L’ART QUI VENAIT DU FROID (ENFIN PRESQUE)

Paru dans le Hors-Série Art de Technikart – 10/10/2008

Scène artistique dynamique, galeries et musées en effervescence, collectionneurs de plus en plus nombreux, la Pologne s’inscrit comme une scène émergente que tous les aficionados d’art contemporain se doivent de suivre.

Fin du mois d’août. Reportage à Varsovie pour découvrir la jeune scène émergente et parler d’autres chose que des artistes chinois, russes ou indiens. Coup de fil d’un galeriste parisien alors qu’on arpente les rues: « Je ne peux pas te parler des heures, je suis en Pologne. » Il me répond : « Personne n’est parfait ! »

Et voilà : des années après les lunettes de fondeur du général Jaruzelwski, la Pologne souffre toujours de cette image de froid, de tristesse, comme empêtrée dans son passé. Pourtant, tout change. Ce voyage révèle un pays où la jeune scène artistique est foisonnante. Où des artistes qui ont résidé en France ont fait le choix de retourner vivre à Varsovie. Où des conservateurs et commissaires d’expositions, qui ont travaillé à Paris, se sont pris de passion pour l’ouverture (prévue en 2014) du futur musée d’art moderne, le MOMA de Varsovie (voir notre entretien avec Marta Dziewanska). Où de nouvelles galeries ouvrent petit à petit, sans que cela soit comparable à la folie spéculative de certains pays, qui engendre des fermetures tout aussi précipitées. Ici, les galeristes sont cultivés, affables, pointus et ouverts.

 

CÔTÉ GALERIES
La célèbre galerie Foksal avait donné le ton. Elle ouvre dès 1966 sous l’impulsion d’artistes et de critiques. Si elle est le terreau d’expérimentation de nombreuses expositions et de happenings d’artistes polonais, elle présente aussi les internationaux, comme Robert Barry, Christian Boltanski, Annette Messager, Lawrence Weiner ou Arnulf Rainer. A destinée non commerciale, elle développe aussi une documentation exemplaire. Dans la nouvelle génération, la galerie Raster demeure la première et la plus connue. Créée en 2001, elle expose dans les plus grandes foires internationales et paret Michal Kaczynski. La sélection d’artistes n’a rien à envier aux programmes les plus conceptuels des grosses galeries internationales, notamment pour Michal Budny, né en 1976, qui crée des constructions abstraites à partir de feuilles cartonnées. Comment représenter des phénomènes immatériels comme le silence, la forme de l’eau ou celle de l’ombre par des assemblages géométriques ? L’artiste Aneta Grzeszykowska s’est, elle, transformée en Cindy Sherman, rejouant Cindy en multiple, au prix d’en oublier sa propre identité.

LES PETITES DERNIÈRES
La galerie Lokal 30 est aussi davantage un espace d’expérimentations, de recherches et de découvertes qu’une simple galerie marchande. Cet espace de 30 m 2 en appartement, doté d’un grand balcon qui donne sur des terrasses de café underground, a été créé par trois critiques et historiens d’art. Il sert aussi de résidence à des artistes étrangers qui conçoivent sur place les projets d’exposition. Zuzanna Janin, l’un des trois directeurs, insiste sur l’aspect prospectif de Lokal 30 et la volonté d’accompagner les artistes dans leur projet, dans un esprit convivial qui donne l’impression de bosser en famille. La galerie organise d’ailleurs des petits-déjeuners entre le public et ses quinze artistes. Parmi eux, Jan Mioduszewski est l’auteur de performances-sculptures. Il joue à l’homme caméléon et se recouvre de costumes qui imitent la matière du bois ou de la pierre. Il se fond ensuite dans un décor et attend la réaction des passants : « J’essaie de devenir un objet entre les objets, de me transformer en un travail qu’on trouve dans les musées. » La galerie Czarna est dirigée par la pétillante et rieuse Agnieszka Czarnecka qui a élu domicile dans un appartement en étage, à l’ambiance viennoise. Elle a débuté avec un groupe de six artistes, dont certains font partie des plus prometteurs de la Pologne. Qui sont-ils ? Slawek Pawszak, par exemple, né en 1984 et encore étudiant. Décrit par tous comme la future tête chercheuse de la peinture, il va bénéficier à la fin de ses études d’une exposition au centre d’art contemporain de Varsovie, l’Ujazdowski Castle. Bien que ses toiles semblent abstraites, elles font référence à des parcelles de réalité, extraites de la ville ou d’Internet. Le jeune homme en appelle à la fragmentation des objets, la philosophie de Jacques Rancière et la poésie non-verbale. Il refuse les poncifs des formes trop faciles à identifier. Il trouve aussi que l’art très engagé, reflétant les problèmes sociaux ne marche pas en tant qu’art. On lui laisse le mic’ : « La plupart des peintres représentent ce qu’ils connaissent. Chaque objet signifie une chose, tandis qu’une couleur en évoque une autre. Tout cela devient presqu’un puzzle, sans profondeur. Souvent autour de certaines choses bien précises, le reste n’est que du remplissage. Les gens associent l’art à un produit, qui a tout de suite un sens. Moi, je me réfère à la poé- sie des formes. » Enfin, petite dernière de la bande, la galerie Leto est installée depuis l’été 2007 en rez-de-chaussée d’un immeuble du centre de Varsovie, dans un espace au format proche de nos galeries parisiennes. Deux grandes pièces blanches servent de terrain d’expérimentation aux douze artistes permanents. Tous supports s’y confondent avec une dominante pour la photo et la vidéo. Hyperpro, Marta Kolakowska a les yeux tournés vers l’international et participera en novembre prochain à la Bridge Art Fair de Berlin.

ET DANS LES INSTITUTIONS…
C’est Stach Szablowski, commissaire d’expositions de l’Ujazdowski Castle, qui le fait remarquer : les artistes polonais de ce début de siècle constituent la première génération à être confrontée au marché de l’art et à ses dérives. « La génération les ayant précédée fut la première à avoir connu un succès commercial. Les jeunes ici voient l’exemple de Wilhelm Sasnal ou de Piotr Uklansky. Ils savent qu’ils peuvent se faire de l’argent. Ils jouissent d’opportunités nouvelles en Pologne : choix entre plusieurs galeries et davantage de collectionneurs, mais c’est une nouvelle forme de pression. Dans l’exposition Establishment que j’ai montée au centre d’art, j’ai voulu montrer des jeunes plasticiens qui résistent à la mode et aux tendances. » Quand on lui demande s’il y a un retour à l’histoire dans de nombreux travaux de jeunes artistes polonais, il nous répond : « Pas spécialement et attention, c’est aussi un effet de mode. La référence au communisme ou au nazisme confère tout de suite une importance à un travail, qui n’est pas toujours profond pour autant. Ça n’est pas de facto plus intéressant que de parler d’économie ou de la société contemporaine, mais certains plasticiens s’en servent. La génération précédente fut plus engagée politiquement. La nouvelle génération, si l’on peut globaliser, est rentrée dans une dimension plus narrative, plus intime et plus fictionnelle. Elle prône le plaisir et l’imagination. Ils sont presque plus individuels et chacun part dans sa propre direction. » Une théorie corroborée par le conservateur Marta Dziewanska, directrice du futur musée d’Art moderne, qui parle d’une nouvelle forme d’humanisme, « mon humanité à moi ».

PRAGA
Dans cette effervescence, les ateliers d’artistes fleurissent dans toute la ville. Pour une visite groupée, il faut se rendre à Praga, au nord-est de la ville. Dans d’anciens bâtiments industriels, ils se partagent de grands ateliers, plus ou moins désaffectés. On y voit notamment le travail de l’ultraproductif Karol Radziszewski. A peine sorti de l’université, Karol a bénéficié d’une exposition monographique à l’Ujazdowski. Tout juste trentenaire, il développe deux sujets qui lui sont chers, opposés mais intrinsèques : la famille et la culture gay, dans une expansion qui se développe bien au-delà des murs d’une galerie. Après avoir investi de ses décors floraux l’appartement de ses parents, il a débordé dans tout un immeuble représentatif des typiques cubes polonais et s’attaque maintenant aux vêtements. L’art doit être partout… Il est aussi le concepteur du magazine Dik Fagazine, qui, depuis 2005, explore art et culture gay dans différents pays européens. Pas tant marquée que cela par son passé, la scène artistique polonaise s’ébroue, s’éclate et se moque de ceux qui l’imaginent encore restés au temps du communisme. Plus intelligents que nous, les galeristes anglo-saxons et allemands ont déjà commencé à faire leur marché sur ces terres de l’Est. Pour une fois, soyons prospectifs et tournons-nous vers ces artistes qui venaient du froid…

MARIE MAERTENS