Louise Bourgeois ou le syndrome de la tourette

 


Louise Bourgeois ou le syndrome de la tourette      

TECHNIKART N°9 avril mai 1993                                                                

 

C’est une artiste française qui réalisera le pavillon américain pour la Biennale de Venise. Le fait est assez rare pour être mis en exergue. Pourtant, Louise Bourgeois, arrivée aux Etats-Unis en 1938 et compagne d’un temps des surréalistes, a plutôt la dent dure lorsqu’elle aborde le sujet français. Certes, tout n’est qu’un non-dit, mais son relatif  « oubli » par les autorités françaises pendant un si long moment semble l’avoir profondément blessée.

De son exposition récente à la galerie Karsten Greve et des pièces de la Biennale, elle ne soufflera mot. En nous recevant chez elle à New York, elle a préféré nous expliquer, tout en analogies, les idées et les inspirations de son futur basé en grande partie sur la psychanalyse. 

Entretien inédit avec la plus new yorkaise des Françaises.

 

Louise Bourgeois, que pensez-vous du statut de l’artiste dans le système américain ?

Moi, ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les problèmes personnels mais ceux des artistes en général. En Amérique, la vie de artiste est très dure. Lorsque vous êtes en bas de l’échelle, personne ne vous aide. Les artistes, en France, se débattent tant qu’ils peuvent, peut-être trop. Il y beaucoup de rivalités entres les artiste français pour obtenir des prix, des bourses. Ce qui n’existe pas ici. Il faut qu’ils survivent à leurs frais.

 

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je crois en psychanalyse et je m’occupe non seulement de la psychanalyse mais aussi de son histoire jusqu’au moment où elle a dérapé avec Lacan.

 

Vous pensez qu’il y a une rupture avec Lacan ?

Oui. Ce qu’il a fait, c’est du bla-bla. Mais, enfin il plaît aux Français parce qu’il est verbeux. Quand je parle de l’histoire, je veux dire la naissance de la psychanalyse : l’époque de Charcot, des «  pourquoi pas ? » et des phénomènes qui avaient lieu à cette époque. Le dernier sujet qui m’intéresse, c’est le syndrome de la Tourette. En anglais, cela correspond à l’expression «  politically correct ». Cela signifie : « Je mens comme je respire mais  je déclare le contraire. » est la revanche du syndrome de La Tourette. Cette maladie consiste, quand vous rencontrez quelqu’un que vous détestez, à cacher cette haine puis sans pouvoir vous contrôler à vous entendre dire : « Espèce de fumier, si j’avais pu te tuer ce jour là ! ». Et vous ne pouvez rien y faire.

Vous expliqueriez ainsi certaines de vos œuvres ?

Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Moi, je n’ai pas le syndrome bien que, quelque fois, je sente la tension des choses inverse à ce que je voudrais qu’elle soit. Aujourd’hui, en Amérique, beaucoup de gens ont cette maladie, notamment les instituteurs. Ils doivent passer leur vie à crier au génie et à un moment, ils finissent par recracher l’exacte vérité qui est à l’opposé de ce qu’ils sont supposés dire.

 

Vous ne souffrez donc pas de ce syndrome ?

Non, certainement pas. J’adore insulter les gens. C’est pour ça que j’ai beaucoup de compassion pour ceux qui en souffrent parce que je sais à quel point c‘est dur à supporter.

 

Tout artiste souffre plus ou moins de ce syndrome ? 

Bien sûr. Par conséquent, quand le gouvernement français va venir faire du bla-bla sur moi, j’expose en fait un exemple du syndrome de La tourette. J’ai envie de les insulter parce qu’ils m’ont laissé tomber pendant soixante ans et puis ils débarquent pour faire un film. Là, le syndrome de La Tourette consisterait à refuser catégoriquement tout, de façon à ne pas être exposée à des politesses hypocrites ou, à l’opposé, à des reproches inutiles.

 

Pour vous, la création est une forme d’exutoire ?

Bien sûr ; C’est évident ! Ce n’est rien d’autre. On ne travaille pas pour les autres, on travaille pour se connaître. La création est égoïste, totalement hypocrite. Si je dis que je fais quelque chose pour les spectateurs, c’est un mensonge. Je donne le fond de moi-même mais pas pour vous, pas pour vous plaire ! J’espère que mon œuvre intéresse mais je ne suis pas prétentieuse. Si ça ne vous intéressait pas, je m’en ficherais !

 

Quand ça intéresse le spectateur, c’est un hasard ?

Non, C’est un succès. C’est ridicule pour un artiste d’être prétentieux. L’œuvre d’art est avant tout une régression. C’est un autre syndrome. Vous avez, par exemple, un Français qui se met à table et qui commence à dévorer six ou sept côtelettes. Tout à coup, il regarde les gens autour de lui et il s’aperçoit que personne n’a touché à un grain de millet. Rien. La différence entre le type qui a mangé et les autres qui le regardaient, c’est que lui a expérimenté quelque chose  d’important et qu’il a grandi. Les autres ont reçu une leçon de frustration. Et eux ne sont pas des artistes. Autrement dit, la naissance de l’œuvre d’art est la rançon de la frustration, de la faim.

 

La frustration et la souffrance sont au même niveau ? 

Oui. C’est la voie qui entraine la création des œuvres d’art. Nous créons des œuvres parce que nous souffrons tellement qu’il faut que quelque chose se passe. Et cette souffrance est tellement extrême que les figures changent  de forme, qu’elles se mettent à avoir des formes extraordinaires ;

A ce moment de l’entretien, Louise Bourgeois ouvre un livre et nous montre les différents stades d’un homme en proie à une crise d’épilepsie

J’ai rencontré un glaçon il y peu de temps, qui et venu ici avec sa bonne amie qui est collectionneuse. Il m’a dit : « Tu sais, Louise, fais très attention, je suis épileptique. » Je lui ai alors demandé ce qu’il ressentait pendant les crises, s’il se sentait bien, amoureux, au septième ciel, il m’a répondu : « Non. Je n’ai qu’une idée, c’est de toucher le sol de façon à ne pas me faire mal en tombant. » Moi qui croyais qu’il avait des idées érotiques ! La fonction de sa bonne amie était de voir, avant qu’il ne tombe en crise, le petit déclic, la petite lumière qui illuminait son œil. Au fur et à mesure, on a compris que ce n’était pas un accident mais plutôt quelque chose qui le froissait et qui l’amenait à la crise. Avec beaucoup de patience, et c’est ce que je veux démontrer, on arrive à comprendre des choses comme celles-là.

A NEW YORK

Entretien Anne Echapasse 

Raphael Turcat

Louis Bretage