Le connard est le patron (et inversement)

Capture d’écran 2015-07-31 à 14.07.52

Frederic Beigbeder sort un livre. Surprise : il n’y parle pas de bitures mais de l’entreprise.
Dans « 99 FF », son nouveau roman, Frédéric Beigbeder verse dans la critique sociale et décrit une situation ans issue : une époque où tout le monde est le patron de tout le monde. Un complot sans comploteur. Et ça vous fait marrer.

Cet été, Frédéric Beigbeder n’a plus de patron. Du moins, officiellement : l’agence de publicité Young&Rubicam France – pour laquelle il officiait comme concepteur-rédacteur depuis cinq ans – l’a licencié pour « faute grave ». Cela dit, Beigbeder l’a bien cherché : «J’écris ce livre pour me faire virer », prévient- il dès la première page de son nouveau, et réussi, roman. 99 francs (c’est le titre du livre et aussi son prix) est une description vacharde et précise, drôle et désespérée du monde de la publicité, sa bêtise ordinaire, son imposture terrifiante, son fascisme discret. Un roman aux détails hilarants – un client reproche à un script de manquer d’« aujourduité » -, aux remarques définitives – « Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas » et aux accents autobiographiques : Octave est concepteur-rédacteur à la Rosserys&Wichcraft France, il aimerait s’en faire licencier, il écrit un roman vengeur durant ses heures de boulot.
Résultat : la rumeur estivale désigne 99 francs comme l’un des événements de la rentrée littéraire et, pourquoi pas, parmi les favoris du Goncourt. Ce qui méritait bien un article de trois pages (outre que Beigbeder est un compagnon de route de Technikart, qu’il nous arrive en plein mois d’août d’éditer la revue littéraire NRV dont il est cofondateur et que, pour l’interview il m’a invité à déjeuner). Mixant joyeusement Trente ans et des poussières de Jay Mclnerney, Moins que zéro de Bret Easton Ellis et Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, 99 francs est l’un des rares romans français du mois de septembre qui tourne le dos aux sempiternelles histoires de fesses vaguement sentimentales de l’ouest parisien pour s’attaquer frontalement à la mécanique du malheur contemporain.

 

LE SOUS-COMMANDANT MARCEL PROUST
« Tout écrivain est un cafteur. Toute littérature est délation. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire des livres si ce n’est pas pour cracher dans la soupe », écrit-il. Ici, Beigbeder (par ailleurs auteur de trois romans contant les sempiternelles histoires de fesses vaguement sentimentales de l’ouest parisien) retourne – selon une stratégie pop – les armes de la pub contre elles en usant de phrases aux allures de slogans, aligne les informations – sur l’élevage du poulet en batterie, la nocivité des téléphones portables, le budget publicitaire des grands groupes financiers. Il commente l’émission The Grind de MTV celle où pouffes et bouffons simulent la joie en dansant devant des caméras. Il décrit longuement le processus de fabrication d’une pub, ou comment l’on passe d’une bonne idée à un spot flasque. Bref, Beigbeder brasse adroitement les fantasmes et les peurs des années 00 et, accessoirement, de votre magazine préféré : la disparition, les techno-beaufs, le retour à l’enfance, le terrorisme de l’imagerie sexuelle, l’enfer salarial, la dimension bidon de Mai 68, les coulisses de la communication. Mieux : il dessine la carte d’un territoire sans issue. « Tous les gens qui critiquent la société du spectacle ont la télé chez eux. Tous les contempteurs de la société de consommation ont une carte Visa. La situation est inextricable. »
« T’as trouvé ça drôle, quand même ?
Attablé à la Closerie des Lilas, l’auteur de la pub Wonderbra (« Regardez-moi dans les yeux, j’ai dit dans les yeux ») interrompt mes vaticinations. Une légère anxiété agite les rondeurs de son long menton.
– Oui, Frédéric, bien sûr, j’ai beaucoup ri. – Tu me rassures.
Si un djinn te proposait de te métamorphoser en Proust ou en Che Guevara, tu choisirais quoi ?
– Euh… Le sous-commandant Marcel Proust, c’est pas possible ? »
Journaliste (la chronique littéraire de Voici, l’émission télé Rive droite/Rive gauche et romancier, patron d’un prix littéraire et (ex) concepteur-rédacteur, (nouveau) révolté et habitué de Castel, Beigbeder n’aime pas choisir : il pratique tout en dilettante. C’est son défaut et sa qualité. Mais, par les temps qui courent, et concernant l’exercice périlleux de la critique sociale, cela tient plutôt de la vertu. De celle qui vous sauve du ridicule et du ressentiment. Puisque nous sommes tous complices de la même mascarade la loi de la marchandise spectaculaire régit pareillement les postures insurrectionnelles et les canettes de Coca-Cola -, l’autodérision (qui est l’exact contraire de la dérision) peut même nous sauver la vie.

 

« Les soixante-huitards ont commencé par faire la révolution, puis ils sont entrés dans la pub. Moi, je voulais aire l’inverse. »

CHE GUEVARRA
Il y a au moins deux raisons pour que le roman de Beigbeder fasse, cet automne, parler de lui. D’abord, parce que 99 francs boucle la critique 90’s de l’économie de marché. Au début de la décennie, le Cantique de la racaille de Vincent Ravalec rappelait que le capitalisme est cruel pour les pauvres. Au milieu des années 90, Michel Houellebecq signalait que le capitalisme est sans pitié pour les moyens. Aujourd’hui, Frédéric Beigbeder constate benoîtement que le capitalisme maudit aussi les riches. « Il est important, il est riche, il a peur – tout cela est compatible », écrit-il. Surtout, 99 francs énonce l’oraison funèbre du principal mythe qui agita l’underground des années 90 : celui du virus planqué au coeur de la machine. Un mythe auquel beaucoup d’entre nous ont sacrifié. Beigbeder en premier : inspiré par les « adbusters » américains et enthousiasmé par son virage « gauchiste » au volant de sa revue NRV, grisé par l’air séditieux du temps et influencé, selon son propre aveu, par l’ambition littéraire de Michel Houellebecq, le publicitaire expliquait qu’il voulait « changer le système de l’intérieur ». « A un moment, écrit-il dans 99 francs, j’ai cru que je pourrais être le grain de sable dans l’engrenage. Le rebelle dans le ventre encore fécond de la bête, le soldat de première classe dans l’infanterie du global marketplace. Je disais : on ne peut pas détourner un avion sans monter dedans (…) comme disait Gramsci. (…) Cela m’aidait à accomplir le sale boulot. Après tout, les soixante-huitards ont commencé par faire la révolution, puis ils sont entrés dans la pub. Moi, je voulais faire l’inverse. »
L’idée était belle, elle nous a un moment inspirés, elle continue à servir de vulgate à quelques imposteurs. Normal : elle offrait le beurre et l’argent du beurre, Che Guevara et Gucci, les pavés et la plage. Mais s’est pourtant vite révélée totalement inopérante. Pour une raison simple : un virus ne change jamais le système. Il le grippe, provoque sa panne, entame sa décomposition. Au mieux le détruit. Or le marché et la démocratie ne font qu’un.

 

IL N’Y A PAS DE PILOTE DANS L’AVION
C’est su ce point-là que le livre de Beigbeder est le plus intéressant : il purge les années 90de leurs fausses illusions. Boosté par la « cyberculture », impressionnés par la geste hip hop, encouragés par les insurrections raves, nous avons, des années durant, plastronné, bombé le torse, joué au malin. Plus fort que Mao, nous avions fait de la révolution un dîner de gala. Mais vient le moment où il nous faut bien admettre que nous sommes toujours des connards qui courront car notre patron nous attend. A une nuance près : désormais, il n’y a même plus de patron identifiable, chacun est devenu le patron de tout le monde, et inversement. Là est la raison secrète de l’asphyxiante médiocrité de I’époque. Là est l’intuition convaincante de Beigbeder.
Dans 99 francs, la retraitée de Miami commande, via les fonds de pension, l’agence de publicité américaine qui dirige sa filiale française qui emploie un concepteur-rédacteur qui manipule la ménagère de moins de 50 ans qui impose ses désirs aux concepteurs-rédacteurs qui menacent la réussite de la filiale française qui pèsent sur l’avenir du siège américain qui détermine les revenus de la retraité de Miami. Il n’y a plus de coupable et plus d’innocent : les bourreaux sont aussi des victimes, les connards sont leur propre patron. « Le pouvoir est une invention révolue, (…)  A présent que nous entrions dans le cockpit et que nous nous apprêtions à donner des ordres au pilote sous la menace de nos mitraillettes, nous découvrions qu’il n’y avait pas de pilote. Nous voulions détourner un avion que personne ne savait conduire. »
Michel Bounan, l’indispensable auteur de la Vie Innommable (Allia) auquel 99 francs ait référence, ne dit pas autre chose lorsqu’il stigmatise « un complot sans comploteur » et « une nécessité vitale pour chacun de participer à un appareil d’oppression qui le détruit ». Nous en sommes là : un roman, dont le propos croise parfois celui d’un Bounan s’apprête à recueillir un large écho médiatique et, pourquoi pas, commercial. Reste à savoir qui en profitera le plus : le connard ou le patron ?

Philippe Nassif


Capture d’écran 2015-07-28 à 11.28.25