Avec qui d’autre que Philippe Manœuvre pouvions-nous nous entretenir de cette année rock qui fit plus les affaires des pompes funèbres que celles des disquaires ? Interview lunettes noires et clope au bec.
2016 fut riche en décès de rock stars. L’hécatombe qui touche aujourd’hui le rock, elle vous fait peur ?
Neil Young m’a dit un truc formidable quand je l’ai interviewé : « Eh oui, on a découvert ça : tout cet amour ne pourra pas les maintenir en vie. » L’amour des fans ne peut pas tout. Bowie, on savait qu’il était malade. Là, il a orchestré un départ d’empereur du rock, avec coordination de la sortie du disque, des clips, incroyable ! Prince laisse aussi un trou béant, d’autant qu’il tournait encore. C’était un artiste tellement créatif… Je me souviens de son concert au Stade de France en 2011 : il arrive sur scène et fait un solo de basse de huit minutes ! A l’encontre de toutes les théories de Mick Jagger qui dit que dans un stade de 80 000 personnes t’es obligé de jouer les hits, sinon les gens s’en vont, Prince lui fait son solo… Et au bout d’une heure, il condescend à jouer « Raspberry Beret ». Ça, c’est un artiste total. Personne n’a hué, personne n’est parti. On l’a débranché à minuit passé, il était encore en train de jouer. Je le dis depuis longtemps : attention ! Bono a 56 ans, Bon Jovi a 54 ans. Et ce sont les plus jeunes à pouvoir remplir un stade. On a McCartney, les Stones, Dylan, les Who qui continuent à caracoler… C’est le dernier carré. Il faut en profiter, tout est précieux.
Que fout la relève ?
Je suis allé voir Thee Oh Sees, dernièrement. Voilà un groupe fabuleux, remarquable. Il reste underground. Que se passe-t-il ? Ça ne va donc jamais décoller ? Un groupe de cette puissance de feu, au bout de dix ans, il ne doit plus être à la Cigale ! C’est eux qui conduisent le camion, qui chargent le matos. A la fin du concert, pas de fête, ils partent pour Lille dans leur camionnette. Les groupies, la cocaïne et les jets privés, tout ça c’est réservé à une micro-élite de très anciens comme Johnny Hallyday, McCartney, les Stones. Pour se déplacer en jet privé, faut remplir un stade : rien qu’un petit vol Paris-Marseille, c’est 170 000 euros. Si vous n’avez pas un stade à l’autre bout, vous êtes mal !
Pourquoi le rock ne produit-il plus d’icônes ?
Le marketing n’arrange rien. Avant, les maisons de disques sortaient tout ce qu’on leur apportait. Aujourd’hui, on s’arrête sur les textes. Même Jean-Louis Aubert, il amènerait « Hygiaphone », on lui dirait : « Ouh là là, vous allez vous mettre à dos la RATP, ils coproduisent Rock en Seine, on ne veut pas entendre parler d’un truc comme ça… » De 1954 à 1982, ça a été non-filtré. Les maisons de disques voulaient juste des singles. Nous, les rockeurs, on est dans le business de l’outrage. On aime bien alerter le quartier sur nos dernières excentricités. Mais la société n’est plus du tout comme ça (…) The Lemon Twigs. Voilà des gens qui ont écouté les bons trucs, qui ont bossé. Voilà des morceaux ! Ces gamins sont magiques. Il y a aussi les Night Beats, les Twin Peaks, les Allah-Las, une dizaine de petits groupes… Et Ty Segall, le dernier des indépendants, il est bourré de talent mais pour s’en sortir il est obligé de faire quatre albums par an et de mouliner dans les petits clubs.
Avez-vous écouté CRX, le groupe de Nick Valensi produit par Josh Homme ?
Non. J’ai dû avoir un lien. Maintenant, on nous envoie des liens, des liens, encore des liens… Qu’est-ce qu’il y a de plus impersonnel qu’un lien ? Déjà que le test pressing du CD ça n’était pas la joie, mais alors faire mousser un lien ! C’est pour ça que Nick Kent ou Philippe Garnier ont abandonné, ils n’en pouvaient plus. On n’est pas là pour ouvrir des liens, on était venus pour les objets, voyez un peu la douleur !
C’est pas trop dur, en 2016, de trouver du grain à moudre pour Rock & Folk ?
Quand je suis arrivé dans le rock en 1973, on m’a dit : « Circulez monsieur, c’est fini. Les années 60, on dansait, on prenait du LSD, on mangeait des fraises, maintenant c’est terminé ! Le nouveau là, David Bowie, vous croyez vraiment que ça va durer ? » Le rock a toujours été comme ça, dans une nostalgie, un c’était-mieux-avant. Des fois, Vincent Palmer me dit au contraire que ça n’a jamais été mieux. On est à un clic de tout, on peut tout écouter, tout est à dispo, le trésor a été ouvert – il faut juste savoir où chercher.
Ce qui est fou chez vous, c’est que vous n’avez jamais perdu la flamme…
Chalumeau ou Garnier n’ont jamais perdu la flamme non plus ! Moi j’ai continué parce que je me suis retrouvé rédacteur en chef de Rock & Folk en 1993.
Votre bilan de ces vingt-trois ans ?
Quand j’ai repris le journal, j’avais voulu qu’on arrête le gonzo, que ça soit plus professionnel, moins tiré par les cheveux. J’ai laissé le gonzo à Eudeline et Ungemuth, qui ont bien fait la farce, l’animation non-stop. Pour le reste, je me suis entouré de spécialistes très pointus. C’est comme ça que j’ai fait évoluer la rock-critic. Les gens qui n’emploient que le « je », non, c’est pas le lycée Papillon, c’est Rock & Folk ! Un journal très bien écrit avec une grande rigueur graphique. J’ai un peu enfermé Rock & Folk dans le passéisme. Peut-être que l’année prochaine le nouveau rédac’ chef changera ça ? Car je vais passer la main, j’ai 62 ans, je vais prendre ma retraite, c’est clair, je ne peux pas continuer, je dois libérer la place pour que quelqu’un de plus jeune imagine les vingt prochaines années.
Ce n’est donc pas une rumeur ?
Ce n’est pas une rumeur, c’est vrai !
Extrait de notre interview parue dans Technikart #207, novembre 2016
LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCAULD
PHOTO THOMAS LAISNE