LA BANLIEUE DE KOURTRAJMÉ

Paru dans le numéro 127 de Technikart – 23/10/2008

Une centaine de membres, des projets dans tous les sens: Kourtrajmé impose une vison de la banlieue ni angélique ni diabolisatrice. A l’heure de «Stress» et de «Go Fast Connexion», on est allés enquêter chez ce collectif foutraque et créatif.

« La banlieue est un trésor. » C’est Luc Besson, le producteur de Banlieue 13, qui l’affirmait la veille du tournage de son prochain nanar américano-banlieusard. Trémolos dans la voix et œil compassionnel, il était tout fier, Luc, de ramener une star hollywoodienne dans cette zone ghetto – Montfermeil et ses Bosquets déjà dévastés depuis belle lurette quand les émeutes de novembre 2005 y ont éclaté.

Hélas, dès le lendemain, le multimillionnaire à tee-shirt XXL se ravisait : entretemps, une poignée de djeunz, recalés de la bourse bessonienne à l’emploi (210 € la journée pour tenir le mur devant John Travolta), avaient cramé une dizaine de voitures prévues pour le tournage de ce film au titre plein de promesses, From Paris With Love.
Révélateur ? Au moment où les bouquins de sociologues (Ghetto urbain, l’étude béton et déprimante de Didier Lapeyronnie), les confessions de bad boys repentis (J’étais chef de gang de Lamence Madzou, voir Technikart n°126) et les docus pleurnichards de gauchistes fatigués (93 : mémoire d’un territoire de Yamina Benguigui) déferlent notre relation à la banlieue a de plus en plus l’allure d’une histoire d’amour ratée.

COMPASSION ET BIDONNAGES
Les émeutes de 2005, quant à elles, n’auront servi à rien, si ce n’est à encourager, au mieux, une compassion ma ladroite et, le plus souvent, ces bidonnages télé honteux devenus, à force, notre seul accès à cette « contre-société », comme la nomme Lapeyronnie.
Ces derniers mois, alors que le Droit de savoir est enfin foutu au placard, d’autres voix se sont fait entendre. Notamment celle de Ladj Ly, membre du collectif Kourtrajmé qui, avec son vrai-faux docu Go Fast Connexion, se paye Charles Villeneuve dans les deux sens du terme et vient de shooter l’interpellation über-musclée d’un de ses voisins par des flics du commissariat de Gagny. Une séquence brute devenue preuve à charge pour l’IGS qui vient d’ouvrir une enquête sur cette bavure ordinaire présumée. Quelques mois après le buzz à double tranchant généré par Stress, le clip de Romain Gavras diffusé sur Internet, Kourtrajmé remet la banlieue et ses représentations au centre du débat. Le début d’une nouvelle histoire ?

KOURTRAJMÉ, LA MILLE-FA
ILS FONT DES PETITS PARTOUT
En quinze ans, Gavras, Chapiron et Sangaré ont réussi à tisser les liens d’une tribu éparpillée dans la musique, les médias, le cinoche ou le graphisme. Au total, un crew d’une centaine de membres dont voici les principales ramifications.


LES FONDATEURS
KIM CHAPIRON
Graphiste au départ, le fils de Kiki Picasso (collectif Bazooka) est l’un des cofondateurs du crew Kourtrajmé en 1994. Kim taxe le matos de papa pour réaliser les courts métrages «Paradoxe perdu» et «Tarubi, l’Arabe strait». Son premier long, «Sheitan», sort en 2006. Ces jours-ci, il est au Canada pour son deuxième.
ROMAIN GAVRAS
Nourri à la pellicule par papa Gavras, Romain, cofondateur du crew, se distingue en solo dans la réalisation de clips rap («Pour ceux» de la Mafia K’1 Fry, «Changer le monde» de Rocé), électro (DJ Mehdi, Justice, Simian Mobile Disco) et pop (The Last Shadow Puppets). Etrangement muet pendant la controverse «Stress», il termine l’écriture de son premier long avec Boukercha.
TOUMANI SANGARÉ
Le troisième larron développe au Mali la filiale Kourtrajmé Africa depuis 2000. Sur place, il réalise les clips d’artistes locaux comme Salif Keita et milite pour la cause du commerce équitable par l’entremise de la firme Max Havelaar. Toumani prépare une série pour son continent, tandis que son business continue à faire tourner une cellule réactive de quarante employés.

LA MUSIQUE
TTC
Parti au départ pour tout déchirer avec «Ceci n’est pas un disque» puis «Bâtards sensibles», le trio parisien s’éparpille après «36 15 TTC», enfantant au passage une lignée de rejetons en combi fluo dispensables (Yelle, etc.). Leur titre «Danser» est appuyé par un clip signé Kourtrajmé et Teki Latex assure le show dans quelques vidéos hilarantes du crew.
MOHAMED MAZOUZ, ALIAS HI-TEKK
Le MC au flow kaléidoscopique aiguise son talent de graphiste chez Source, réalisant dans la foulée ses propres clips, notamment «Bâtards de barbares» pour «Sheitan».
LA CAUTION
Les deux jumeaux de Noisy-le-Sec naissent avec le tube underground «les Rues électriques» à la fin des 90’s et assurent les premières parties d’Assassin. Ils créent, avec leur manager Mouloud, le label Kerozen, sur lequel ils signent successivement «Asphalte hurlante» et «Peine de Maures».
AHMED, ALIAS NIKKFURIE
Beatmaker inspiré, il compose la totalité des sons de La Caution et décroche une bourse de la fondation Lagardère en 2005. Au passage, il lâche une prod’ pour une des scènes de Cassel dans «Ocean’s 12»: une première pour le rap français.

LES PÈRES SPIRITUELS
MATHIEU KASSOVITZ
L’homme de «la Haine» s’est approprié avant les Kourtrajmé les côtés positifs d’une culture qui le fascine. Entre deux foirades hollywoodiennes, l’exsurdoué du cinoche français est apparu en chauffeur pressé dans «Tarubi» de Kourtrajmé, mais reste brouillé à mort avec Vinz (voir «Technikart» n°126).
GROLAND
Mouvement politique fictif aux milliers d’adhérents, associant altermondialistes alcooliques et lanceurs de tartes à la crème, la bande de Moustic, Salengro et Delépine vogue à mi-chemin entre le JT de Pernault et le mag «Union». C’est Mouloud qui le dit: «Groland est une vraie référence artistique et intellectuelle pour Kourtrajmé. On aimerait réussir à garder cette unité qui les lie après tant d’années.»
BAZOOKA
Groupuscule de squatteurs punk inspiré du mouvement dadaïste, ce collectif de graphistes infiltre, à la fin des années 70, la presse pour la dynamiter à l’aide de collages crus et suggestifs. Puis le collectif disparaît, coulé par la censure et les procès. L’épistolier de la bande, Kiki Picasso, transmet au fiston Chapiron sa vibe beatnik.

LE CINÉMA
OLIVIER BARTHELEMY
Avec son physique bourrin, «Bart» incarne à merveille le white trash gaulois. Figure récurrente de Kourtrajmé, il se prend des quiches dans la tête par Cassel dans «les Frères Wanted» ou respire l’odeur des pots d’échappements ch’tis dans «Signatune», clip de DJ Mehdi réalisé par Gavras, avant de rejoindre Vinz dans «l’Instinct de mort».
LADJ LY
Cet enfant du ghetto prête sa gueule de mec tricard à la quasi totalité des prods Kourtrajmé, ainsi que dans «Sheitan», où il jouait un Casanova de té-ci. Réalisateur engagé à ses heures, Ladj filme les émeutes de 2005 et en tire son docu, «365 Jours à Clichy Montfermeil», où il défie des élus UMP en robe de chambre. Dans «Go Fast Connexion», il débusque Charles Villeneuve pour enquêter sur le trafic de chichon.
VINCENT CASSEL
Le frère de Mathias «Rockin’ Squatt» d’Assassin décroche le titre de Meilleur Espoir masculin avec «la Haine». Son choix intuitif lui permet de se construire une filmo de qualité tout en devenant «bankable». Du coup, Vinz joue les acteursmécènes dans «Sheitan» de Chapiron et se prépare à réitérer le coup (coproduction et premier rôle) dans le premier long de Gavras.

LES MÉDIAS
MOULOUD ACHOUR
Acteur («Sheitan»), journaliste («Radikal», «Vice», «Technikart»), manager (La Caution), présentateur télé (MTV, «le Grand Journal»)… Le disciple d’Ariel Wizman gravit les échelons de la pyramide médiatique avec une aisance étonnante, prouvant qu’on peut tout réussir à force de détermination même en étant gros, banlieusard et arabe. Profitant de son aura déconnante, la nouvelle coqueluche du petit écran place son crew dans nombre de ses chroniques.
JR
La destinée de ce jeune homme naît le jour où il ramasse dans le métro un Samsung doté d’un flash hyperpuissant oublié par un touriste. Il s’en sert pour immortaliser les graffeurs des stations fantômes. Ses portraits géants de la population de Montfermeil décorent le tout-Paris et ses alentours, accouchant de «28 Millimètres», un ouvrage qu’il co-signe avec Ladj Ly. Pour les besoins du projet «Face2face», JR shoote une série d’imams barbus et de rabbins en papillotes éclatant de rire ou faisant la grimace, qu’il dispatche en accordéons de dentelles sur les contours de la frontière palestinienne. Contre toute attente, la majorité locale approuve la démarche et encourage le colleur d’affiches humaniste.
CRAKEDZ.COM
Le SAV de Kourtrajmé propose une large gamme de produits dérivés: posters, DVD inédits ou mixtapes, ainsi qu’une collection de tee-shirts pour faire du bif’ et financer «la famille». «VICE» Objet inventif au ton trash et irrévérencieux, le magazine gratuit «Vice» réussit un holly-flip au-dessus de la masse de titres qui encombrent nos kiosques. Sa ligne éditoriale arty et ses photos stylées font le bonheur du lectorat nerd. Mathieu Berenholc, le rédac’ chef, n’hésite pas à ouvrir ses colonnes à Mouloud ou à parler de l’actu Kourtrajmé. «PARK MAG» Magazine généraliste peuchère et bien foutu, «Park Mag» est la résurgence de «Score» et de «Climax», tous deux lancés par le photographe Wahib Chehata, figure à la fois discrète et omniprésente de la presse indé. L’équipe rédactionnelle soutient chaque sortie d’un projet Kourtrajmé.
KARIM BOUKERCHA
Après avoir sévi aux côtés de Sear et de Grégory Protche dans le fanzine «Get Busy», Boukercha dirige l’éphémère «Tant pis pour vous» avec ce dernier puis met en couleur sa passion pour le graffiti dans «Wild War». Co-écrit actuellement un long-métrage avec Gavras.

MEHDI MASUD

V. C. ET L. R.

 

<p>Une centaine de membres, des projets dans tous les sens: Kourtrajmé impose une vison de la banlieue ni angélique ni diabolisatrice. A l’heure de «Stress» et de «Go Fast Connexion», on est allés enquêter chez ce collectif foutraque et créatif.</p>
<p>La banlieue est un trésor. » C’est Luc Besson, le producteur de Banlieue 13, qui l’affirmait la veille du tournage de son prochain nanar américano-banlieu-sard. Trémolos dans la voix et œil compassionnel, il était tout fier, Luc, de ramener une star hollywoodienne dans cette zone ghetto – Montfermeil et ses Bosquets déjà dévastés depuis belle lurette quand les émeutes de novembre 2005 y ont éclaté. Hélas, dès le lendemain, le multimillionnaire à tee-shirt XXL se ravisait : entretemps, une poignée de djeunz, recalés de la bourse bessonienne à l’emploi (210 € la journée pour tenir le mur devant John Travolta), avaient cramé une dizaine de voitures prévues pour le tournage de ce film au titre plein de promesses, From Paris With Love. Révélateur ? Au moment où les bouquins de sociologues (Ghetto urbain, l’étude béton et déprimante de Didier Lapeyronnie), les confessions de bad boys repentis (J’étais chef de gang de Lamence Madzou, voir Technikart n°126) et les docus pleurnichards de gauchistes fatigués (93 : mémoire d’un territoire de Yamina Benguigui) déferlent notre relation à la banlieue a de plus en plus l’allure d’une histoire d’amour ratée.</p>
<p>COMPASSION ET BIDONNAGES Les émeutes de 2005, quant à elles, n’auront servi à rien, si ce n’est à encourager, au mieux, une compassion ma ladroite et, le plus souvent, ces bidonnages télé honteux devenus, à force, notre seul accès à cette « contre-société », comme la nomme Lapeyronnie. Ces derniers mois, alors que le Droit de savoir est enfin foutu au placard, d’autres voix se sont fait entendre. Notamment celle de Ladj Ly, membre du collectif Kourtrajmé qui, avec son vrai-faux docu Go Fast Connexion, se paye Charles Villeneuve dans les deux sens du terme et vient de shooter l’interpelation über-musclée d’un de ses voisins par des flics du commissariat de Gagny. Une séquence brute devenue preuve à charge pour l’IGS qui vient d’ouvrir une enquête sur cette bavure ordinaire présumée. Quelques mois après le buzz à double tranchant généré par Stress, le clip de Romain Gavras diffusé sur Internet, Kourtrajmé remet la banlieue et ses représentations au centre du débat. Le début d’une nouvelle histoire ?</p>
<p>V. C. ET L. R.</p>
<p>&nbsp;</p>