L’HISTOIRE SECRÈTE DE WOODSTOCK

Paru dans le numéro 133 de Technikart – 21/05/2009

À 150 BORNES DE NEW YORK, BETHEL, SES 4 500 ÂMES ET SES SOUVENIRS…
En 1969, une marée humaine débarquait à Bethel, petit village de l’Etat de New York, pour un festival qui allait devenir le point d’orgue du «hippie way of life». Quarante ans plus tard, «Technikart» retourne aux sources pour soulever les derniers secrets.

ELLIOT TIBER L’HOMME QUI A SAUVÉ LA FÊTE
Depuis quarante ans, Elliot Tiber est une légende de Woodstock. Et le devient aujourd’hui à Hollywood. Le film d’Ang Lee, tiré de son histoire, est en sélection officielle à Cannes, et en septembre sur nos écrans. Une vie en forme de roman que l’écrivain et scénariste raconte aussi dans son dernier livre Taking Woodstock.

Pour rencontrer Elliot Tiber, il faut se rendre à New York, à l’ouest de Manhattan, sur la 42 e rue entre la 9 e et 10 e avenue. L’écrivain nous accueille avec un large sourire, chapeau vissé sur la tête, crocs roses au pied et Molly, son yorkshire, dans les bras. Le deux-pièces, à la vue imprenable sur l’Hudson River, a des allures de musée. Tout y rappelle cet été 1969 quand l’artiste et desi gner d’alors eut l’idée de sa vie.
Dans l’agitation des 60’s, Mister Tiber a pour potes Tennessee Williams et Truman Capote et des parents qui ont du mal à faire vivre leur complexe hôtelier, El Monaco, installé à White Lake, à deux heures au nord de New York. En ce jour de juillet 1969, Elliot apprend que les promoteurs du festival de Woodstock, qui doit se tenir à quelques miles de là, se sont vu retirer leur permis d’organisation. Coup de bol, lui en possède un depuis dix ans : chaque année, sur la scène du théâtre d’El Monaco, il organise son propre festival où des comédiens, parfois nus, se produisent devant trois pelés et le fermier du coin, un certain Max Yasgur.
« J’ai alors appelé Michaël Lang, l’un des deux organisateurs, raconte Elliot, et je lui ai dit que je pouvais lui céder mon permis pour un dollar s’il s’engageait à louer toutes les chambres de l’hôtel de mes parents pendant plusieurs semaines. » Le début de l’épopée d’Elliot. Et des petits secrets que l’écrivain raconte avec détails et humour : « L’équipe du festival a débarqué en hélicoptère. J’ai dû faire une croix au sol avec des draps pour l’atterrissage. Les organisateurs sont arrivés à moitié nus avec “Peace, Love and Music” peint sur leur torse. Ma mère s’est mise à hurler et a appelé le rabbin. »

 

Le complexe hôtelier de la famille Tiber comprenait 70 chambres – « des chambres horribles » où personne n’acceptait de s’aventurer. Quand Michaël Lang découvre le terrain humide et l’absence de chiottes, il pense à repartir. Elliot décide alors de faire appel à son ami Max Yasgur, un fermier de Bethel (voir ci-contre), qui possède des hectares de terres. Dans la ferme de Max, au bord de la route 17 B, l’affaire est conclue en quelques minutes : un sac de biffetons pour Elliot, quelques milliers de dollars pour Max, des pots-de-vin pour détendre les personnages influents du canton… Les organisateurs ont tout prévu. Tout ? Sauf l’affluence. Du jour au lendemain, 300 000 chevelus débarquent à Bethel. Puis beaucoup plus grâce à la bourde d’Elliot. Le propriétaire d’El Monaco, chargé par Michael Lang de s’exprimer devant télés et radios, annonce : « Le festival est gratuit pour ceux qui n’ont pas de billets. »
En quelques heures, les routes sont bloquées et les barrières du festival tombent. A El Monaco, Elliot croise Janis Joplin et Jimi Hendrix et goûte à la légende à sa manière : « La deuxième nuit, une moto m’a emmené sur le site. J’ai vu une mer de gens. Un demi-million de personnes. J’ai pris un acide et fumé de l’herbe, et je suis resté six heures avec deux filles et un garçon. Ou peut-être était-ce deux garçons et une fille… »

BETHEL AUJOURD’HUI SES CHAMPS, SON RADE, SON MUSÉE
Route 17 B. La traversée de White Lake et Bethel se fait en quelques minutes. Des champs, des lacs, des cabanes décrépites, quelques hôtels et restaurants, une station service, le bar chez Hector et nous voilà on the road again. Mais, depuis 2006, la population du canton de Sullivan s’enorgueillit du Bethel Woods Center for the Arts. A l’endroit même où se tint le festival, Alan Gerry, homme d’affaires richissime, a créé ce projet long à voir le jour et dont certains vétérans de Woodstock contestent aujourd’hui la légitimité.
A vue d’œil, l’investissement y a été colossal. D’immenses parkings, de vastes salles de réunion, une scène couverte pour les concerts en plein air… Max Yasgur, le fermier, aurait aujourd’hui bien du mal à reconnaître ses champs. « Notre canton est très pauvre, souligne Wade Lawrence, directeur du musée, il s’agit d’un véritable projet de développement économique et d’un moyen de commémorer le festival de Woodstock. »
Un moyen de faire claquer les dollars, aussi. A Bethel, l’Amérique n’oublie pas que business is business. Depuis un an, le Bethel Woods Center abrite un musée. Le pèlerin doit s’acquitter de 13 $ pour découvrir photos, vidéos et souvenirs de l’époque. Une balade sympathoche au cœur des 60’s qui s’achève naturellement par la boutique. Là, tee-shirts, casquettes, mugs, livres et porteclés estampillés Woodstock attendent le visiteur. Que reste-t-il de l’esprit insufflé quarante plus tôt par Jefferson Airplane, Creedence Clearwater, Arlo Guthrie ou Ravi Shankar ? « En 1969, Woodstock était déjà un business, se défend Wade Laurence. Aujourd’hui, cela crée des emplois et de l’argent. Des restaurants et des hôtels s’installent dans le canton. » Combien d’emplois ? « I don’t know », avoue le directeur du musée.
Si l’été, Bethel accueille les pèlerins et les New-Yorkais en villégiature, le reste de l’année est calme dans le canton de Sullivan. Et le Bethel Woods Center, désert. Il devrait faire le plein le 15 août prochain pour le quarantième anniversaire du festival. On attend quelques 15 000 spectateurs en plein air pour les concerts de Richie Havens, Big Brother, Ten Years After, The Band, Canned Heat et autres anciennes gloires. Les billets ont été mis en vente début mai. Prix de la place ? A partir de 69 $.

MISTER DEVLIN : CELUI QUI N’EST JAMAIS VENU
Sur les champs de Bethel, impossible de louper Duke Devlin. Cheveux longs et immense barbe blanche, ce Texan d’origine a des airs de l’autre «Duke», celui des frères Coen. Mais, à la différence du Big Lebowski, Duke Devlin sou-ligne que lui, «c’est son vrai prénom». Les deux ont peut-être aussi en commun une certaine philosophie de la vie et une nonchalance dans la façon de se mouvoir, quand le cool le dispute au love spirit. Duke Devlin, c’est l’histoire d’un «another way of life».
En 1969, Duke, jeune glandeur Ricain de 26 ans, pas franchement dans la vie active et vraiment pas étudiant, a fait le grand voyage. Sur la route. Cinq jours en auto-stop depuis la patrie des Bush et des Ewing pour rejoindre l’Etat de New York. «Avec un de mes amis, nous avons appris qu’il y avait ce festival, alors nous sommes partis.» Duke, lui, n’est jamais revenu. « J’ai trouvé un boulot et j’ai essayé de gagner de l’argent pour rentrer chez moi. Mais les gens d’ici étaient sympas. J’ai rencontré une fille et je me suis marié. Je suis encore là et je trouve que c’est une super histoire», raconte celui qui est devenu le guide officiel du Bethel Woods Center.
Aujourd’hui, sur le champ de Bethel, Duke Devlin conte aux visiteurs du moment ces trois jours incroyables de l’été 1969: «Il y avait tellement d’ingrédients… La guerre du Viêt Nam, la lutte pour les droits civiques, la paix, la musique et tous ces gens qui voulaient inventer un nouveau mode de vie.» Dans un grand sourire, Duke dévoile avec fierté la colombe et la guitare tatouées sur son bras gauche, des marques indélébiles comme pour mieux graver dans son corps et dans sa tête un moment d’histoire qu’il a du mal à résumer: «Comment expliquer un arc en ciel ?»

ROY HOWARD : IL N’A JAMAIS DÉCROCHÉ
Roy Howard a cette petite flamme dans le regard qu’ont les personnes sur qui le poids des années semblent ne pas avoir prise. A 75 ans, l’ancien épicier de Monticello entretient avec vitalité la ferme de Max Yasgur, achetée en 1985. Et ses souvenirs, il les accumule dans un bâtiment de 1876, devenu sa demeure à la belle saison: un véritable musée à la gloire de l’époque hippie où les nostalgiques viennent en pèlerinage. «J’ai des gens du monde entier tous les week-ends qui viennent prendre des photos et me poser des questions. Ils sont finalement plus intéressés que les gens du coin», confie cet amateur de blues et de country.
Parfois, Roy leur raconte les soirées d’août 1969. «La première nuit, je travaillais dans mon magasin. Des jeunes se sont arrêtés pour me demander leur route. Tous les accès étaient bloqués. J’ai pris ma moto et les ai conduits par des chemins de traverse. Il y avait Joan Baez sur scène. J’ai vu Mélanie aussi. Et j’y suis retourné après.»
Aujourd’hui, Roy est amer. Car pendant dix ans, en organisant une grande fête sur son champ, il fut en quelque sorte le gardien du tem-ple et de l’esprit de Woodstock. Ses concerts réunissaient, le temps d’une soirée estivale, près de 10 000 personnes, jusqu’à ce qu’en 2005, les autorités locales lui imposent une réglementation trop restrictive. «Ils ne voulaient pas de ces sales hippies, mais je me demande qui sont les plus propres…»
Il y a trois ans, le Bethel Woods Center a ouvert ses portes. Un vaste espace souvent vide qui ne semble pas le satisfaire: «Si les gens avaient mis leur énergie à organiser chaque été un événement en faisant participer toute la ville, le public serait venu en nombre ces quarante dernières années. Le rock’n’roll hall of fame est dans l’Ohio mais c’est ici qu’il aurait dû être !» Roy garde pourtant le sourire. Celui de ceux qui ont su conserver la magie de l’Amérique de Woodstock dans leur tête.

FRANKY KELVY ET XELAIA