LA CUISINE DES MOUSQUETAIRES

Paru dans le Hors-Série music de Technikart – 22/12/2009

QUELLE EST LA RECETTE DES INGÉNIEURS POUR OBTENIR UN SON COMMERCIAL ?
«Commerciale», «FM», «barbelivienne», les adjectifs ne manquent pas pour caractériser la musique en rotation dans les hypermarchés. Mais comment, dans l’ombre des studios, les professionnels se débrouillent pour faire qu’un morceau sonne mainstream ? Confessions intimes avec quelques ingés son.

Moi je ne fais pas de différence entre le mainstream et le non mainstream », me lance direct Lucas Chauvière, talentueux touche à tout bossant autant pour M, Tony Allen ou The Yolks. Historiquement en effet, et en dehors des sectes indie qui se glorifient de ne rien vendre, l’idée d’une séparation étanche ne convainc pas une seconde les professionnels de la profession. Et pour cause : par nécessité professionnelle ou par goût, ils circulent tous plus ou moins entre l’underground et le grand public. Mais malgré cette porosité, tous les ingés son savent aussi très bien comment faire pour sonner « grand public ». Ainsi Laurent Guéneau, ingé son chevronné ayant vu défiler entre autres Minister A.M.E.R, Sinsémilia, mais aussi Khaled, Faudel ou Grand Corps Malade : « Le but, c’est d’être écouté, donc de passer en radio et plus si affinités. Si je ne suis pas accessible je le sais ». L’accessibilité n’est bien sûr pas sale en soi : « L’idée est de faire le célèbre “simple et efficace“, même s’il y a des arrangements complexes. De toujours donner à l’auditeur l’impression de proximité, de simplicité » précise-t-il. Le péril ? Devenir un robinet à eau tiède, sous la forme du « risque zéro », qu’énonce en la déplorant K-Mille, ingé son et multi-instrumentiste de formation classique (Java, James Delleck, No One is innocent) : « Pas de recherche sonore. Toujours les mêmes accords, toujours les mêmes sonorités, toujours les mêmes mélodies ». Et si tu peux éviter des textes de type « Sarko facho » ou «vive la pédophilie», ça ira mieux pour être pluggé en radio. Mais au-delà de cette règle générale, le son mainstream repose également sur quelques procédés de studio précis, aussi répandus qu’ignorés du grand public. Passage en revue de quelques trucs magiques :

Recette n°1 : lisser les voix. Le chanteur chante mal, ou trop peu juste pour NRJ ? Solution : l’Autotune. Ce logiciel inventé il y a dix ans par un ingénieur de l’industrie pétrochimique (si si), est connu pour son utilisation « à la Cher » depuis le tube « Believe » en 1997, puis ad nauseam dans le R’n’B de T-Pain et Kanye dans les années 2000. Mais il est en réalité aussi utilisé systématiquement, de manière peu audible pour les non-initiés, pour corriger imperceptiblement les imperfections de la voix humaine. Et si je veux pas être autotuné, faut que je le demande expressément ? « C’est pas vraiment automatique. On corrige quand le chanteur n’est pas très bon, quand l’entourage le demande, ou tout simplement pour améliorer la musicalité » rectifie Sébastien Pradès, jeune ingé son très pointu en électro edbangerienne (Juno), mais participant aussi à des sessions de variété (Zazie, Garou). Sur un gros projet, le temps c’est de l’argent, donc hors de question de répéter les voix six mois avant d’enregistrer, comme à l’époque des Beach Boys et des Zombies. Donc si les chœurs sonnent pas, c’est Melodyne pour tout le monde, logiciel permettant de recaler la hauteur des notes, le placement rythmique et même la forme de la prononciation. « Sur certaines prod’, ils vont jusqu’à sélectionner les syllabes qu’ils préfèrent pour les remplacer » raconte Lionel Boutang, ingé sur James Delleck, mais aussi assistant sur les Wampas ou les Gypsy Kings. Parfois, il y a encore plus simple pour sonner radio-friendly : « En France, il y a une tradition de mixage des voix en avant dans la varièt’ » précise Lionel. En gros, plus les voix sont en avant, plus le texte est audible, plus le DA sera content et plus tu auras de chances de passer sur Autoroute FM en couvrant le son du moteur de la voiture : « J’aime imaginer un mec dans les embouteillages, il met la radio et hop… la chanson le met de bonne humeur ! » renchérit Laurent Guéneau.

Recette n°2 : recaler toutes les parties d’un morceau. En effet, problème pour l’industrie du mainstream, les êtres humains commettent des erreurs lorsqu’ils jouent. Deux solutions là encore : soit on repart en répète, c’est du temps, de l’argent. Autre solution : Beat Detective. Ce programme pour Pro Tools (principal logiciel utilisé en studio, NdA) recale automatiquement toute piste audio sur un tempo défini. C’est spectaculaire, rapide, automatisable, et ça fonctionne pour quasiment tout type d’instrument. Evidemment, utilisée de manière subtile et justifiée musicalement, la technique du recalage peut tout à fait enrichir un morceau, comme le précise K-Mille, qui a sciemment choisi de tourner le dos à la grosse variété qui tache : les bons réalisateurs et ingés pratiquent souvent des décalages de parties pour accentuer le groove. Mais utilisée comme un bourrin, par manque de temps ou de goût, stérilisation assurée.

Recette n°3 : avoir un niveau de cheval. Un morceau mainstream doit passer en radio, format audio compressé, qui a fini par influer sur le niveau sonore exigé par les producteurs : n’importe quel morceau un peu souffreteux de Carla Bruni guitare/voix sort aujourd’hui plus fort en niveau que du gros hard 70s. Tous les ingés rencontrés évoquent cette « course au niveau », selon une logique publicitaire bien connue consistant à supprimer les nuances et la dynamique afin que le message sature le cerveau : compresser = vendre. Il faut que ça « colle », dans leur jargon, c’est-à-dire à la fois que tous les potards tapent dans le rouge, et que ça s’incruste dans la tête de l’auditeur. Qu’ils soient choisis ou subis, utilisés avec goût ou non, ces outils de formatage ne dessinent en tous cas aucune distinction convaincante entre le mainstream et l’underground. Zazie, Justice, ou le garagepunk parisien, même combat : lissage, recalage, voire conservation ou création de fausses erreurs de jeu à des fin d’authenticité dans certains styles (Jack White en est un des champions). Les ingés quadras et plus ont dû s’adapter à cette réalité, quel que soit le type d’artiste. Et à la limite, ceux qui ont souvent le plus besoin de ces béquilles sont ceux qui ont le moins de temps et d’argent en studio, et ont une culture de home studio. Soit souvent des artistes underground…« Maintenant les gars jouent un couplet et un refrain, et demandent que l’on mette tout ça en boucle… J’ai souvent l’impression de faire du secrétariat seul face au Mac» s’inquiète Laurent Guéneau. Pour des raisons variées et pas toujours conscientes (contraintes économiques, démocratisation de la production de musique) ces outils semblent en tous cas former désormais, pour la génération des ingés de 20-30 ans, l’horizon musical indépassable de notre temps.
JOSSELIN BORDAT

TROIS MORCEAUX QUI N’AURAIENT JAMAIS DÛ DEVENIR MAINSTREAM, ET POURTANT…
«RISQUE ZÉRO», LES EXCEPTIONS
1. «BOHEMIAN RHAPSODY», QUEEN (1975)
5 minutes 55 secondes, pas de vrai refrain, six parties (dont du hard FM de l’a cappella de type opéra-bouffe sous coke), et une pochette où les membres du groupes sont soit prognathes, soit hydrocéphales… Résultat: plus de 2 170 000 exemplaires vendus, 3e vente UK de l’histoire, derrière Elton John et Band Aid.
2. «DROP IT LIKE IT’S HOT», SNOOP DOGG FEAT. PHARRELL WILLIAMS (2004)
Ce hit neptunien ferait passer la tek minimale pour du prog-rock. Il n’y a rien, absolument rien, mais tout est génial: la boîte à rythme, les infrabasses, le microkorg à 150 euros, les claquements de langue et la jazzoflute Tex Avery. Et comme si ça ne suffisait pas, il s’agit en plus d’une adaptation ralentie de «White Horse» de Laid Back.
3. «SURFIN’ BIRD», THE TRASHMEN (1962)
Comment atteindre la 4e place du billboard américain en 1962 quand on est un surfband ? Chanter qu’on aime glisser sur sa planche, embrasser des filles et inversement ? Ou alors reprendre un morceau existant, ne pas se souvenir des paroles et glapir «papa-oo-mow-mow /papa-oo-mowmoowmow» pendant 2 min 24 sec. (N’a fonctionné qu’une fois à ce jour).
J.B.