Princesse Leia

Capture du 2015-07-15 14:40:34

Prénom : Naomi.
Nom : Klein.
Âge : 30 ans
Domicile : Toronto, Canada
Activité : journaliste, auteur de « No Logo », best-seller anticapitaliste
Signe particulier : « Personne la plus influente au monde en dessous de 35 ans » (« Times »)

Le fabuleux destin de Naomi Klein a déjà fait couler beaucoup d’encre. A 30 ans, l’auteur de No Logo est devenue une figure-clé du mouvement anticapitaliste, au mêrne titre que José Bové, Noam Chomsky ou Susan George. Son livre (voir Technikarr n°51), qui dénonce la dictature mondiale des marques, n’est pas un best-seller au cceur même de l’Empire, les Etats-Unis, où il n’a été vendu qu’à 30 000 exernplaires. En revanche, au Canada (70 000 exempiaires), ou en Angleterre (150 000 exenplaires), c’est-à-dire dans les « colonies » exsangues, il a cartonné. Invitée à tous les contre-sommets, sollicitée à tout bout de champ, Naomi Klein incarne à son corps défendant la nouvelle gauche nord-américaine.
Une gauche bien différente de celle qu’on peut trouver en France, où le temps semble s’être arrêté, où règnent la vieille rhétorique de classe et les antiques querelles de partis. Où le Monde diplo(docus) semble ignorer que nous vivons, pour le meilleur et pour le pire, à l’heure de la pop culture – Nike et NTM, bobos et free parties, marketing et agit-prop. Oui, la France ressemble à une sorte de Republic Park. Un parc à thème nostalgique où il fait bon vivre mais où les débats sont virtuels (Jospin était-il trotskyste ? Quelle terrifiante question), les luttes en trompe-l’oeil (Amélie Poulain, c’est fasciste ou pas ?). Et les pantalons en velours côtelé.

« CULTURE JEUNESSE »
Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment Actes Sud, éditeur de No Logo en France, a présenté le bouquin : dans un grand format austère et chic. Littéraire. On croirait un classique Garnier Flarnmarion. Quel contresens. Ces gensJà savent-ils ce qu’ils vendent ? No Logo est une machine de guerre du XXIe siècle, un pavé souple à balancer dans la vitrine de la matrice, un parfait Manuel du casseur junior… L’éditeur français traduit « youth culture » par « culture jeunesse ». « Culture jeunesse » ? Vous avez déjà entendu quelqu’un dire « culture jeunesse » ? « Culture jeune », oui. « Culture des jeunes », admettons. Mais « culture jeunesse » …Ils parlent bien la France chez Actes Sud. Preuve que quand ils abordent cet intriguant sujet – la culture populaire -, nos amis de l’édition en perdent leur latin. Il y a en France un décalage total entre la culture officielle, universitaire, adulte, bourgeoise, et la culture populaire, méprisée, ignorée. Soit on est chiant sérieux, engagé. Soit on est con, frivole, cynique.
Naomi n’est pas comme ça. D’abord parce que cette fille de hippies connaît la pop culture sur le bout des doigts. Normal pour qui habite Toronto, aux frontières de l’Empire. Ensuite, parce qu’elle a vécu tous les excès du « politiquement correct » des années 90, phénomène typiquement nord-américain de défense des minorités (femmes, noirs, gays, ewoks et autres jedi) qui atteignit à peine nos côtes. Le fabuleux destin de Naomi Klein contredit tous ceux qui en France croient que le mouvement antimondialisation n’est qu’un remake de Ia contestation d’autrefois. Car si Naomi Klein, c’est Princess Leia, et José Bové, Chubaka, le grand gorille velu, il plane une grande absence : celle de Harrison Ford, le mâle hétéro blanc de 25-45 ans, dominateur et couillu. Disons-le haut et fort : aujourd’hui, l’étendard de la contestation est porté par des femmes (Naomi Klein, Susan George, Marilyn Warring), des indigènes pas indigentes (Indiens sud-américains, Indiens d’lnde, Aborigènes), des punks pas sérieux (Michael Moore, Jello Biafra, Manu Chao), des vieux avec du poil aux oreilles (Noam Chomski, Pierre Bourdieu, |osé Bové), des homos en pagaille (Act Up, Queer Nation)… Quant à l’homme blanc, portant beau, donneur de conseils et meneur d’hommes, race qu’on ne connaît que trop bien en France, qui produisit Régis Debray et Serge July, Bernard Kouchner et Bemard-Henri Levy, il se fait discret. La preuve : le seul qui pourrait s’en approdrer, le sous-commandant Marcos, il a préféré rester masqué. Etant nous-même blanc, hétéro, dominateur, macho mais cherchant à nous amender, nous avons coincé Naomi dans les vétustes locaux d’Actes Sud et l’avons interrogée.

Naomi Klein, vous êtes devenue un des porte-parole du mouvement antimondialisation. Vous parcourez le monde de sommets en conférences. Vous n’en n’avez pas marre ?
Non. J’ai toujours été autant activiste que journaliste. ]e viens de la  presse alternative, même si je signe une
chronique hebdomadaire dans un grand quotidien, le Toronto Globe. Si j’ai écrit No Logo, c’est parce que je me sentais membre du mouvement antimondialisation. Mais les choses se sont accélérées depuis la sortie du livre, c’est sûr. ]e veux bien être porte-parole si c’est utile, mais je n’aime pas crier des slogans dans la rue. C’est pourquoi j’écris et que je ne fais pas de l’agit-prop façon Reclaim the Streets. Mais j’aimerais bien. Chacun sa façon d’agir.

Mes parents étaient des hippies américains. Ils sont venus s’installer au Canada pendant la guerre du Viêtnam pour que mon père échappe à l’armée.

Comment êtes-vous devenue militante ? Vos parents vous récitaient «le Capital» quand vous étiez petite?
Presque. Mes parents étaient des hippies américains. Ils sont venus s’installer au Canada pendant la guerre du Viêtnam pour que mon père échappe à l’armée. De nombreux Américains ont fait de même. Plus tard, il y a eu une amnistie. Certains sont rentrés, mais pas eux. Ma mère était très impliquée dans le mouvement féministe et antinucléaire. Quand j’étais gamine, on m’emmenait aux manifs. Le bébé dans la poussette qu’on voit dans les défilés, c’était moi ! A 10 ans, j’ai dit à ma mère que je ne les suivrai plus : je me sentais manipulée. ]e voulais être une consommatrice, aussi superficielle que possible. J’y suis arrivée.

Alors…
Alors, en 1989, à l’Université de Montréal, il y a eu un incident qui m’a beaucoup marquée : le « Montréal massacre ». Un type avait essayé de s’inscrire à la fac, et il avait été refusé. Il imputait ça aux femmes. Il a pris une classe en otage, il a séparé les hommes et les femmes en deux groupes. Et il a abattu quatorze d’entre elles. « A bunch of fucking feminists », c’était ses mots. Evidemment, les médias disaient que c’était un drame de la folie et qu’il n’y avait rien à ajouter. Nous n’étions pas d’accord. Nous pensions qu’il était fou, mais que sa folie était motivée par ses idées sur les femmes. J’ai commencé à m’engager dans la défense des minorités, qui a marqué l’activisme américain dans les années 90. Nous voulions que les femmes, les Noirs ou les gays soient mieux représentés dans les médias, à l’université. Enfants des médias, nous étions scandalisés par les descriptions réductrices des magazines, des livres, de la télévision. Nous étions convaincus que si ces
images stéréotypées et ce langage biaisé changeaient, la réalité suivrait.

Cette défense des minorités a débouché sur le «politiquement correct», dont on s’est beaucoup moqué…
Nous avons connu des réactions d’une rare violence. Les médias, l’administration, adoraient nous caricaturer. Un iournaliste du magazine New York nous a même comparé aux ]eunesses hiflériennes. Mais c’est vrai qu’il y avait beaucoup d’exagération dans notre façon d’aborder les choses. Nous n’étions qu’une poignée sur les campus, et les gens en rajoutaient dans l’invective. Tout cela était parfois un peu stupide. On perdait le contact avec les problèmes de base. Ça devenait très postmoderne.

Et que s’est-il passé ?
On a dérivé vers une analyse plus économique, plus maxiste. On ne voulait plus s’attaquer aux symptômes -les images- mais aux racines-le système qui les produit. Car les questions d’identités sexuelles et raciales ont vite été récupérées par la pub. Dès 1993, Ie magazine Esquire défend les féministes pro-sexe. Les luttes lesbiennes ont abouti au « lesbian chic » dans la mode. Il y a une évolution logique entre la politique identitaire des années 80 et la critique des marques que j’ai essayé de faire dans mon livre.

Alors, pas de regrets quant à vos opinions de jeunesse ?
Pas du tout. Auiourd’hui, les jeunes activistes nord-américains luttent en priorité conte la pauvreté mais ils sont toujours sensibles aux problèmes des minorités. Normal. La mondialisation augmente le fossé entre les riches et les pauvres. Et, comme toujours, ce phénomène touche les couches de la population les plus vulnérables. Particulièrement les femmes. Et particulièrement les femmes de couleur. Ce sont donc toujours les minorités que nous défendions qui sont le plus affectées par le système économique. Je déplore, ces jours-ci, le retour d’un certain vieux marxisme phallocrate. On voit des anciens gauchistes qui, face au succès du mouvement antimondialisation, se disent : « Oh génial, on ne va plus avoir à se soucier de toutes ces conneries féministes ».

Mais ils se trompent..
Evidemment. Regardez le nombre de femmes qui jouent un rôle-clé dans le mouvement antimondialisation : Susan George et son Observatoire de la mondialisation, Vandana Shiva, célèbre physicienne indienne, Marilyn Warring, une économiste néo-zélandaise qui fait une analyse féministe de l’économie… Je pense que c’est significatif. Il y a une obsession masculine à créer des systèmes qui a peut-être vécu. Les femmes me semblent plus soucieuses de donner aux gens le pouvoir de contrôler leur vie. Elles me paraissent plus prêtes à accepter la diversité. Je vais encore à bien trop de conférences où ce sont toujours des hommes qui se lèvent et frappent du poing sur la table. Ils sont nostalgiques d’une époque où on était tous dans le même parti, d’accord sur tout. Je ne suis pas nostalgique de ces temps.

 

… No Logo a marché parce qu’il jette un pont entre la pop culture et l’économie la plus austère. On peut être engagé et avoir le sens du jeu.

 

En France, la vieille gauche ne semble pas très bien comprendre votre livre. Ici, on est soit un militant sérieux, chiant, engagé. Soit on est un jeune con, frivole, hédoniste…
C’est partout pareil. C’est pourquoi No Logo a marché : il jette un pont entre la pop culture et l’économie la plus austère. On peut être engagé et avoir le sens du jeu. D’autres auteurs canadiens ont eu la même approche. Douglas Coupland et son Génération X, ou Marshal Mac Luhan et Pour comprendre les médias. En tant que Canadiens, nous avons un regard forcément décalé. Nous sommes à la marge de l’Empire, intéressés par les interstices.

Il y a pourtant un point commun entre la France et le Canada : toute personne remettant en question le système est violemment attaquée par les journaux sociaux-démocrates…
J’ai connu ça. Pendant le sommet de Québec, les journaux de centre-gauche se sont déchaînés contre moi. J’avais initié une pétition contre le grillage qui entourait la conférence. Dans un seul numéro d’un quotidien de Toronto, on m’a attaqué dans huit articles différents ! Ils ont même inauguré une chronique régulière appelée   « Kleinwatch » (« l’observatoire Klein »). On nous a traités, mes amis et moi, de demeurés, de réactionnaires. C’est étrange : on présente toujours les militants antiglobalisation comme des hystériques. Mais la vérité, c’est que les gens qui cherchent à penser calmement le chaos actuel se font attaquer avec une violence délirante. Comment des hommes adultes de 50 ans, surpayés, trônant dans des rédactions, traitent des jeunes de 19 ans de « stupides », d’« arriérés » ? Ça me rend furieuse. C’est pourquoi je passe beaucoup de temps à me battre en retour.

Qu’est-ce qui a changé dans le militantisme nord-américain par rapport à la décennie précédente ?
Les nouveaux militants luttent d’abord contre la misère. Ils sont plus nombreux et plus durs que nous ne l’étions au début des années 90. L’autre jour, ils ont expulsé de son bureau le secrétaire au logement. D’autres ont fait une descente en règle dans des hôtels de luxe et ils ont fait une razzia sur la bouffe. Il règne un désespoir étrange, impensable il y a cinq ans alors même qu’on nous parle de boom économique. Au Canada, il y a une énorme augmentation des SDF. Et c’est dur d’être sans-abri chez nous.

«No Logo» (Actes Sud). 570 pages.159 FF
Entretien Patrick Williams


Capture du 2015-07-13 10:01:12