Le Florentin

technovembre

Il croit en Marx et à l’Internet, il est très riche et très à gauche, il habite un château avec ses deux compagnes. Qui est Thierry Ehrmann, le mystérieux patron du groupe Serveur ? Un simple faiseur de fric excentrique ? Ou un subversif anarcho-mystique qui a détourné, dans son coin, l’avion du capitalisme ? Rencontre avec un esprit Sain.

La Gare de Lyon Part-Dieu est une prétentieuse petite chose comme on en trouve tant dans la France d’aujourd’hui. Une sorte de fantasme high-tech, avec ses structures en aluminium clinquant, son ambiance VIP et ses jeunes cadres rougeauds qui parlent dans des téléphones portables.

Nous sommes venus visiter Thierry Ehrmann, grand patron du Groupe Serveur, et provocateur du Net, qui cite Marx et Proudhon, fait d’énormes bénéfices, et continue d’annoncer la « cyber-révolution », qui permettra « l’accès à l’information pour tous ». Une profession de foi qui détonne dans le climat général de déprime, et qui nous vaut d’être venus consulter cet oracle atypique. Inutile de dire que nous sommes plus que sceptiques : nous avons trop bouffé, ces dernières années, de portraits d’entrepreneurs « visionnaires », qui enrobaient leur passion à faire du fric d’une caution vaguement libertaire. « L’Internet est le fils naturel de Proudhon et de Bakhounine, expliquait Ehrmann dans une interview au Monde. Il est anarchiste au sens sociologique puisqu’il fait émerger un cyber-citoyen capable de répondre à l’arrogance des multinationales. » Oui, oui, c’est ça, et Jean-Pierre Pernaut est le fils naturel de Franz Kafka et d’Oriane Garcia.

Dans le taxi qui m’emmène à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, siège du groupe situé à la périphérie de Lyon, le chauffeur me demande qui est Thierry Ehrmann. Je récite. « Il dirige un groupe de 400 personnes dans le monde. Il possède à 38 ans une fortune personnelle de 900 millions de francs. Il affiche des portraits de Mao et de Lénine dans le hall de son entreprise. Il habite avec deux compagnes, et pratique l’échangisme. Et il porte des rangos noires, un pantalon et un T-shirt noirs, ainsi qu’un fin catogan. » « Eh, beh, siffle le chauffeur, vous allez en avoir des choses à dire. »

Arrivé au domaine des Sources, aimable relais de poste du XVIIIe siècle, où ce chef de tribu a installé ses activités et son domicile, on se frotte les yeux. On se croirait dans le repère du méchant dans les films de James Bond : un domaine paisible et suréquipé « pourvu d’une piste d’hélico et de deux groupes électrogènes souterrains ».

Sous de vieilles poutres rêveuses, des employés des deux sexes collectent en silence, sur des écrans extra plats, des informations venues des quatre coins du monde et ce dans toutes les langues. Sommes-nous à Lyon, capitale des Gaules, ou dans une base high-tech, off-shore, et « post-humaine » ? Tout ce que vous avez pu lire comme délire d’anticipation sur le Net semble ici se réaliser.

Le bureau d’Ehrmann est un endroit incroyable, où les armoires du Moyen-Age côtoient, en vrac un écran plasma qui lui permet de rester en contact permanent avec toutes ses filiales dans le monde. « Avec le Net, j’ai résolu tous les problèmes sauf celui du décalage horaire. » Exalté par les événements du 11 septembre, Ehrmann nous laisse à peine le temps de souffler. « C’est le plus grand jour de la modernité. C’est très beau et c’est très moche ce qui vient d’arriver à New York. Je pleure les morts mais, en même temps, cela veut dire que l’histoire reprend son cours. C’est un fabuleux doigt au cul de Fukuyama et à sa fin de l’histoire, un concept qui m’a fait vraiment mal. »

Mais, puisqu’on y est, ne trouve-t-il pas que ces attentats perpétrés avec des couteaux contredisent sa foi en la toute-puissance de la Technologie ? « Non, au contraire. Nous n’en sommes qu’au début de l’Internet. C’est le premier média global de l’humanité il permet une info parfaitement horizontale et transparente, alors que le coût de contact de celle-ci était phénoménal jusqu’à présent. D’ailleurs, les Etats-Unis sont fous de rage. Ils se rendent compte qu’ils ont engendré un monstre. Le Congrès essaye de mettre la main sur Internet grâce au Partiot Act, un programme qui permet de contrôler tout ce qui se passe sur un provider. »

Ehrmann ne fait pas partie des pleureuses de l’Internet. « La chute de la e-économie n’est qu’un épiphénomène – très américain d’ailleurs. Nous avons fondé Serveur, en 1987, faisant partie des pionniers du Net. Après vingt ans de culture libertaire, on a vu les financiers débarquer, sans avoir aucune culture des réseaux. Or, on a beau être l’homme le plus riche du monde, on n’apprend pas le russe en quinze jours. Et puis il ne faut pas dramatiser. La perte des valeurs Internet ne représente que 2% de la perte de richesse générale. 98% étant lié à l’UMTS, le téléphone portable équipé d’Internet, qui reste le plus gros scandale du siècle (voir encadré). »

Ehrmann parle, parle, dans un débit vertigineux, où se bousculent les mots et les concepts. Il invoque Saint-Simon (« le premier penseur des réseaux ») et les innombrables batailles judiciaires dans lesquelles ce passionné de droit semble engagé : Il évoque l’hôpital au Vietnam et le mensuel culturel lyonnais qu’il va lancer (« « Alors », veut privilégier un journalisme très littéraire, très décalé, à la New Yorker »). Il s’étend sur le musée d’Art contemporain dont il va doter Lyon (L’Organe) et sur les sites antimondialisation que ses services hébergent et protègent (« Je ne peux pas les nommer car il faut les protéger. Disons que ce sont des assos qui sont très engagées. Il ne faut pas que nous soyons gênés par ce qui s’est passé à Gênes. »).

Il dit toujours « on » et jamais « je », comme s’il parlait d’une nébuleuse tapie dans l’ombre (« On a pas mal fréquenté les trotskistes, on continue à se voir »).

Il appelle ses collaborateurs des « companeros », comme s’il menait une guérilla. Le tout est entrecoupé d’un jargon technique qui semble, parfois abscons, voire grotesque : « Ils voulaient encapsuler le protocole IP, à travers un Intranet national! C’est ce que j’appelle le high-tech colbertiste! » Comment un type peut-il faire autant de choses ? Penser à autant de trucs différents ? N’est-il pas un peu mytho ? Et surtout : pourquoi ne passe-t-il tous les soirs sur TF1 ? « J’adore les infos mais je déteste l’image télévisuelle. Et puis je suis assez discret. » Renseignements pris, tout ce qu’il dit est vrai.

Du flot de ses paroles, on retient une chose : Ehrmann est un obsédé de « l’info » (« Je suis passionné, c’est ma came : je prends trois heures tous les matins pour lire les journaux, et faire des revues de presse »). Mais qu’entend-il exactement par des expressions comme « la cyber-révolution de l’info » ? On ne croule pas assez sous les infos comme ça ? En fait, on s’aperçoit que ce n’est pas à cette « info » là que pense Ehrmann. Il parle d’informations administratives, juridiques, économiques, des réglementations, des décrets, des trucs super chiants, et mega pas intéressants. C’est comme ça qu’il a fait fortune. En constituant des banques de données thématiques, accessibles sur Minitel, puis sur Internet. Son principe ? Collecter et synthétiser des informations publiques, et les proposer sous une forme simplifiée.

Exemple : les Conventions collectives, qui régissent les métiers. Autrefois, pour connaître vos droits et statuts, vous deviez passer par des intermédiaires, cabinets d’avocats et autres, qui faisaient payer très cher l’accès à cette info touffue. Ehrmann, lui, a engagé des bataillons d’avocats, qui se sont mis à collecter et à dépiauter tous les textes officiels, les assembler, et les proposer sous une forme simplifiée dans le 3617 CC1. Ici, on rigole un peu : c’est ça votre « révolution de l’info » ? Une info économique, à valeur ajoutée, que vous vendez à l’envie ? La belle affaire. Mais les choses sont un peu compliquées.

En fait, pour comprendre la « révolution de l’info » dont il parle, il faut se reporter à son histoire. En effet, à 18 ans, il perd son père, un grand industriel de la chimie, catholique proche de l’opus dei. Ehrmann doit reprendre l’entreprise familiale, et fait face aux amis de son père, le cartel de la chimie, qui lui expliquent les règles. En gros « On s’entend entre nous pour fixer des prix aux producteurs de matières premières. » Mais Ehrmann ne rentre pas dans le jeu, il balance l’info, renseigne les pays producteurs, et arrive, au passage, à revendre très bien l’entreprise familiale. « C’est là que j’ai compris la valeur de l’information. » En effet, le jeune Ehrmann vient d’avoir une révélation de type quasi mystique : il existe une immense matière première d’informations, économiques juridiques ou professionnelles, qui dorment dans l’ombre. « Cette info vaut plus aujourd’hui que la production : 30 à 40% des acteurs économiques vivent de la rétention d’informations et vous font payer très cher l’accès aux infos. »

Ehrmann a vu cela dans son entourage. Il a vu cette bourgeoisie lyonnaise, qu’il abomine, « ne jamais rien produire, mais vivre de son carnet d’adresses, de ses réseaux. » Il n’aura de cesse dès lors, de casser ces monopoles, de rendre l’info accessible, « horizontale ». Comment ? En créant ces fameuses banques de données, qui synthétisent des informations publiques, juridiques, économiques, ou administratives. En 85, il lance ainsi la première bourse électronique du fret où clients et transporteurs pouvaient entrer en contact, sans passer par les intermédiaires. Ce qui lui vaudra moult procès, menaces et descente de gros bras.

Il a ainsi fait avec tous les domaines, depuis 15 ans, supprimant à chaque fois les intermédiaires, s’attaquant à des centaines de millier de pages de documents, produisant de nouveaux codes, de nouvelles jurisprudences. Son dernier combat ? Le marché de l’art, avec Artprice.com. Ehrmann rachète tous les livres de cotes internationaux, dispersés à travers la planète, collecte et établi une banque de données fiables, sans cesse enrichie. Autrefois, vous pouviez vous faire gruger sur le prix d’une statuette sumérienne ou sur une commode du XVIe siècle. Aujourd’hui vous pouvez connaître leur prix au plus près, en vous abonnant pour quelques dollars. Artprice.com empêche ainsi le bluff, régule les prix, et « moralise » les marchés. « Une consultation à 15000 boules ne vaut plus que 4 ou 5 dollars. »

On pourra dire que cela est bien joli, mais que finalement Ehrmann remplace les anciens monopoles par le sien. Excepté que Lyonnais, obsédé par la transparence, fait baisser les prix, empêche le bluff, et régularise le marché. En toute discrétion, il s’attaque, domaine après domaine, à de nouveaux « marchés opaques », dénichant de « nouveaux gisements d’infos occultés », cassant les prés carrés, les rendant accessibles à tous, s’attirant des tonnes de procès, des foules de pressions, faisant jurisprudence. Le tout dans l’ombre, loin des médias. Comme dit la crique d’Art Hauviette Bethemont : « L’immense majorité des gens passent son temps à avoir des conversations existentielles, et laisse le concret à une poignée d’experts. Résultat : les choses se font sans qu’on s’en rende compte. Mais Ehrmann lui, intervient. Il a les deux mains dans l’économie, la finance. C’est rare. »

Résumant l’impuissance contemporaine à changer le monde, Beigbeder disait dans « 99 F » : « On a voulu détourner l’avion mais quand on est monté dedans il n’y avait pas de pilote. »

Ehrmann dément : « Bien sûr qu’il y a un avion à détourner. Dire qu’il n’y a pas de pilote est un mensonge. » Il est bien placé, depuis son enfance, pour le savoir. Aussi, Ehrmann a-t-il agi là où il se trouvait. Né dans un milieu à pognon, doué d’une façon quasi surnaturelle à en faire, il ne pouvait faire autrement. Mais, au passage, il a bousculé toutes les vieilles règles, les vieux ordres qu’il a trouvés sur son passage. D’une certaine façon, ce millionnaire œuvre de façon plus gauchiste et libertaire, que bien des discours idéalistes.

Ehrmann nous rappelle le journaliste Denis Robert, qui l’an passé dénonçait un scandale bancaire international. Les deux bonhommes se sont attaqués à cette masse d’informations virtuelles, qui circulent tous les jours au-dessus de nos têtes, flux monétaires invisibles, informations pour initiés, qui sont comme le Souffle du capitalisme, le Saint-Esprit du libéralisme, et qui régissent d’une main invisible nos vies pendant que la télévision nous parle de foot, de Ben Laden ou de Michel Houellebecq. Personne ne va voir dans ces contrées digitales, à part les initiés, les Grands Prêtres de la finance, justement. Mais de temps en temps, des révélations ont lieu. Denis Robert a réussi à montrer que les Grands Prêtres opéraient des transactions illégales. Ehrmann, lui, ne cesse de casser leur pouvoir en rendant leur savoir accessible à tous.

On comprend que les deux aient une vision quasi mystique de l’Info, un sentiment de Toute-Puissance, connectés qu’ils sont à l’Esprit du Temps. Le journaliste Quanq-Tri Trân Diêp, directeur de la rédaction d' »Alors », qui a un peu côtoyé le bonhomme, propose une vision passionnante de sa démarche, même si on ne comprend qu’à moitié. « Les Stoïciens étaient obsédés par « l’incorporel ». De même, me semble-t-il, Ehrmann cherche à s’insérer dans l’espace des incorporels et tente de corporiser ce qui ne peut pas l’être. Il s’attaque par exemple au marché de l’art, le marché sans doute le plus traditionnel et le plus volatile, et il essaie de le fixer, de le rendre moins létal. Il ne cherche pas qu’à faire de l’argent. Il évolue dans un univers sacré. Il met du spirituel dans le capital. »

Ehrmann, quand il parle de la « révolution de l’info », que constitue l’Internet, ne cesse de la comparer à l’invention de l’imprimerie au XVe siècle. Au début, on riait, ne voyant qu’un vague rapport entre imprimer la Bible (un sacré bouquin) et créer 3617 CC1, le Minitel des conventions collectives (un sacré ennui). Il se la racontait un peu. Ehrmann, garçon pourvu d’une bonne rhétorique et d’un fort esprit d’exagération. Mais maintenant, nous ne sommes plus si sûrs. De même que l’imprimerie a permis de répandre la lecture de la Bible et donc d’en faire la critique – bousculant le pouvoir des clercs et favorisant le grand bond de la Renaissance -, de même l’Internet selon Ehrmann, nous permet d’avoir accès de façon transparente à l’immense stock d’informations digitales et invisibles qui grillagent nos existences. De cette façon, nous pouvons casser le pouvoir des clercs du capitalisme, et les remettre en cause.

Texte original de Patrick Williams
copyright ©2001 Technikart

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LA BOURSE
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Si l’on ajoute ce besoin d’utopie, son goût pour le baroque, son sens du sacré, son épicurisme assumé (il parle sans fards de sa pratique des partouzes), on se dit qu’on a affaire à un esprit qui n’est pas tout à fait de notre temps. Loin des capitalistes habituels, Ehrmann nous fait penser à un type de la Renaissance, un de ces banquiers et mécènes florentins, Médicis ou autres, libertins et religieux, progressistes et excentriques, établis en sa bonne ville de Lyon. S’il ne saurait être un modèle, il ouvre d’autres pistes : celle d’un monde catholique, tolérant et épicurien et avant le sens du sacré, contre l’austérité des capitalistes anglo-saxons, protestants hypocrites et médiatiques.Ca fait du bien : nous en avons assez de la domination protestante qui régit le monde, de tous ces puritains ivres de travail, qui ne rêvent que de mettre les autres au boulot. Nous sommes fatigués du modèle américain que nos journalistes et nos élites nous mettent depuis vingt ans sous les yeux, bavant d’admiration devant ce Grand Frère qui les ignore. Leur absence de fierté les rend un peu dérisoires (il fallait voir, ces jours-ci, les journalistes-commissaires de LCI, véritables valeurs de l’Empire, reprocher implicitement au gouvernement Jospin de ne pas « être aussi dur-que-Tony-Blair » ; il faut voir leur expression d’admiration quand ils parlent de « Tony-Blair », ce clown haranguant et va-ten-guerre).Nous pensons confusément qu’il y avait peut-être de bonnes choses, dans le Catholicisme, dans le Sud, et dans la sieste… Il serait temps de jouer le Sud contre le Nord, le catholicisme rêveur contre le protestantisme puritain, les églises surchargées contre les tours en verre. Défendre une vision sacrée du monde – englobant sexe, argent et piété -, contre la séparation anglo-saxonne entre business et foi : se faire sucer sous le bureau et entamer le « I love America ».

Entre un Occident réduit à sa dimension américaine, et un Orient réduit à sa dimension islamiste, il doit bien y avoir d’autres pistes, non ? Comme un angelot avec une petite trompette. Ehrmann nous fait surgir tout ça. Qu’il en soit remercié.