Philippe Jaenada « Comment qu’on pourrait appeler ça ? »

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Philippe Jaenada écrase cette rentrée littéraire en consacrant une grande enquête* à Pauline Dubuisson, l’étudiante en médecine de 21 ans accusée d’avoir tué de sang froid son amant en 1950. L’écrivain a accepté de nous en dire plus sur ce récit non-fictionné.

 

Je me suis demandé – et on me l’a demandé pas mal de fois ensuite, à la sortie de mon livre précédent, qui racontait le plus fidèlement possible (c’est jamais de la tarte) la vie courte et turbulente de Bruno Sulak – ce qui pouvait expliquer cet engouement récent et fort, en France du moins mais pas seulement, pour la littérature « inspirée de faits réels », qu’il s’agisse du récit plus ou moins romancé de la vie de quelqu’un de célèbre ou pas, ou du traitement littéraire d’un fait divers. Ce n’est pas nouveau, c’est certain (je ne vais pas me lancer dans une étude historique, Flaubert et Norman Mailer, voire Homère, d’une part ce n’est pas l’endroit, il faudrait seize pages, d’autre part je n’en ai pas le courage – ni surtout, pour être honnête, les moyens), mais il saute aux yeux que, depuis quelques années, les « romans » de ce genre apparaissent de toutes parts, plop, plop, et se vendent, pour certains, comme des petits pains devant une usine de saucisses. C’est devenu ce qu’on appelle une tendance. Pourquoi ?, me demandais-je.

Parce qu’après des années d’autofiction, il est naturel de détacher le regard de son nombril et de le tourner vers celui des autres ? Non, on peut tout à fait passer sa vie, d’auteur ou de charcutier, à se regarder le nombril en fronçant les sourcils. Parce qu’on n’a plus assez d’imagination (de nos jours), comme on n’a plus assez de culture ou d’audace, et que le plus simple est de pomper la vie d’autrui ? Non, l’imagination, au contraire de la culture  ou de l’audace, est incluse dans l’être humain, autant que l’envie ou la peur, disons. Parce que l’image, le cinéma et surtout, ces derniers temps, les séries, ont pris le créneau de la fiction, comme, il y a un siècle et des poussières, la photographie a pris celui du réel, du figuratif, et forcé les peintres à se tourner vers l’impressionnisme ou l’abstrait ? Peut-être un peu (si ça se trouve). Mais surtout, je crois qu’il ne faut pas chercher midi à pas d’heure: si un grand nombre d’auteurs se jettent sur ce qui a existé, c’est que c’est devenu possible, ou en tout cas plus facile. Comme l’utilisation du traitement de texte a changé la forme (mais c’est une autre histoire), Internet a donné la possibilité de changer le fond.

« J’ai maudit les Anglo-Saxons, dont la langue si souple et fractionnable a permis par exemple « Biopic », pour le cinéma ; j’ai cherché l’équivalent pour la littérature, ça n’a rien donné de bon … »

 

Si on veut raconter la vie palpitante et sordide de Tartempion, qui a décapité deux jeunes boulangères au printemps 1983, on trouve, en quelques heures devant son ordinateur, cinq ou huit journaux de l’époque qui racontent le double meurtre en détail (un clic, quelques euros, et ils sont à la maison le lendemain), l’e-mail du directeur des archives départementales de l’Ille-et-Vilaine ou de la Dordogne, où a eu lieu le carnage, qui va nous permettre, en six lignes et deux ou trois bonnes formules de politesse, d’obtenir l’autorisation d’aller consulter tout le dossier d’instruction quand on voudra, et enfin on peut, sur Facebook, engager une discussion amicale avec la fille du «Barbare aux croissants », comme on l’appelait, ou avec l’ancien fiancé de Denise, la plus jeune des boulangères, celle dont on a retrouvé la tête dans la pâte à choux. Il y a trente ans, pour raconter l’histoire de Bidule, qui a décapité deux jeunes boulangères au printemps 1953, un écrivain devait se farcir toutes les salles d’archives des journaux ou bibliothèques de France, envoyer aux conservateurs et chefs de mission de longues lettres qui resteraient mortes presque à coup sûr, et se brosser s’il espérait retrouver, quelque part dans le bottin, l’adresse du neveu de Sidonie Bidule, alias « La furie des fournils ». Il baissait vite les bras : « Laisse tomber, je vais imaginer un truc, ce sera plus simple. »

L’autre question qu’on m’a beaucoup posée, c’est: «Comment qu’on pourrait appeler ça? » C’était même le sujet d’un papier dans un quotidien régional lorrain: Philippe Jaenada va nous trouver un nom pour ce genre d’ouvrage qui pullule, vous allez voir. J’ai cherché cinq jours, tout seul dans Capture d’écran 2015-09-14 à 16.23.31mon bureau, la tête entre les mains, je n’ai rien trouvé. (Du coup, pas d’article, je me serais foutu des baffes.) Pour m’aider, le journaliste m’avait proposé «biographie romancée», ce que j’ai refusé d’un revers de main d’artiste, puisque justement, avec Sulak, je m’étais efforcé de ne rien romancer du tout, sinon ça vaut pas le coup. (Paul Valéry disait, paraît-il: « Il y a plus faux que le faux, c’est le mélange du vrai et du faux. ») J’ai voulu faire le malin en inversant: « roman biographique», mais ça n’allait toujours pas, le roman étant: Une œuvre d’imagination en prose, assez longue – et puis comme sa cousine inversée, l’expression est trop longue et pataude, ça ne prendra jamais, mon vieux. J’ai maudit les Anglo-Saxons, dont la langue si souple et fractionnable a permis par exemple «biopic », pour le cinéma ; j’ai cherché l’équivalent pour la littérature, ça n’a rien donné de bon (je vous épargne mes tentatives, essayez, vous aurez honte de ce qui sort de votre bouche). Par la suite, j’ai entendu « faction», mélange de « fact » et  de «fiction» (mais pourquoi tiennent-ils tant à la fiction, comme s’il était humiliant de se contenter de la réalité? – Cézanne peignait des montagnes terrestres, pas des collines martiennes imaginaires, et les types qui réalisent des documentaires, aussi personnels, décalés ou même subjectifs soient-ils, n’ont pas honte de ne pas les appeler «docu-fictions »), «exofiction», qui serait opposé à l’autofiction, c’est-à-dire de la fiction (et vlan, passe-moi l’éponge) tournée vers l’extérieur plutôt que vers soi, et enfin le « romanquête» que BHL est très fier d’avoir inventé et qui, outre la présence astucieusement dissimulée d’un mot qui évoque une œuvre d’imagination assez longue, est d’un ridicule qui le tue dans l’œuf, empêchant toute utilisation sans rire:

– Parlez-nous de votre dernier ouvrage. De quoi s’agit-il ?

– Eh bien, c’est un romanquête.

Finalement, le seul terme qui me semble à la fois approprié, sobre (mais dont, justement, la simplicité, la banalité, risquent de susciter une moue rebutée sur le visage poupin des amateurs de belles trouvailles linguistiques et de grands mouvements littéraires), et assez amusant quand même, délicatement ironique, je trouve, c’est celui qu’a employé Truman Capote à propos de De sang froid: il a déclaré que c’était de la «non-fiction». Moi, ça me va, non-fiction, je prends. Mais si quelqu’un a une autre idée…

 

* La Petite femelle (Julliard, 720 pages, €23)
PHILIPPE JAENADA