni SuperGrave, ni la Femme de ses rêves ne figurent parmi les nominés aux Oscars. Mais comme le fait remarquer Jon Stewart, humoriste politique chouchou de l’Amérique et hôte de la soirée, Norbit, la comédie grasse d’Eddie Murphy, est parvenue à se faire une place, elle. « Et comprenez-moi bien, je trouve ça super, balance Stewart. Trop souvent, l’académie néglige les films merdiques… » Stars de l’infotainment, Stewart et son ex-acolyte du Daily Show Stephen Colbert, qui anime désormais l’émission concurrente, The Colbert Report, sont devenus indispensables à la vie politique américaine depuis le deuxième mandat Bush. A la télé US, ils sont les seuls à vraiment hausser le ton « liberal » face à l’ultrarépublicaine Fox News. Avec la crise des scénaristes tout juste derrière elle et la présidentielle droit devant, 2008 était l’année à ne pas se rater pour Hollywood, évidemment partisane du changement. Ce soir-là, Stewart envoie la sauce avec une aisance de jazzman.
Un mois plus tard, il « hoste » sur la chaîne Comedy Central la soirée caritative Night of Too Many Stars, raout annuel au profit de la recherche contre l’autisme. Il y en a presque trop, de stars, un véritable who’s who de l’humour ricain : Ben Stiller, Steve Carrel, Will Ferrell, Adam Sandler, Tina Fey, Conan O’Brien, Sarah Silverman et sa voix de canard. Ces temps-ci, il n’y en a que pour elle. Sa vidéo I’m Fucking Matt Damon a déclenché une surenchère de caméos de luxe, portée à ébullition dans I’m Fucking Ben Affleck, qui se payait Brad Pitt, Harrison Ford et le Hollywood Orchestra.
Au même moment, on découvre une autre Sarah (Kristen Bell) dans Sans Sarah, rien ne va, une (prout) comédie de marivaudage au charme rohmerien, qui partage avec tout ça l’obsession de la célébrité et de la vie paillette. Plus que jamais, l’usine à rêves livre ses intestins en pâture à la comédie. A croire que les coulisses du showbiz sont devenues un langage universel qui passionne tout le monde. Un voyage de presse s’organise sur les lieux de l’action de Sans Sarah. Coup de bol, le film se passe à Hawaï, Etat d’Amérique (le 51e ) peuplé d’Asiatiques et de Polynésiens.

AVRIL 2008
Nous voici sur l’île d’Oahu. On ne réalise pas encore à quel point la weed a de l’importance dans la sous-culture US avant de se retrouver dans une pièce remplie de comiques éméchés bien emmerdés de ne pas en avoir. La weed, c’est l’herbe dont on parle à longueur de scripts et qu’on fume à longueur de scènes dans les prout comédies. Et c’est le sujet de ce soir, dans le bar à moitié vide de l’hôtel Turtle Bay. Une partie de l’équipe de Sans Sarah, rien ne va fête son retour sur place un an après le tournage du film et… personne n’a de weed. Ni Jason Segel et Mila Kunis, le couple vedette du film, ni Bill Hader, transfuge du Saturday Night Live et homme-clé de la comédie US, encore moins Judd Apatow, couché très tôt en bon père de famille.
« Surtout, dis-moi si tu trouves de quoi fumer », insiste Segel, avant de proposer qu’on baisse notre pantalon. Dans le film, il montre sa quéquette à deux reprises. D’après lui, il n’y a pas de raison que ça reste à sens unique : « On devrait tous se montrer nos parties génitales pour apprendre à se connaître. »
Le lendemain, la tête bourdonne. C’est la première fois qu’on interviewe des gens avec qui on s’est bourrés la gueule la veille. Comme on peut s’y attendre, ça roule tout seul. On sirote des maïtais par 40° à l’ombre, on parle anglais avec un accent londonien ridicule (comme dans le film). Pour ce qui est de faire rire, ces types sont aussi performants dans la vie qu’ils le sont à l’écran. Ou alors, ils cherchent à séduire la presse, ce en quoi ils ont réussi. Incident au moment de la conférence de presse : sans possibilité de mouvement, on écrase un mégot de cigarette sur l’écorce d’un palmier. L’instant d’après, Kristen « Veronica Mars » Bell signale une colonne de fumée s’échappant de l’arbre en face d’elle. Notre arbre, notre incendie, qu’on éteint d’un verre d’eau en espérant passer inaperçu. Raté… Un bon moyen de se rappeler qu’on n’est pas dans ces films rigolos où tout est permis.

JUILLET 2008
On apporte la dernière touche au hors série Technikart sur les séries télé, qui nous a conduit ces derniers mois de Monte-Carlo à Los Angeles à la rencontre des grévistes du petit écran. Le lendemain, on se barre enfin en vacances. Destination… la Californie ! Mais dans la nuit, à quelques heures de prendre l’avion, c’est le choc : Adam Sandler ne s’arrête plus de couper les cheveux de vieilles dames concupiscentes qu’il sodomise avec plai-sir dans l’arrière-boutique d’un salon de coiffure. C’est le running gag hallucinant de You Don’t Mess With the Zohan, ripé en douce dans l’attente de sa sortie en France sous le titre Rien que pour vos cheveux.
Dès le prégénérique, sur une plage fluo de Tel-Aviv, le film s’impose comme une expérience inouïe à quiconque prenait Sandler pour un nullard de la comédie gravos. La kitscherie insensée des scènes d’action, le jonglage au pied avec le chat, la justesse du regard sur la psyché arabo-israélienne… Nous voilà galvanisés pour le Comic Con de San Diego, première étape de notre vo yage qui doit s’achever par l’avant-première du Ben Stiller, Tonnerre sous les tropiques. Les geeks de la BD, des séries et des jeux vidéo se sont donnés rendez-vous dans cette grosse ville côtière de Californie et les champions toutes catégories de la comédie US – dont le public reste essentiellement ado – se greffent à l’événement.
Seth Rogen et la bombasse Amber Heard, alias Mandy Lane, allument Pineapple Express (Délire express en VF), qui sort dans dix jours. Will Ferrell offre un avant-goût en vidéo de Land of the Lost. Et Harold et Kumar signent des exemplaires du DVD de Harold et Kumar 2 dans leurs uniformes oranges d’évadés de Guantanamo Bay.
On retrouve Kumar et sa tronche de puceau Normalien à une party sur le toît du Solamar organisée par l’hebdo Entertainment Weekly. Au milieu d’une assemblée de people comme Richard Kelly, Joss Whedon, Matthew Fox de Lost et Samuel Jackson, on remarque le chouchou Danny McBride, future star du rire hardcore qui sait aussi nous serrer la gorge d’émotion. Il se fout de la gueule de David Gordon Green, son réalisateur de Délire express qui, c’est pas faux, ressemble à Kurt Cobain quand il avait 15 ans. Amber est là, époustouflante, glamour. Impossible de savoir avec certitude si elle a repéré ou non le type en jean qui la « stalke » du regard de l’autre côté de la piscine. On décide qu’il est temps d’aller se coucher.

JUILLET 2008 (ENCORE)
Nous sommes le 27, il est 19h30 et nous nous trouvons dans une salle du United Artists, sur Horton Plaza. Le public présent à la première de Tonnerre sous les tropiques est constitué de festivaliers surexcités. L’ambiance est geekesque. En préambule, Ben Stiller, Robert Downey Jr. et Jack Black adressent un message vidéo spécial Comic Con dans lequel le premier expose sa collection de figurines Witch of Warcraft et les deux autres l’accusent de démagogie. Pendant l’heure et demie qui suit, les décibels s’abattent tels des murs de brique dans la salle. « Get some ! », promettait l’affiche. Par-delà la satire, brillante, il y a dans Tonnerre sous les tropiques un effet d’accumulation kaléïdoscopique qui correspond bien à l’humeur actuelle de la comédie US : des caméos à visage découvert, d’autres déguisés, des fausses bandes-annonces, des accélérations hallucinées, des vrilles dérangeantes. Il faudra causer de tout à ça Ben Stiller quand on le rencontrera. L’interview est calée la semaine suivante, à Los Angeles.
En attendant, on décide de faire un crochet par Las Vegas et ses boîtes de nuit épiques. La semaine est réservée aux touristes et aux joueurs syndiqués mais le weekend voit débarquer des hordes d’adolescents en mal de catharsis. Sur la piste, les filles titubent à la recherche d’un garçon à emballer. Les mêmes que l’on voit dans SuperGrave, super déchirées. On peut presque lire dans leurs yeux pailletés les contradictions d’une existence puritaine placée sous le signe de la luxure. Etre une gentille rigoriste ou se démettre la tête ? Telle est la question.

AOÛT 2008
Le 5, au cinéma Arclight, sur Sunset Boulevard. Demain, c’est Stiller, notre Colonel Kurtz de Apocalypse Now, notre Charlton Heston de Bowling for Columbine à nous. Mais ce soir a déjà des allures de couronnement. On paye notre ticket pour le saint Graal de la comédie 2008, le film qui achève de donner un sens historique à tout ce qu’on a vu jusqu’ici : Frangins malgré eux (voir ci-contre), le dernier Will Ferrel, avec son sosie à bouclettes John C. Reilly. La salle est quasiment vide, confirmation du score modeste que réalise le film en comparaison des précédents Ferrell. On comprend vite pourquoi : la vision qu’il renvoie aux Américains de leur fantasme de réussite et de bonheur parfait est d’une violence sans nom. La part de refoulé du film est hilarante, la défoulée, aussi.
A la sortie, les tronches effarées des spectateurs présents en disent long sur leur expérience. Un nouveau cap vient d’être franchi, dans le sens de l’uppercut subliminal. Le coup de grâce après un an de délires inspirés. Et tout bien considéré, le meilleur endroit pour clore le chapitre. Rien ne dit que le miracle dont on vient d’être témoins portera ses fruits l’année prochaine. Peut-être que 2007-2008 n’était qu’une parenthèse enchantée dans l’histoire de la prout comédie. Mais quelle année ! Quant à Ben Stiller, il se ronge déjà les sangs en songeant à ce qu’il devra faire de plus méta après Tonnerre sous les tropiques : « Comedy is so fucking hard, man… »

BENJAMIN ROZOVAS