LYDIA LUNCH – Clash

Paru dans le numéro 143 de Technikart – 27/05/2010

Pourquoi Lydia Lunch dit-elle toujours «putain» ?
LYDIA LUNCH, FIGURE DE L’UNDERGROUND NEW-YORKAIS, ÉTAIT LA GUEST DU FESTIVAL QUEER FABULOUS MUTANTES PARTY DE BOURGES. DANS LE CREW, VIRGINIE DESPENTES ET NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE CORALIE TRINH-THI. RÉCIT DE DRÔLES DE DAMES.

La Fabulous Mutantes Party, en marge du Printemps de Bourges, commence par l’excitation d’un défi à relever: il ne s’agit pas seulement de participer à un événement à forte tendance féministe – ces Mutantes-là semblant heureusement bien plus punk que chiennes de garde – mais d’abord braver un nuage de cendres volcaniques et une grève SNCF, un week-end de grands départs. Emmetrop, fabuleuse association activiste queer, a organisé ce projet polymorphe autour de Lydia Lunch et de Virginie Despentes – son amie intime, voisine barcelonaise et traductrice de son dernier livre «Déséquilibres synthétiques». Pour ouvrir les festivités, projection du documentaire «Mutantes, Féminisme Porno Punk», de Despentes, dans lequel Lydia Lunch, Wendy Delorme (professeur, auteur, performeuse, activiste et traductrice des entretiens de «Déséquilibres synthétiques») et moimême avons l’honneur de figurer.

 

«UNE MANIÈRE DE SE CONNECTER»
Sont également prévues des lectures et rencontres pour penser, ainsi que des concerts de Big Sexy Noise (le groupe de Lydia), des performances de créatures Queer et des DJ/VJ sets pour se dépenser. Le lien ? Un combat commun contre la «normalisation quotidienne, insidieuse de nos esprits et de nos désirs de vie, de sexe et d’art.»
Emmetrop s’approprie avec bonheur le concept d’Annie Sprinkle: créer «une communauté liquide, comme la mer, pas une communauté fermée et figée», pour créer des moments «où les gens s’assemblent comme des vagues, avant de repartir.» Nul doute que Lydia Lunch se plaira dans ce genre d’humidité. «En ces temps de division, de guerre mondiale, de panique, de peur, que chaque putain de gouvernement nous inflige pour qu’on soit seuls et terrifiés, la communauté devient plus importante. C’est une manière de se connecter, c’est bon pour chacun de nous parce que nous ne sommes pas seules, même si nous sommes très… singulières.»

CHANTEUSE, ACTRICE, POÈTE
Lydia ne craint pas l’éclectisme non plus. Icône de l’underground new-yorkais depuis plus de trente ans, on la respecte – voire on l’adule – comme chanteuse, actrice, poète, auteur, scénariste, réalisatrice, photographe…
Elle a tourné pour Richard Kern, shooté le tournage d’Asia Argento, déclamé ses spoken words avec Selby, chanté avec Nick Cave… Des dizaines d’albums, des livres, des films, des performances, à un rythme frénétique. Son image: drogues, sexe et rage. C’est-à-dire, passionnée, animale, d’une sincérité brutale.

PÉNIS GÉANT
«La seule façon de définir l’art de Lydia Lunch est de ne pas le définir», prévient son site officiel. Mais elle consent à définir l’art en général, et cela en dit long sur le sien. «L’art est le pansement sur ta putain de plaie perpétuelle. L’art est l’essence de la démangeaison dont tu ne te débarrasseras jamais.» Le soir, les performances s’enchaînent – une marquise se déshabille et lave son body painting dans une baignoire en plastique, une fille nue coiffée d’un pénis géant lumineux éclabousse le public d’un faisceau de lasers jaillissant de sa chatte…
Enfin Big Sexy Noise prend la scène, Lydia et le groupe Gallon Drunk. Comment les décrire ? «Assez parlant, non ? Grand, sexy et putain de bruyant.» Lydia travaille avec Gallon Drunk depuis dix ans sous différentes formes, puis le moment est venu de créer ce groupe. «C’est du rock très classique. Je me suis donnée à mort dans la psycho ambient politique et le monde est exactement comme je disais qu’il était il y a 30 ans ou 3000 ans… Le spoken words, illustrer le monde, c’est important, mais jouer du rock est très important. C’est putain de bon.»

CYBERPORNOPUNK
L’aura de Lunch sur scène est toujours indescriptible. C’est une expérience intérieure. Son énergie est impressionnante malgré les galères de transport… ou peut-être grâce à elles. «Maintenant, quand je suis irritée, comme quand ce putain de volcan m’emmerde, je garde cette irritation pour la scène. J’aime être payée pour être en colère. D’autant que je ne peux pas vendre du bonheur, je ne saurais pas comment le commercialiser.»
En after, Shu Lea Cheang, artiste multimédia, projette ses images cyberpornopunk organiques pendant que Virginie Despentes fait danser la salle sur de vieux standards punks ou de la pop sucrée. Dans cet espace de liberté, l’étrange mais habituelle distance entre artistes, public, organisateurs, journalistes n’existe pas, et tous se mélangent sur la piste ou au bar, jusqu’au bout de la nuit.

«VAS-Y, TRADUIS !»
La journée du lendemain s’ouvre sur une conférence de presse – grande tablée au soleil, tarte au chocolat, caféine et nicotine. Les questions s’enchaînent en anglais et français, ponctuées de grands éclats de rire. Lydia à propos de Virginie: «Cette putain de jumelle diabolique a eu un jour le culot, dans mon salon, invitée à ma table, de demander pourquoi je n’avais pas fait plus de livres. J’ai répliqué, pourquoi n’as-tu pas fait plus de disques de rock ? (Rires de Virginie) Pourquoi n’écris-tu pas 250 chansons ? Et puis, ça m’a énervée, pourquoi je n’avais pas plus de livres alors que j’ai tant écrit ? Ces textes peuvent avoir été publiés dans un magazine, récités dans un endroit, je les ai assemblés pour qu’ils fassent sens, avec quelques interviews d’auteurs que je pense très importants à connaître. Et j’ai dit à cette garce: “Vas-y, traduis !”»
Le public étant majoritairement lesbien et féministe, vient la question incontournable: vous considérezvous féministe ? «Féministe ? Vous ne savez pas que je me considère comme un routier pédé coincé dans cette putain de prison de chair ridicule ? Je parie que si. Je pense que la condition humaine a besoin d’être défendue, pas juste la condition féminine. Je me concentre de plus en plus sur les jeunes garçons, entre 6 et 12 ans environ, pour les préserver: c’est un temps où ils sont encore sensibles, artistiques…»

RIRE ET RAGE
Elle parle tendrement de ceux qui ont été son premier thème de photographie, comme elle tenait à «leur montrer qu’ils sont uniques, préserver leur créativité, qu’ils refusent de devenir conformes». Elle insiste: «Le monde est une putain de prison, c’est la condition humaine qui doit être guérie. Plus que mâle ou femelle, c’est un problème de classe, d’argent… Le problème est mille fois plus grave que ce qu’il y a entre mes jambes.»
Dès la fin des interviews, le duo Lydia-Virginie commence la lecture publique, en VO et en VF. La première histoire raconte à quel point elle aime les enfants, comme les enfants l’aiment, puis fracasse l’idéal de la maternité dans un grand éclat de rire. Lydia mêle dans ses écrits rire et rage, langage ordurier et précieux, douleur et plaisir, désir et désespoir. Elle affirme cracher tout son poison – mais son poison nous guérit. Elle a survécu à tout, maladies, accidents, agressions, expériences extrêmes, mais toujours maîtrisées. «Les drogues doivent aider, pas abîmer. Elles ne m’abîment pas, c’est moi qui abîme les drogues.»

HOMMES QUI ABÎMENT
Quand on lui demande pourquoi elle a commencé à écrire, elle répond sans hésitation: «Pour ne pas me tuer. Ou te tuer. La littérature m’a sauvée, avant même la musique. La musique m’a rendue plus rebelle, mais c’est la littérature qui m’a sauvée, empêchée de prendre une arme.»
La mort rode pourtant: prise en otage, menacée d’une lame ou d’un gun, aux prises avec un junkie ou un dément, embarquée dans des courses-poursuites en voiture, amoureuse d’hommes trop abîmés pour ne pas l’abîmer… Autodestructrice ? Au contraire, amoureuse de la vie. Elle est «cette fille de l’éclair veut toujours s’assurer que chaque minute compte. Je me suis gavée de tout ce que j’ai trouvé dans un effort désespéré pour ressentir quelque chose, quoi que ce soit.» Car pour ce genre d’âme forte, «si vous n’êtes pas prêt à mourir chaque seconde de chaque jour, vous n’êtes pas réellement en vie.» Pas mieux.
«DÉSÉQUILIBRES SYNTHÉTIQUES» (AU DIABLE VAUVERT). 207 PAGES. 18 € .
CORALIE TRINH THI

LYDIA LUNCH, LA LIFE
1959 : Naissance à Rochester.
1965 : Découvre New York par les bas-fonds (bibine, dope, prostitution) et le mouvement no wave.
1977 : Apparaît sur l’abum «No New York» de Brian Eno.
1978 : Fonde son groupe, Teenage Jesus And The Jerks. Puis enchaîne un nombre incalculable de livres, albums, films, scénarios…
2010 : Sortie de «Déséquilibres syntéthiques».