SOYEZ BRILLANTS DITES NON MERCI

Paru dans le numéro 143 de Technikart – 27/05/2010

Obsession des paillettes, course à la séduction, hyper disponibilité épuisante, société du spectacle dévorante, dictature de la pensée positive… Et si on passait à autre chose ?

« Tout à l’heure, je me suis rendu compte à quel point chaque décision que j’ai prise jusqu’ici, depuis toujours, a été la mauvaise. Ma vie est l’exact contraire de tout ce que j’en espérais. Chacun de mes instincts – qu’il s’agisse de mes choix de fringues, de bouffe – s’est révélé être faux. » Engoncé dans sa banquette habituelle de chez Monk’s, George Costanza vient d’avoir une révélation. Nous sommes au printemps 1994, dans l’épisode The Opposite qui marque la fin de la cinquième saison de la plus grande sitcom de tous les temps (Seinfeld, what else ?).

Notre souffre-douleur se résout, à partir de ce moment béni, à faire « l’exact contraire » de ce que lui dirait son intuition ou tout sens des convenances sociales. Son premier challenge ? Il abordera franchement cette magnifique brune qui vient de lui lancer un regard du comptoir. Il s’approche donc d’elle, respire un bon coup, et lui sort d’un trait : « Je m’appelle George. Je suis chômeur et je vis chez mes parents. » Elle le regarde, incrédule, et l’invite à la rejoindre. A partir de ce moment, tout lui réussira : les amours, le boulot, tout. Car notre petit bibendum angoissé vient de découvrir, à l’insu de son plein gré, l’« intention paradoxale » du psychanalyste Viktor Frankl (voir le test grandeur nature qu’a réalisé pour nous Sébastien Thoen, page 38).

 

MOI INTIME
Expérience qui nous revient en ce brûlant printemps 2010, alors que le gourou de la pensée contre-intuitive Malcolm Gladwell joue à guichets fermés dans les salles de concerts londoniennes et où tout ce qu’on cherche à nous faire croire depuis des années semble avoir généré son absurde opposé : le suivisme ambiant donne des envies de radicalité champêtre (les anars bobos de The Idler), la révolution du Net, de parfois regretter le bon vieux fax (les militants du mouvement Slow Media) et les âneries du grand vide médiatique, de se concentrer sur son moi intime (le penseur pop Pacôme Thiellement).
Il s’agit donc de penser différemment, d’agir autrement et de faire un pas de côté pour se plonger dans les bienfaits potentiels d’une « pensée contraire »… Et si vous – cher lecteur, divine lectrice – êtes tentés de zapper ce riche dossier pour passer directement aux péripatéticiennes du VIIIe , eh bien… faites l’exact contraire !
LAURENCE RÉMILA

Les paillettes, très peu pour lui
MA JOURNÉE CONTRE, TOUT CONTRE
Comme George Costanza qui, dans un épisode de «Seinfeld», décide de suivre l’exact opposé de ses envies, nous avons demandé à Sébastien Thoen, éminent membre d’Action Discrète (Canal+), de se rendre au Festival de Cannes. Sa mission: fuir les paillettes, les jolies fans et la vie facile. Bref, la vraie vie.
9H35 : Levé à 9h30 en vacances, alors si ça, c’est pas être contre ! Mais je veux me rendormir, et en même temps, je dois être « contre » le fait de me rendormir. Je passe de l’un à l’autre, être contre, c’est vachement fatiguant. Je me rendors.
9H45 : Je me réveille. Allez, il est pas tard, je me rendors un peu, je lutte d’une certaine façon contre la fatigue.
9H50 : Debout. Mais contre. Donc, assis, mais éveillé.
10H20 : Petit déjeuner ? Contre ! de toute façon, dans le frigo, pas de Tropicana Pulpissimo, pas de Petit Ecolier au chocolat au lait… Le Dar- four, quoi.
11H00  : Short film corner, le festival du court métrage de Cannes. Des courts métrages philippins, des moyens métrages portugais. Mais la fibre patriotique est plus forte et je me laisse tenter par une œuvre française : Barebacking, l’histoire d’une fille qui, contaminée par le virus du sida, décide de se venger en multipliant les relations non protégées avec d’autres garçons. Une comédie légère et enlevée qui n’a qu’une seule prétention : nous faire passer un bon moment… Le réalisateur s’appelle Bruno Gauhlet. Salut l’artiste !
12H10 : McDo de l’allée des Libertés. Je m’étais toujours demandé si j’étais capable d’avaler un Filet-o- Fish. Je peux. En même temps, on est au bord de la mer, j’imagine que le poisson est frais.
13H00 : Je m’arrête devant le panneau le plus drôle du monde : « Handiplage ». Et je bloque : alors je suis contre, c’est ça ? Ok, je suis donc contre cet article, car en plus qu’ai-je à y gagner ? Si au moins, Technikart, c’était le tirage de Télé 7 Jours ! Je fais donc une pause à durée indéterminée avec vue sur la pizzeria Cresci du port, naviguant sur Facebook, depuis un iPhone de surcroît. Je suis même à deux doigts d’écrire un statut. Le ouf.
13H20 : Pause de la pause. Je n’ai rien contre les magazines estampillés « cool », moi aussi, j’ai des amis rue des Martyrs, mais bon… Allez, reprise de l’expérience.
13H45 : Boulodrome de l’allée des Libertés. Les pétanqueurs locaux s’affrontent. La partie s’emballe quand l’équipe de Thierry conteste un point à celle de François. On crie, on s’insulte à l’aide de références au septième art, festival oblige – « Tu joues aussi bien que Mélanie Laurent chez Tarantino, toi ! » ou « Dis donc, tu serais pas le scénariste de Cyprien ? » (on peut rêver). Mais très vite, l’ambiance se détend grâce à un verre de rosé et une blague sur Sarkozy. Elle est là, l’identité nationale. Plus la peine de débattre.
14H35 : Musée de la Castre. Collections d’œuvres provenant des régions de l’Himalaya. Des dizaines de statues, d’outils. Toujours sympas, des objets en bois.
15H30 : Promenade rue Meynadier. Des bouchers qui rêvent de croiser Isabelle Adjani (ils veulent rattraper le travail de Delajoux ?) ; une crêperie halal (non, c’est pas vrai, mais j’en rêve alors je le place, Tariq Ramadan, si tu nous écoutes), un bazar qui annonce tout de suite la couleur sur sa devanture : « Tout à 2 € » (alors que les trois quarts des articles valent pas plus d’un euro, sont forts les mecs) ; une boutique Chandail Express, Palme d’Or du meilleur jeu de mots. La rue du Faubourg-Saint-Honoré des Cannois, en somme.
16H10 : Plage, boulevard du Midi. Mon frisbee smiley à 2 € et moi-même décidons de nous tremper les pieds. Un groupe d’Asiatiques fait trempette également. En plein délire incontrôlable (merde, c’est le festival de Cannes ou pas ?), je leur lance le frisbee, ils acceptent de jouer avec moi. Ils le lancent dans l’eau, je le relance pas trop loin de leur corps, ils le relancent dans l’eau, je le relance à quelques mètres de leur corps. Y a rien de plus déprimant que de rater un lancer de frisbee. Les Asiatiques, eux, s’en foutent. Ils sourient, comme d’habitude. Tu m’étonnes, ils savent déjà qu’ils nous ont bouffés.
16H55 : Manifestation des policiers municipaux locaux. J’aime les flics mais alors, les policiers municipaux ! Je me joins à leur manif’ et discute avec l’un d’eux. Je lui dis que je le fais inviter sur le plateau du Grand Journal s’il s’engage à interpeller systématiquement les mecs qui jouent à la guitare du Bob Marley sur la plage.
17H40 : Nikki Beach. J’observe des cinéphiles chemise ouverte et des clones de Zahia qui ne sourient que lorsque les premiers s’aspergent de champagne. Ils sont tellement heureux que ça en devient perturbant : j’en viens à me dire que c’est peut- être eux qui ont tout compris.
18H15 : Je traverse la Croisette à pied (la rchuma pour un mec de Canal), les yeux baissés. Je ne veux pas voir de people, je ne veux pas qu’on me reconnaisse (tu parles !) et me lance un vrai défi : tenir plus de trois minutes devant un orchestre inca qui joue de la flûte de pan, sachant que je considère cette musique comme une incitation à la haine raciale. Eh bien, j’ai tenu 23 minutes, j’ai même failli acheter leur CD. Et ouais, c’est ça, l’esprit Canal ! Je continue et croise un de mes patrons qui m’invite à parler à des abonnés qui ont gagné un concours pour descendre à Cannes. Je fais le GO en servant des coupes. Je commence à parler d’Action Discrète à une quinquagénaire qui ne sait pas que j’en fais partie. Je lui dis que je n’aime pas trop cette émission, que c’est facile de piéger des vieux, que mon beau-frère bosse dessus et que je suis donc au courant qu’ils truquent une séance de caméra cachée sur trois. Elle me répond que ça ne l’étonne pas et même qu’elle s’en doutait. Ma petite Palme d’Or à moi.
20H08 : Dîner au snack Point Break. Sandwich oriental (merguez, oignons, tomates) et thé aux fruits rouges sur la plage en regardant les CRS reluquer les festivalières qui rejoignent le centre de Cannes. Un bambin hystérique crie sur ses parents. Deux adolescents se roulent une pelle de grand prix (douze minutes sans passer par le stand respiration). Le thé est brûlant et pas très bon, de la harissa coule sur mes doigts, un ange passe.
21H04 : Devant la télé. Du poison dans l’eau sur France 3. Déjà, regarder France 3, c’est dingue, mais à Cannes, pendant le festival, ça frise le génie. Ce reportage nous explique donc que l’eau du robinet est contaminée et qu’Alzheimer nous pend au nez. Moi, je pense que c’est un coup marketing des boss de Volvic. En tout cas, ça marche : je décide de boycotter les carafes d’eau pendant trois mois et j’achète sur Internet 200 actions La Cristalline.
22H38 : Je tombe sur la pub Numéricable avec Laurent Baffie. Petite montée de fièvre. Je me vois dans vingt ans (et encore, même pas sûr, dans vingt jours plutôt, et pour William Saurin, probablement). J’enfile mon slip et je sors.
23H15 : La Chunga, le restaurant face à l’hôtel Martinez. Je pénètre à l’intérieur et le spectacle est à la hauteur de mes espérances : trois étu- diants en BTS Action Co qui mangent des nouilles, un vieux gros entouré de trois call girls du 95 et un musicien qui enchaîne Lasciate mi Cantare et Djobi Djoba. Je danse tout seul, un Martini blanc avec deux olives (une verte, une noire) à la main. C’est ça, la magie de Cannes. 0H30 : En sortant de la Chunga, une fille à une terrasse me sourit et m’invite à prendre un verre ! Cool, une fille m’a reconnu (c’est rare, d’habitude, ce sont des geeks). Assez vite, je comprends que c’est une « hôtesse » (normal, je suis face au Barracuda), je la remercie pour l’attention et quitte les lieux (si, si, je vous assure, vous pouvez vérifier).
1H00 : Plages privées. Je sens les videurs locaux recrutés pour le festival complètement perdus. Ils s’adressent à des hommes en smoking et des filles en robe à qui ils doivent refuser l’entrée pour des raisons qui les dépassent (« Quatre cartons d’invitation pour cinq », « Vous n’êtes pas sur la liste Wild Bunch », etc.). Finie la vie facile et les réflexes du reste de l’année (« Vous devez être accompagné, monsieur », « Ah non, monsieur, la tenue, ça va pas être possible »). Le drame de la flexibilité du travail devant mes yeux.
2H00 : Traversée de Cannes. Le centre-ville passé, plus âme qui vive. Même le commissariat semble dormir. Il y a quand même deux retraités locaux qui promènent leur chien en parlant du film Hors-la-loi. Je m’arrête à leur hauteur et leur dis : « Ah, ces Arabes… » Ils ne réagissent pas et comme je suis contre toute polémique aujourd’hui, je me contente de les suivre. Ils le remarquent et accélèrent le pas. La traque prend alors une tournure cinématographique : on s’échange des regards froncés dignes des meilleures performances de Benoît Magimel, ils tentent habilement de me semer comme dans un épisode des Vacances de l’amour. Et alors qu’ils font mine de se diriger vers la Croisette, ils tournent au dernier moment avenue Tristan-Bernard et s’engouffrent dans un lotissement privé. Les salopards ! Pour me remettre de mes émotions, j’achète un Cherry Coke et le bois en entier. Oui, messieurs-dames, en entier, et tant pis pour les conséquences !
3H00 : Les urgences de l’hôpital de Cannes. J’espère y croiser Frédéric Beigbeder, Bernard Montiel ou au moins un milliardaire libanais qui vient de faire un infarctus au Nikki Beach. Un peu de glamour, mince ! Rien, si ce n’est une infirmière qui me dit que si je n’attends personne, « Faut pas rester, monsieur ». Sympa ! Mais logique mais sympa mais logique. Je rentre à pied en écoutant la BO de Cinema Paradiso. J’ai envie de pleurer. Je pleure pas mais j’ai envie.
3H45 : Terrasse de l’appartement. Super journée contre les affres du festival, contre la société du spectacle, enfin, contre… Con un peu aussi, attention. Pas malheureux, mais pas dans l’énorme déconne non plus. Alors, l’an prochain, pour la sortie des gâteaux secs Action Discrète (des sortes de Minizza mais avec des cagoules aux anchois), je veux une interview lèche-boules de trois jours au Martinez, extras compris. Et ne me dites pas que vous êtes contre, sinon je contacte les Inrocks, voilà, merci.
SÉBASTIEN THOEN

LES ROIS DE L’ANTI-GAG
Les caméras cachées d’Action Discrète sont borderline, bravaches et, surtout, bigrement fendardes ! Notre top 5.
LES MUNICIPALES AVEC PANAF’
Perruque blanche sur la tête, ils suivent Françoise de Panafieu toute la journée avec des chansons du style: «Elle a de beaux yeux turquoise, c’est Françoise / Il a le regard méchant, c’est Bertrand». Et Panafieu de réagir: «Mais vous êtes vraiment sympas», sans se rendre compte du foutage de gueule.
LES RÉFUGIÉS DE COMPAGNIE
Après la fermeture de la «jungle de Calais», les gars d’Action Discrète se déguisent en membres du ministère de l’Immigration et proposent aux riverains d’accueillir des Afghans au titre d’«animaux de compagnie». Puis essaient de refourguer leurs «Afghans de compagnie» au zoo local. GEORGES FRÊCHE
En pleine campagne pour les régionales, Thoen et ses acolytes balisent le centre-ville de Montpellier et tentent de convaincre toutes les communautés de voter Frêche, avec des ritournelles du genre: «Les pédés et les colleuses de timbres doivent voter Frêche, car c’est ça le parler-vrai.» Ils recevront plusieurs plaintes en justice.
CHEZ LA CONCURRENCE
Dans les locaux d’Orange, juste avant le lancement du nouveau bouquet satellite, ils décident de se la jouer agents secrets – laveurs de vitres avec un micro, livreurs de pizza, plombiers – dans les locaux de Xavier Couture. Et posent des questions sur le fonctionnement de l’entreprise à tout le personnel.
LEÇON DE BUZZ
Cellule de crise au ministère de la Consommation: le ministre ne buzze pas assez. Ses conseillers en com’ lui conseillent de placer «Avril Lavigne», «Lapins Crétins», «Google» et «Yahoo » dans son prochain discours, puis de balancer une vanne de cul sur Nadine Morano avant de se filmer dans un accident de voiture.
«ACTION DISCRÈTEVOLUME 1»: EN DVD (STUDIOCANAL).
ANTHONY MANSUY

La sexualité, non merci
BAISE-MOI PAS, S’IL TE PLAÎT
C’est officiel ! L’absence de désir ne sera bientôt plus considérée comme une maladie mentale. C’est ce que révèle «No Sex», le nouveau livre de Peggy Sastre… Euh, et si on profitait pour rester bons amis ?
2012 sera une année charnière. Et pas seulement pour la politique française. C’est, en effet, dans moins de deux ans que les autorités psychiatriques américaines pourraient rendre un nouveau verdict sur ce qu’elles considèrent encore aujourd’hui comme une maladie mentale: ne pas avoir envie de faire l’amour (1) . Même pas un petit peu, même pas de temps en temps. Jamais. Et ça, depuis toujours.
Il y a trois ans, lorsque les travaux d’Anthony Bogaert, un professeur de l’université de Brock dans l’Ontario (Canada) avaient permis de mettre un nom (asexuels) et quelques chiffres (1,05% de la population mondiale) sur cette bizarrerie de la nature, on avait d’abord cru à une blague ou à un nouveau marronnier pour la presse. Ce qu’on appelle pompeusement un nouveau «phénomène de société», lorsqu’il faut bien qu’on imprime quelque chose. Et puis les asexuels, dont on doutait même de l’existence, se sont mis à parler, d’abord sur le site de l’Aven (Asexual Visibility and Education Network), puis dans le nouveau livre de Peggy Sastre, «No Sex» (La Musardine). Et le moins qu’on puisse dire, c’est que leurs témoignages sont édifiants.
NONES EN STRING
Pas pour eux, qui au fond n’avaient rien demandé à personne. Mais pour toute une pensée dominante, faite de tendances et de contre-tendances, qui prétendait voir dans cette chasteté moderne un nouveau «voguing» en robe de bure (toutes nos condoléances à la famille de Malcolm McLaren). Ou même une forme de dissidence bromurée face à la pornographie ambiante. «J’ai une vie sexuelle de Madame Tout le Monde, précise Oriane (20 ans). Mais sans ressentir le besoin d’un désir quelconque, à part le désir de lui faire plaisir.» «J’aimerais rencontrer une femme ayant envie de construire un couple durable mais sans sexualité », ajoute Christophe (37 ans). «Pour les besoins romantiques immédiats, j’entretiens une aventure deux fois par mois dans une chambre d’hôtel. Pour les besoins romantiques à long terme, je garde la tête froide», prévient Kati (31 ans).
Nones en string ou pantouflards du cul ? «Tous les gens que j’ai rencontrés pour ce livre sont vraiment super normaux, avoue Peggy Sastre. Au début, j’étais même partie sur un discours beaucoup plus critique sur eux. En fait, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas lieu. Même les plus activistes des asexuels le sont en réalité pour qu’on leur foute la paix. Ils ne veulent pas universaliser leur comportement, ne se sentiraient pas plus heureux si tout le monde était asexuel, juste qu’on reconnaisse qu’ils peuvent être nés avec une certaine absence de désir, sans être considérés comme des parias.»
JET LAG HORMONAL
En France, l’étude la plus récente sur la sexualité est celle menée en 2007, sous la direction de Nathalie Bajos et Michel Bozon. Si elle confirme qu’une infime minorité de Français est toujours vierge à 25 ans (0,8% des hommes, 1,4% des femmes), elle révèle aussi qu’une femme sur dix (et plus de 6% des hommes) peut passer plus de douze mois sans rapports sexuels. Combien de couples en panne, de désespérés de l’amour, de nauséeux du sexe et de branleurs solitaires dans ce contingent de continents à l’année ? Mystère.
Mais un rapide sondage anonyme autour de vous peut déjà vous fournir un élément de réponse. De la fille qui couche pour faire plaisir au mec en passant par les célibataires en purge, les amants en jet lag hormonal et les abstinents sans joie mais sans regrets, ils sont quelques uns à simuler l’osmose en attendant l’amour. De vrais clandestins de la ceinture, dans la grande ronde de la partouze enchantée. «Après s’être opposée à la norme de la chasteté, la révolution sexuelle est devenue une telle norme à son tour que la plupart des asexuels ignorent même s’ils le sont, explique Peggy Sastre. Certains se taisent par peur d’être exclus, exactement comme les homos il y a trente ans.»
TECHNO PARADE
Une nouvelle étude, menée aux Etats-Unis par le professeur Larry A. Botto, a même pu déterminer que 70 % des asexuels avaient déjà vécu en couple et étaient tout à fait capables d’assumer une relation durable avec quelqu’un de beaucoup plus sexuels qu’eux. Et que 10% d’entre eux confessaient vivre une histoire d’amour «hétéro-romantique». Mais jusqu’à quand ?
«Tout ce que veulent les asexuels, c’est être reconnus comme n’importe quelle autre minorité sexuelle, afin de ne plus endurer la suspicion des autres, conclue Peggy Sastre. Ils ont même leur cortège à la Techno Parade… Mais ce sont les seuls à défiler pour avoir le droit de ne rien faire avec leur cul.» Le problème, c’est que toutes les statistiques compilées par les chercheurs montrent que les asexuels sont majoritairement plus petits, plus gros, plus moches, plus pauvres et plus alcooliques que les autres… Mais bon, avec beaucoup d’amour, cela devrait s’arranger.
(1) Plusieurs groupes de chercheurs de l’association des psychiatres américains cherchent à définir le désir hypo-actif autrement que comme une déficience. «NO SEX – AVOIR ENVIE DE NE PAS FAIRE L’AMOUR» (LA MUSARDINE) DE PEGGY SASTRE. 200 PAGES. 13 € .
OLIVIER MALNUIT

IL A TESTÉ LE COSTANZISME !
Le saviez-vous ? Faire l’exact contraire de tout bon sens peut avoir des vertus thérapeutiques. La preuve. N ous avons demandé à la star d’Action Discrète de tester pour nous le Costanzisme: faire, comme George Costanza dans ce mythique épisode de «Seinfeld», l’exact contraire de tout ce qu’il ferait normalement. Dans la sitcom, l’expérience se révèle concluante pour George: lui arrive, dès qu’il se met à agir de la sorte, l’«exact contraire» de ce qui devrait très logiquement lui arriver. Il insulte le boss des New York Yankees… et obtient le boulot de ses rêves. Il se montre dans toute sa splendeur pleutre et loseuse… et les plus belles femmes veulent sortir avec lui. La vie rêvée ? Pas exactement.
George – saint patron des mâles mal dans leur peau – découvre plutôt, et bien malgré lui, la fameuse théorie de «l’intention paradoxale» de Viktor Frankl. Ce psychanalyste, surtout connu pour ses travaux sur la «volonté du sens chez l’être humain», conseillait à ses patients de se servir d’une méthode proche du Costanzisme pour surmonter leurs tocs et leurs phobies ou se débarrasser de certaines névroses. «Dès que le patient cesse de se battre contre ses obsessions en les traitant avec ironie – l’intention paradoxale lui permet de les tourner en ridicule –, le cercle vicieux est brisé, et le symptôme diminue, pour finalement s’atrophier», expliquait ce disciple de Freud.
Quant à notre cobaye cagoulé, on a voulu savoir s’il a pu se libérer de certaines de ses névroses grâce à cette expérience cannoise: «Comment ça, mes névroses ? J’en ai pas, hein, t’es gentil, tu le dis à tes lecteurs, merci… (Long silence.) Par contre, ce genre d’exercice te permet de prendre de la distance avec toi- même, c’qui doit permettre à certains de faire un premier pas vers la guérison. Pas moi, hein, je vais très bien, okay ?»
L. R.

«The Idler», une institution fan de la paresse
TRAVAILLER MIEUX POUR GLANDER PLUS
A Londres, les gentilshommes de «The Idler», la revue militant pour le droit à la paresse depuis 1993, ont survécu au blairisme, à la brit-pop et à la beaufitude «lad». Etre à contre-courant rendrait-il invincible ? Réponses sur place.
Londres, vendredi 7 mai. Les conservateurs ont beau être aux commandes du pays depuis deux jours, les rédacteurs du Idler s’amusent avec l’air désinvolte de ceux qui en ont vu d’autres. Fondée en 1993, la revue a connu quatre Premiers ministres – John Major, Tony Blair, Gordon Brown et David Cameron – et d’innombrables changements sociétaux…
Ignorant les modes et les têtes d’affiche du moment, ses rédacteurs ne se sont pourtant jamais départis d’une ligne anarchique et antilibérale. S’ils sont rassemblés dans ce dis- quaire Rough Trade de Whitechapel, dans l’Est londonien, c’est pour lancer ce dernier numéro, « Back to the Land » (« Retour à la terre »), avec sa thématique écolo-baba.
«SLOW PARENTING»
Il est 18h00 et des poussières, et un mec est en train de chanter une version personnelle de Big Rock Candy Mountain en s’accompagnant au ukulélé : « J’irai, là où l’on dort toute la journée, là où poussent les arbres à cigarettes et où le vin coule à flots, là où on ne travaille jamais. » C’est Tom Hodgkinson, fondateur de la revue devenu, depuis 2005, auteur d’improbables best-sellers traduits dans une dizaine de pays : depuis How to Be IdleComment être indolent »), ce faux flemmard nous a appris « comment être libre » ou, dernièrement, « comment être un parent indolent » dédié au « slow parenting ». Tom a le visage rond et épanoui d’un mec assez organisé pour se la couler douce loin de la capitale. En ce jour de résultats électoraux, il lance : « Je n’ai pas voté, aucun parti ne me semblait proche de mon idéal de paresse. Voulez-vous travailler ou boire le whisky coulant des fontaines de cet Eden que je chante ? » On a soudainement une de ces soifs.
DE WILL SELF À DAMIEN HIRST
Autour de la revue, qui se présente depuis le début des années 2000 sous la forme d’un épais livre paraissant une fois par an, gravite un groupe hétéroclite d’anars et d’artistes. Will Self, Damien Hirst ou l’ex-KLF Bill Drummond ont tous été des compagnons de route. Ce soir, nous aurons droit, plus modestement, à des chansons et des anecdotes sur leurs pires expériences du monde du travail et des chansons de la part de Ian Bone ou d’autres troubadours tordus (mentions spéciales aux libidineux Zodiac Mindwarp & The Love Reaction et aux inquiétants Asbo Kid).
Ian, un anar célèbre (un tabloïd l’avait baptisé « l’homme le plus dangereux de Grande-Bretagne »), a fondé la revue Class Action et participé à la campagne « Vote for nobody » en 2001. Son message, ce soir, a le mérite d’être clair : « Nique les riches, les Torys veulent juste du fric et nous faire travailler. » Ou encore : « Merci de ne pas m’aider à trouver un travail, ce qui importe c’est d’échapper à la valori-ation par le travail et de vivre sa paresse à fond. »
ELOGE DE LA PARESSE
Au bout de deux heures de ces réjouissances, nous sommes un petit groupe à nous retrouver dans un des nombreux restos indiens du quartier. Une contributrice qui a bossé sur les communautés alternatives parle de l’Eloge de la paresse, écrit par Bertrand Russell dans les années 30 : « Il était pour une journée de travail de quatre heures. Progrès technologique, progrès de l’agriculture, voilà qui aurait dû permettre de réduire drastiquement la durée de travail de chacun afin que l’on consacre le plus clair de notre temps aux loisirs. » Tom enchaîne, affirmant sereinement « qu’il n’y a personne à cette table qui ait un travail ».
Le chef de table vit à présent à la campagne, dans le Devon, où il écrit trois heures par jour, use des outils 2.0 avec parcimonie (« Je vérifie mes mails une fois par jour, maximum »), travaille son ukulélé, cultive son jar- din et apprend le latin à ses enfants, « parce que ça rend intelligent »… Ça peut aussi se passer comme ça dans une mégalopole speed et féroce. La bande, fêtée et courtisée, aurait pu maintes fois céder aux sirènes de la hype et du fast-business londoniens. Ou se laisser tenter, comme tant de médias disparus depuis leurs débuts, par le suivisme et le bougisme qui nous entourent. S’ils ont réussi, c’est en faisant l’exact contraire.
VALÉRIA COSTA-KOSTRITSKY

Aux Etats-Unis, de plus en plus d’adeptes du slow movement
DÉBRANCHEZ-VOUS (DE TEMPS EN TEMPS)
A San Francisco, les militants du collectif Reboot s’inspirent des fêtes traditionnelles juives pour nous encourager à nous déconnecter de nos vies iPhone ou nos Blackberry. Oy Vey !
15 mai 2010. 1500 djeuns se pressent aux portes de la California Academy of Sciences de San Francisco pour renouer avec le Shavuot, fête traditionnelle juive consacrée à l’étude de la Torah, poétiquement rebaptisée « Dawn 2010 ». On a le choix entre : un discours de bienvenue sur la piazza suivie d’une conversation entre la comédienne Sandra Bernhard et le théâtreux Amichai Lau-Lavie, des vidéos d’artistes israéliens au planétarium, une perf’ de Jessica Tully dans l’aquarium sur les rites de purification, de rabbins qui répondent à un speed-questionnaire dans un marécage artificiel. On en oublierait presque l’expo Mammifères extrêmes ou la diffusion d’un court-métrage de Spike Jonze, Maurice at the World’s Fair.
Reboot, le think-tank juif ultraprogressiste, organise depuis plusieurs mois des événements comme celui-ci qui s’inspirent du calendrier judaïque, tout en restant le plus laïque possible. Les artistes et jeunes professionnels des médias à l’origine de ce groupement, basés à San Francisco, New York ou Los Angeles, se sont fait connaître en mars dernier en lançant le Sabbath Manifesto, événement nettement plus œcuménique que ce Shavuot.
«RANGEZ VOTRE iPHONE»
Le principe ? « Eteindre ordinateurs, téléphones portables et toute autre source potentielle de technologies pour mieux savourer le bonheur oublié d’être dans la “vraie vie” », explique Tanya Schevitz, responsable de la com’ du collectif.
Lancé le 18 mars, le manifeste a tout de suite fait péter la Toile : centaines de milliers de Tweets, innombrables articles, et d’innombrables jeunes Américains relavant cet « unplug challenge ». Articulé autour de dix commandements (« Déconnectez-vous du Net », « Rangez votre iPhone », « Retrouvez ceux que vous aimez », « Allumez des bougies », « Sortez »…), le Sabbath Manifesto n’est pas, malgré les apparences, anti-technologie et s’interprète de différentes manières : pour certains, éviter la technologie se limite à ne plus envoyer de mails ; pour d’autres, il s’agit d’éviter l’ascenseur, courir le marathon ou prendre le temps de mastiquer ses aliments avant de les ingurgiter.
DIGITAL DETOX WEEK
« L’idée, c’est de prévenir un sur- envahissement technologique et de prendre conscience de notre com- portement addictif face à ces tech- nologies, poursuit Tanya. Si les gens se sont tant identifiés à notre mani- feste – nous avons eu des retours des quatre coins des Etats-Unis mais aussi d’Allemagne, d’Irlande ou du Brésil –, c’est parce qu’on est tous épuisés par ce diktat de disponibi- lité permanente qui nous est imposé. On a tous vécu des rendez-vous où les gens ne peuvent s’empêcher de tripoter leurs téléphones, de vérifier leurs mails ou d’aller sur Google en pleine discussion. En participant au challenge, vous pouvez vous rendre compte à quel point vous êtes dépen- dant de cette technologie, et essayer d’exercer un certain self-control. »
Rebbot ne prêche pas dans le désert : le collectif a été rapidement rejoint par Adbusters, le magazine canadien anticonsumériste qui, fin avril, lançait sa « Digital Detox Week ». « Demain matin, écrivent- ils sur leur page d’accueil, essayez quelque chose de nouveau juste avant d’allumer votre ordinateur : pendant 60 secondes, regardez-vous dans le reflet de l’écran vide. Méditez sur votre relation à cet objet. De quoi s’agit-il ? ».
SLOW MEDIA
Pour la journaliste Nathalie Collard de la Presse (Montréal), ces initiatives font partie du Slow Media, un mouvement lancé par Jennifer Rauch de l’université de Long Island ayant tenté, avec ses étudiants en journalisme, de passer une journée complète sans médias – ce que plusieurs se sont révélés incapables de faire. « Le Slow Media n’est pas en contradiction avec la vitesse et la simultanéité de Twitter, des blogs ou des réseaux sociaux, mais c’est une autre façon d’en faire l’usage, décrypte Collard. Ses adeptes dénoncent une sur-stimulation due à l’accumulation de la téléphonie, d’Internet, de la télévision, des journaux, tout en essayant de réguler leur propre consommation. »
A en croire les réactions aux Unplug Challenge qui circulent sur le Net, ça marche : « J’ai tendance à vérifier mes mails et à répondre aux textos toute la journée avec une sorte de rigueur pavlovienne, avoue le par- ticipant le plus connu, Josh Radnor de la sitcom How I Met your Mother. Ce n’est pas un geste conscient, mais plutôt un réflexe : quand mes doigts restent collés sur mon iPhone, j’ai l’impression de rester connecté aux autres alors que je suis en fait décon- necté de tout ce qui se passe autour de moi à ce moment-là. En me déconnectant 24 heures, je n’ai rien fait de très extravagant mais c’était vrai, lent. Je pouvais m’entendre respirer. J’étais vivant. »
MARIE-EVE LACASSE

«DÉCÉLÉRONS, VIIIITE !»
Dans son essai «Accélération: une critique sociale du temps», le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa préconise plusieurs «stratégies de décélération». Interview express.
HARTMUT ROSA, DANS VOTRE ESSAI, VOUS DÉCRIVEZ UNE SOCIÉTÉ «ACCÉLÉRÉE ET PÉTRIFIÉE» ET CONSEILLEZ AUX INDIVIDUS QUI LA COMPOSENT DE «RALENTIR» EN VIVANT EN DEHORS DES GRANDES VILLES ET EN REJOIGNANT LES DÉCROISSANTS, LE SLOW MOVEMENT… LA SITUATION EST- ELLE SI GRAVE ?
Tout d’abord, l’idée que la qualité de ce que nous vivons serait inversement proportionnelle à sa vitesse est assez répandue depuis le XVIIIe siècle. On partage tous l’impression qu’en tentant de faire plus au cours d’une journée, d’un mois ou sur la durée d’une vie, nous aurions peut-être, au final, moins. Il y aurait deux explications sociologiques plausibles à ce sentiment. Première explication, en accélérant la vitesse d’une action ou d’une interaction, nous réduisons notre capacité à «connecter» à ce que nous consommons ou aux personnes avec lesquelles nous communiquons. Nous ne nous approprions plus les choses, les personnes ou les lieux. Ils ne nous laissent plus aucune impression: nous «dealons» avec eux, mais nous ne les faisons pas «nôtres».
C’EST-À-DIRE ?
Quand j’ai eu mon premier ordi, je lui ai donné un petit nom, j’ai essayé de le «faire mien». Aujourd’hui, dix ordis plus tard, j’essaie simplement de le faire marcher, j’en ai rien à carrer de sa couleur, de son nom, etc. Pareil avec mes collègues au travail. Au début, je voulais vraiment apprendre à les connaître, leurs histoires, leurs pensées. Maintenant, il m’arrive de prendre un verre avec certains, mais je prie pour qu’ils m’épargnent leurs problèmes et ne me racontent pas leur vie. C’est pareil avec les villes où je travaille. Bref, en augmentant le nombre d’épisodes d’action et d’expérience que nous connaissons au cours de notre vie, nous réduisons l’impact potentiel de chacune d’entre eux sur nous.
VOUS PARLIEZ D’UNE DEUXIÈME EXPLICATION…
C’est peut-être la plus importante: à force de ressentir cette accélération, notre vie semble perdre de son sens. Nous avons besoin de nous dire que nous grandissons et que nous construisons, et nous nous racontons des histoires pour nous convaincre que la longue chaîne d’épisodes (dans notre vie professionnelle, intime, amicale, politique) dont notre vie est faite a un sens. Or, lorsque tout change frénétiquement autour de nous et en nous, un certain sens de régression prend le dessus: nous nous réinventons sans cesse sans jamais grandir ni progresser. Mais ce sentiment d’accélération n’est pas uniquement imputable à l’iPhone ou à nos nouveaux jouets de communication, il s’agit d’un processus datant d’environ 1880.
MAIS VOUS PRÉCONISEZ QUAND MÊME QUELQUES STRATÉGIES POUR QU’ON SE DÉCONNECTE UN MINIMUM. QUE PENSEZ-VOUS DE CELLE DU «UNPLUG CHALLENGE» ?
Dans l’histoire de la modernité, il y a toujours eu des voix pour s’élever contre cette accélération ressentie par tous: vers 1900, quelques dandys parisiens promenaient même des tortues en laisse en guise de protestation… Ceci dit, nous arrivons à un moment critique: les gens sentent qu’ils sont en train de passer de l’autre côté d’une frontière, qu’ils deviennent fous ou socialement irresponsables et ont de grandes difficultés à ralentir ou à déconnecter, même pour une nuit ou un week-end. Du coup, nous sommes de plus en plus nombreux à nous dire qu’il faut «décélérer, viiiite» ! Reste à voir si de telles initiatives mèneront, cette fois-ci, à une décélération plus efficace. Pas sûr, étant donné qu’il faudrait qu’elles impliquent toute la communauté, et pas seulement quelques activistes, pour être réellement efficaces.
«ACCÉLÉRATION: UNE CRITIQUE SOCIALE DU TEMPS» (LA DÉCOUVERTE). 474 PAGES. 27,50 € .
ENTRETIEN LAURENCE RÉMILA

Barbara Ehrenreich dit oui à la réalité
STOP SMILING, ÇA IRA MIEUX
Vous en avez marre de vous faire entuber en souriant de toutes vos dents ? Barbara Ehrenreich aussi. Dans son livre «Bright-Sided», cette Américaine dénonce la pensée positive comme une manipulation mentale. Presqu’en souriant.
Il y a une dizaine d’années, Barbara Ehrenreich signait Nickel & Dime, une immersion dans l’Amérique très pauvre, celle des serveuses de dinners, des femmes de ménage, des employés de Wal-Mart payés 8 $ de l’heure.
Elle avait quitté pour quelques mois sa vie confortable pour se mettre dans la peau de ces corvéables à merci (oui, un peu comme Florence Aubenas) et en rapportait un témoignage accablant sur la misère du prolétariat devenu un best-seller. Depuis, cette intellectuelle féministe a continué de délivrer des essais en forme de « critique-au-vitriol-du- rêve-américain » comme il se dit d’un livre sur deux concernant l’Amérique mais qui, dans son cas, n’a rien d’une formule creuse.
Le succès de Nickel & Dime lui vaut les critiques des cadres dont la souffrance est toujours tue ? Elle se met dans la peau d’une communicante à la recherche d’un emploi, et dénonce dans On achève bien les cadres la grande précarité des cols blancs (et ceux qui en font un marché juteux). Coutumière des enquêtes « dans la peau de », c’est cette fois une immersion bien involontaire qui l’a confrontée à cet aspect de la culture américaine : la dictature de l’optimisme, de la pensée positive, du bonheur à tout prix.
«PENSÉE MAGIQUE»
Atteinte d’un cancer du sein, Bar- bara Ehrenreich a découvert le monde merveilleux des battants, où la maladie doit être vue comme « une chance », une bonne occasion de com- prendre le véritable sens de la vie, et où il est admis – même chez les médecins – qu’une attitude positive vis-à-vis de la maladie contribuera à sa guérison. Sous chimio, Barbara a du mal à voir le verre à moitié plein et les exhortations à « ne pas baisser les bras » la gonflent. « Le cancer du sein ne m’a pas rendue plus jolie ou plus forte, plus féminine ou spirituelle. Ce qu’il m’a apporté, si on veut appeler ça un “cadeau”, ce fut une rencontre atroce avec une force idéologique de la culture américaine dont je n’avais pas eu conscience jusque là, celle qui nous encourage à nier la réalité, à nous soumettre joyeusement au malheur, et à nous rendre responsable de notre sort. »
Dans Bright-Sided, Barbara Ehrenreich fait donc cette fois le tour du vaste monde des fanatiques du bonheur, des coaches de motivation aux profs d’université où la « science du bonheur » a fait son entrée, des vendeurs de camelote à message posi- tif aux prêcheurs de la « pensée magique ». Au pays des dents blanches et de la poursuite du bonheur, s’inquiéter pour l’avenir s’apparente à une insulte à la Grandeur US. Mais si la culture de l’optimisme est constitutive de l’identité américaine, elle est aussi, dit-elle, le meilleur allié d’une société dure et sans pitié.
LE «CADEAU» DE LA MALADIE
Au pays du système de santé le plus injuste, au plus haut pourcen- tage de personnes incarcérées, au plus grand écart entre richesse et revenu moyen – entre autres réjouissances –, quelle meilleure croyance à diffuser que celle qui voudrait que l’attitude doit l’emporter sur les circonstances ? Que tout n’est qu’une question de point de vue, que l’on génère ce qui nous arrive, qu’une maladie est « un cadeau », et un renvoi sans sommation, une « opportunité à saisir » ? « Ce sont des gens qui peuvent de moins en moins prévoir leur futur, mais à qui on donne une vision globale, un système de croyance, presque une religion selon lesquels ils sont, en fait, infiniment puissants si seulement ils arrivaient à maîtriser leur propre mental », constate-t-elle C’est dans les années 80 et 90 que le milieu de l’entreprise a embrassé massivement la pensée positive, et pour cause : c’est la grande époque des licenciements massifs. Entre 1981 et 2003, trente millions d’Américains perdent leur job. Quel meilleur marché pour les gourous de la pensée positive ?
DE L’AMERTUME À L’ACCEPTATION
Ehrenreich raconte ces séminaires destinés aux employés licenciés, à qui l’on conseille de ne pas ressasser leur malheur, de bien rester discrets sur leur situation (ben voyons) et d’adopter au plus vite la posture du candidat optimiste et souriant puisque, selon les lois de l’attraction qui régissent le monde (si !), paraître successful vous apportera le succès. Rejoindre un mouvement politique, militer pour plus de droits, de sécurité ? La pensée positive propose bien plus simple : changer sa perception de la réalité, passer de la négativité et l’amertume à l’acceptation. De la même manière qu’on peut voir dans la croyance dans le rêve américain (le mythe d’une ascension sociale rapide) les causes d’une tolérance à l’injustice plus grande qu’ailleurs, le positive thinking permet de faire croire au bonheur possible quand la réalité nous dit tout le contraire. L’ennemi n’est pas l’autre, l’état, le patron, non : il est en chacun de nous.
OPIUM DU PEUPLE
Le « positive thinking » est un nouvel opium du peuple : on pense positif comme on prie, pour guérir, maigrir, retrouver un emploi, devenir riche. Et quand un banquier se pointe par magie et propose un crédit pour acheter une maison qu’on n’aurait jamais pu se payer, c’est bien la preuve que ça marche. L’optimisme acharné qui a alimenté le système des subprimes, la croyance dans une hausse sans fin de l’immobilier, dit Ehrenreich, sont des purs produits de la culture de la pensée positive : « Qu’est-ce que le fondamentalisme du marché si ce n’est une surenchère de pensée positive ? »
La confiance aveugle dans un marché autorégulé par la « main invisible » a-t-elle pris fin avec la crise ? Non : on appelle encore de ses vœux un « retour à l’optimisme » comme solution au désordre économique. Et si on arrêtait de sourire bêtement ? Barbara Ehrenreich prône simplement un retour à la pensée critique, celle qui prend en compte la réalité, celle qui assure la vigilance nécessaire à « la survie de l’espèce ». Et dédicace son livre à ceux qui se plaignent : « To complainers everywhere : turn up the volume ! »
«BRIGHT-SIDED, HOW THE RELENTLESS PROMOTION OF POSITIVE THINKING HAS UNDERMINED AMERICA» (METROPOLITAN BOOKS, NON TRADUIT).
VALENTINE FAURE

PENSÉE POSITIVE, LE PIRE DE
Transformer votre VDM en success story ? Il paraît que c’est facile…
«COMMENT SE FAIRE DES AMIS» DE DALE CARNEGIE
Le père fondateur du développement personnel appliqué à l’entreprise donnait dès 1936 dans le best-seller «Comment se faire des amis» (sous-titré dans son édition américaine «et influencer les autres») les clés de la réussite à l’employé qui en veut: «Ne critiquez pas, ne condamnez pas, ne vous plaignez pas !», «Ayez le sourire», «Faites sentir aux autres leur importance», «Appelez les gens par leur prénom»… Depuis, finalement, pas grand chose.
«LA FORCE DE L’OPTIMISME» DE MARTIN SELIGMAN
«Papa, tu te souviens comme j’étais une pleurnicheuse quand j’étais petite ? Ben, si moi, j’ai pu arrêter à 5 ans, toi, tu peux arrêter d’être grognon.» Une sacrée révélation pour le psychologue Seligman qui a, depuis, signé une tripotée de best-sellers expliquant comment transformer sa vie grâce à l’opti- misme. Seligman a surtout fait entrer la «psychologie positive» (étudier ce qui marche bien plutôt que ce qui cloche chez le patient) à l’université: une bénédiction pour le positive thinking, qui gagne là sa respectabilité.
«LE SECRET» DE RHONDA BYRNE
Eh, psst, vous connaissez «le Secret» ? C’est une sagesse ancestrale pratiquée par Einstein, Newton et Leonard de Vinci qui permet de guérir du cancer, d’éviter les embouteillages et de gagner plein de gros sous ! Enveloppé dans un marketing crypto mystique à la «Da Vinci Code», «le Secret» livre enfin la recette du bonheur: il suffit d’évacuer les pensées négatives et visualiser ce qu’on désire très fort dans la tête, puisque nos pensées façonnent les événements extérieurs. 16 millions d’exemplaires du livre traduit en 40 langues: ça en fait au moins une pour qui ça a marché.
«QUI A PIQUÉ MON FROMAGE ?» DE SPENCER JOHNSON
Deux souris et deux petits hommes vivent dans un labyrinthe et se voient privés de leur fromage. Les petites souris tracent leur route et vont voir ailleurs. Les hommes, eux, sont fâchés, mais comprennent finalement qu’au lieu de ressasser leur perte, ils feraient mieux de s’adapter et de se mettre vite en quête d’un fromage encore meilleur ! Cette allégorie débile sur la nécessité d’accepter le changement est devenue un classique du management, distribué généreusement aux employés en période de restructuration. 21 millions d’exemplaires vendus.
V. F.

Les maîtres à penser du «non merci»
PENSÉE CONTRAIRE, LE KIT
Vous voulez faire n’importe quoi mais pas n’importe comment ? Voici quelques pistes pour aiguiser vos dons de pensée contraire.
A.J. JACOBS (42 ANS, ETATS-UNIS)
La méthode_Se transformer en cobaye pour explorer les zones ambiguës de la vie contemporaine.
Le discours_Grand spécialiste du journalisme subjectif, A.J. Jacobs, chroniqueur à «Esquire» US, a tout testé. Dans «Ma vie de cobaye» (éd. J. Chambon), une belle compile de ses articles, on le retrouve racontant par le menu détail toutes sortes de situations inattendues où, pendant un mois, il dit la stricte vérité au mépris des conséquences. L’article, qui s’intitule très logiquement «Je te trouve gros», met en pratique les doctrines d’un certain Blad Blanton, à l’origine du mouvement prônant «l’honnêteté radicale». Plus loin, Jacobs décide de se vouer à une existence «mono-tâche»: il refile toutes ses besognes (factures, banques, rendez- vous…) à des télétravailleurs en Inde, démontrant par l’absurde les limites de la délocalisation. Enfin, Jacobs a écrit un autre livre-test. Dans «L’année où j’ai vécu selon la Bible», ce Juif new-yorkais applique à la lettre les préceptes de l’Ancien testament: il ne se rase pas pendant un an, apprend à jouer de la harpe à dix cordes et tente (péniblement) de «lapider les adultères»… Aussi fendard et flippant que ses articles.
MALCOLM GLADWELL (47 ANS, ETATS-UNIS)
La méthode_Prendre une idée reçue et la tordre pour la transformer en idée de génie.
Le discours_Journaliste au «New Yorker» et auteur d’essais qui se vendent par millions partout dans le monde (seuls «le Point de bascule» et «la Force de l’intuition» ont été traduits en français), Malcolm vient de terminer une tournée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni digne d’une rock star, donnant ses lectures à guichets fermés dans divers théâtres et salles de concert. Les raisons de son succès ? Des livres dans lesquels cet ancien journaliste scientifique prend des sujets a priori bateau (la réussite dans «Outliers», l’intuition dans «la Force de l’intuition»), les examine de biais avec force exemples (Pepsi, Coca-Cola, ketchup Heinz, Bill Gates, Enron…) et en tire des théories contre-intuitives. Assez dément.
«L’HOMME-DÉ», ROMAN DE LUKE RHINEHART (1971, ETATS-UNIS)
La méthode_Vivre par le dé.
Le discours_«L’Homme-dé», l’un des textes fondateurs de la pensée contraire, raconte l’histoire d’un certain Luke Rhinehart (pseudo de l’auteur George Powers Cockcroft et nom donné au héros du roman). Psychiatre new-yorkais successful, Luke décide un beau jour de réagir au «tout chaotique, tout faux et tout fantaisiste» du monde qui l’entoure en remettant son destin au roulement d’un dé. Cette farce anarchisante, qui aura une grande influence sur le Chuck Palahniuk de «Fight Club», a été écrite en partie «par le dé», ce qui explique les différences formelles entre les différents chapitres (le premier parodie la bible, certains sont à la première personne, d’autres à la troisième, etc.). Etonnement moderne malgré son grand âge.
STEVEN D. LEVITT & STEPHEN J. DUBNER (43 ET 47 ANS, ETATS-UNIS)
La méthode_Faire de l’économie, mais comme des freaks.
Le discours_En examinant l’économie sous des angles saugrenus, Steven Levitt (prof d’éco à l’université de Chicago) et Stephen Dubner (journaliste au «New York Times») ont inventé une «freakonomics» qui transforme les chiffres de la bourse, les indices du chômage et la dette publique en terrain de jeu réjouissant. Dans leur premier livre, «Freakonomics», le duo se demandait pourquoi les dealers vivent chez leurs parents plus longtemps, entre autres questions, et y répondait brillamment. Dans son deuxième, «Super Freakonomics» (qui vient de paraître chez Denoël), il continue en expliquant pourquoi, par exemple, les kamikazes devraient souscrire une assurance-vie. Passionnant, même pour ceux qui n’ont pas fait ES.
DANNY WALLACE (33 ANS, GRANDE-BRETAGNE)
La méthode_Dire «oui» à tout.
Le discours_En 2005, un ami du présentateur télé et comique Danny Wallace lui sort: «Sois plus positif, tu devrais dire “oui” plus souvent.» Danny décide de suivre son conseil au pied de la lettre et de répondre par l’affirmative à tout ce qu’on lui proposera. Il accepte la moindre invitation, répond au spam envoyé par cet «héritier du Sultan de Brunei», accepte une offre moyennement nette et se retrouve à Amsterdam… Drôle, le bouquin qu’il tire de son expérience, «Yes Man», paru en 2006 en Angleterre, est un manuel de développement personnel très déguisé qui nous apprend à user avec parcimonie des «Non, je suis fatigué», «J’peux pas, j’suis occupé» et autres refus express qui rythment nos vies. Vous pouvez en revanche dire «non» au film tiré du livre, starring Jim Carrey.
PAUL ARDEN (ANGLETERRE, 1940-2008)
La méthode_Oser faire n’importe quoi (comme Dick Fosbury).
Le discours
_Rien n’est plus dangereux que de penser raisonnablement puisque la logique et le bon sens débouchent par définition sur les mêmes conclusions. Pour sortir du lot et marquer son temps, le renommé publicitaire de Saatchi & Saatchi Paul Arden conseillait plutôt ceci: «Quoique vous pensiez, pensez l’opposé» («Whatever you Think, Think the Opposite»). Cet anti-livre (pas traduit en français) de développement personnel vante les mérites de la pensée contre-intuitive, de la mauvaise décision, de l’échec. De l’audace, en somme. D’aucuns disent plus simplement «qui ne tente rien n’a rien» sans en faire un bouquin. Mais ils ne vendent pas des millions de livres. CQFD.
L. R. ET V. F.

Pacôme Thiellement, la possibilité mystique du geek
PACÔME LES AUTRES
La prochaine révolution sera intime ou ne sera pas. Le philosophe Pacôme Thiellement le sait qui, en guerre contre la société du spectacle, traque le sous-texte magique des Beatles, de David Lynch ou de Led Zep. Et dessine la figure de l’homme fort du XXIe siècle: le geek mystique.
Longtemps, Pacôme Thiellement a été surtout bizarre. Un jeune homme passionné, né à Paris en 1975, épris d’un savoir encyclopédique, vidéaste et composant un essai sur la légende (mystique) de la mort de Paul McCartney (Poppermost) ou sur la quête (secrète) de la béatitude par Frank Zappa (Economie Eskimo). Mais, depuis ses derniers livres publiés en rafales, Pacôme Thiellement est devenu un auteur cohérent. Qui articule, de façon à la fois rigoureuse et poétique, les traditions ésotériques et les chef d’œuvres pop : Led Zeppelin à l’automne dernier (Cabala) ou Twin Peaks ce printemps (la Main gauche de David Lynch). C’est ainsi qu’il révèle une alternative magique à l’oppression capitaliste. Et s’impose comme l’un des jeunes intellectuels les plus passionnants du moment. Ce qui valait bien explication.
TU VIENS DE PUBLIER EN MOINS D’UN AN ET DEMI UN ESSAI SUR GÉRARD DE NERVAL, LED ZEPPELIN ET «TWIN PEAKS»… TU AS DÉCOUVERT LA DROGUE DE L’ÉCRITURE RAPIDE ?
Non, loin de là. Ce sont des livres que je portais en moi depuis long- temps. En fait, je n’ai écrit jusqu’ici que sur mes passions d’adolescent. Les Beatles, Zappa et Led Zeppelin, que j’ai écoutés obsessionnellement dans mes années collège. Nerval, Roger Gilbert Lecomte ou Artaud, que j’ai beaucoup lus à la fac. Twin Peaks, je l’ai découvert sur La Cinq à 16 ans. Depuis, je l’ai revu des dizaines de fois et j’ai toujours su que j’écrirai un livre dessus. Qui m’aura donc pris quinze ans. Ce qui a changé depuis quelques années, c’est ma découverte de la littérature mystique – notamment la Kabbale, le soufisme, la pensée indienne, la Renaissance florentine. Dans mes livres, j’essaie donc de faire rencontrer ce savoir traditionnel et la culture populaire moderne.
MAIS CETTE RENCONTRE N’EST-ELLE PAS MENACÉE D’ARTIFICIALITÉ ? ON POURRAIT SE DEMANDER SI TU NE FORCES PAS LES CHOSES LORSQUE TU AFFIRMES REPÉRER DES ÉLÉMENTS GNOSTIQUES À L’ŒUVRE CHEZ LES BEATLES, LED ZEP OU DAVID LYNCH ?
Chez les Beatles ou Led Zep, ma démarche est liée à une appréhension des objets eux-mêmes : les textes, l’ordre des chansons, les images jouent avec des éléments issus de la tradition gnostique. Que ce soit une opération artificielle, on peut le croire jusqu’à un certain point. Car vient toujours un moment où ils te disent qu’ils savent ce qu’ils font. De même dans son film Fire Walk With me – qui est une sorte de prequel de Twin Peaks –, Lynch se met en scène dans le rôle du chef du FBI, Gordon Cole, dont la caractéristique est de faire travailler ses agents sur des affaires « rose-bleue ». Or, du Roman de la Rose à la communauté ésotérique des Rose-Croix en passant par le Paradis de Dante, la rose est toujours symbole de la connaissance divine. Et donc Gordon Cole confie une mission à deux de ses agents en leur présentant sa cousine Lil, qui va se livrer devant eux à une danse silencieuse, burlesque, bizarre. Ce pourrait être une scène lynchéenne parmi d’autres. Sauf que tout de suite après, les agents vont interpréter les gestes de « Lil the dancer » : son visage renfrogné signale qu’ils auront des problèmes avec les autorités locales, sa main dans la poche suggère qu’on leur cachera quelque chose, la robe reprisée avec un fil d’une autre couleur est le code pour la drogue, etc. Et enfin, il y a une « rose bleue » épinglée sur la poitrine « mais je ne peux parler de ça », dit l’un des agents. Lynch nous livre la méthode idéale pour comprendre ses films : chaque scène devrait être interprétée comme on interprète un texte sacré. A partir de là, on ne peut plus dire que ce sont des choses qui viennent de son imaginaire et qu’il ne maîtrise pas du tout.
C’EST POURTANT CE QU’IL DÉCLARE EN INTERVIEW…
Parce qu’il est cohérent avec son personnage : tel Gordon Cole, il suggère mais il n’explique rien. Tel Dante, il constitue une poétique, qui est toujours une communication par signes.
SOIT, MAIS ON NE PEUT PAS FAIRE DE LYNCH UN ÊTRE RÉALISÉ QUI NOUS DÉLIVRERAIT UNE CONNAISSANCE SECRÈTE.
Non, et d’ailleurs l’évolution de Lynch qui, après Twin Peaks, devient le disciple du fumeux gourou Sri Maha rishi Yogi – également gourou des Beatles, des Beach Boys, d’Andy Kaufman – est très problématique. Mais un artiste n’est jamais réalisé, qu’il s’agisse de John Lennon, Lynch, ou même de Dante et de Shakespeare. Car à la différence d’un mystique, l’artiste n’est pas délivré de ses passions : il doit les conserver au moins pour jouer avec elles. Mais son intelligence de ses passions lui permet de délivrer une œuvre dont la fonction est de nous rendre plus sensibles aux mondes que nous ne voyons pas et qui pourtant nous constituent. A un journaliste qui lui demande si les fans de Beatles ne mettent pas plus de choses qu’il n’y a dans leurs chansons, John Lennon lui répond : « Elles y sont toutes. » Le journaliste s’écrie : « Mais c’est impossible ! » Et lui : « Quand on a longtemps phosphoré sur une chanson, on y inclut énormément de choses même si on ne se souvient pas de tout. » Cette phrase a été mon passe pour écrire Poppermost et mes livres suivants. Je me suis senti autorisé par elle.
QUEL ÉTAIT LE PROJET DES BEATLES ?
A partir de leur disque Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, les Beatles changent de statut vis-à-vis de leurs auditeurs. Ils abandonnent leur rôle de stars charismatiques. Ils enregistrent un album qui n’est ni la trace d’un concert passé, ni la possibilité d’un concert futur : la technique du « rerecording » leur permet de superposer deux voix du même chanteur ou de mixer deux bandes d’un même enregistrement, l’une à l’envers et l’autre à l’endroit. Cela change tout. Ils inventent le concept album. Ils déplacent le lieu d’émission de la scène au disque. Ils ne s’adressent plus à des foules, à des masses, mais à des individus singuliers. Toutes leurs chansons se mettent à parler des hommes solitaires : Nowhere Man, Lovely Rita, Rocky Raccoon, Her Majesty, Bungalow Bill, etc. Et leur grand énoncé est celui d’Eleanor Rigby : « Tous ces solitaires, d’où viennent-ils ? » Là est leur véritable création : une communauté des solitaires – le Lonely Hearts Club Band – que les Beatles désirent avoir autour d’eux. Et qui est une sorte de gigantesque communauté gnostique, puisqu’elle n’appartient à aucune nation, à aucun culte préétabli, mais fonctionne dans le secret des cœurs : les appelés du disque des Beatles ne s’y reconnaissent qu’indépendamment les uns des autres. Alors, bien sûr, la nouveauté de leur opération ne va pas le rester longtemps : elle va être reprise très vite par nombre d’artistes. Aujourd’hui, la personnalité solitaire à qui s’adressent les Beatles en 1967 s’est réalisée : les geeks, pourrait-on dire, sont ces gens-là.
CELA M’A FRAPPÉ EN LISANT «LA MAIN GAUCHE DE DAVID LYNCH»: TU PARTICIPES À L’ÉMERGENCE DE CE QU’ON POURRAIT APPELER LE «GEEK MYSTIQUE».
Oui (rires), pourquoi pas. Mais Sgt Pepper se termine déjà sur une anamnèse. La chanson A Day in the Life met en scène la transfiguration du quotidien : les éléments disjoints d’une journée ordinaire commencent à former un sens et à tourbillonner ensemble, McCartney dit : « Wake up » tandis que le morceau est traversé par un rêve. Il faut vivre les choses, nous signifient les Beatles.
AVEC BILL GATES ET QUENTIN TARANTINO EN CHEFS DE FILE, LE GEEK EST DEVENU LE HÉROS ET LE SOUTIER DU CAPITALISME COGNITIF: SON SPECTATEUR INTÉGRAL, CELUI QUI FAIT TOURNER LA MACHINE MARCHANDE. OR, TU VISES UN AU-DELÀ EN NOUS SIGNALANT UN AUTRE USAGE POSSIBLE DES ŒUVRES POP.
Je crois qu’à partir du moment où tu revois un film, par exemple, tu es déjà un spectateur informé : tu n’es plus simplement dans un rapport de consommation. L’acte fondateur de Twin Peaks est d’inventer la série qui doit être revue pour être pleinement comprise. Les créateurs de Lost diront s’être directement inspirés de ce principe. Je suis bien conscient que le travail d’interprétation ne suffit pas. Mais les grandes séries – Twin Peaks, la Caravane de l’étrange, Lost – te rendent sensible à notre problème.
QUEL EST CE PROBLÈME ?
Dans les années 20, Walter Benjamin parle du capitalisme comme d’une religion – et même, dit-il, la plus extrême de toutes. Mais il n’avait pas encore sous les yeux l’âme du capitalisme qu’est la télévision. La télévision, ce sont des images qui viennent te chercher chez toi, t’accompagnent chaque jour, te squattent la conscience, occupent bruyamment un espace qui était dévolu jadis au silence. En envahissant ton espace intime, elles agissent dans l’espace même de l’initiation. Ce que Henri Corbin appelle l’« espace imaginal » : ce lieu où se créent les formes par lesquelles les humains accordent leur confiance. La télévision est là pour te dire que le monde capitaliste peut être évocateur de beauté – c’est le rôle des émis- sions de variétés – et que sa disparition représente un danger – c’est le rôle du JT. Elle est comme un monde imaginal mais enténébré. Ce qui est le plus symptomatique, ce sont les talk shows : ces lieux qui n’existent pas, occupés par des gens qui n’y vivent pas, mais qui, comme le petit ange et le petit diable de Milou, nous disent ce qu’on doit penser d’un sujet.
«TWIN PEAKS» A EU UNE INFLUENCE CONCRÈTE SUR TOI ?
Twin Peaks a été le début d’une interrogation sur la quête spirituelle. Dale Cooper va découvrir les frontières du monde et pénétrer la « Loge noire » : Lynch met en scène une quête initiatique de façon assumée mais dévoile en fait le versant négatif de cette expérience. C’est une contre-initiation. A cette fin, il crée un personnage extraordinaire, jamais vu auparavant, l’agent du FBI Dale Copper, interprété par Kyle MacLachlan : un personnage de type shamanique, d’une douceur, d’une innocence et d’une bonté extrêmes et donc sur qui nous pouvons projeter énormément d’affects. Or, ce personnage, que l’on accompagne sur trente épisodes, échoue et se transforme en son contraire : Bob. C’est une démarche d’une radicale violence. A l’époque, tous les fans de la série étaient traumatisés. Parvenir à cette sensibilisation-là est quelque chose de très nouveau, que permet la durée de la série télé et que personne n’avait réussi avant Lynch : un personnage engagé sur un chemin spirituel tombe à la fin dans son propre cauchemar. En fait, Lynch nous force à accomplir ce que Copper n’a pas réussi à faire. Tout ce qu’on a créé en le projetant sur ce personnage, il nous le restitue. Et cela nous renvoie à la vie, à l’idée que tu ne peux connaître une initiation en étant simplement assis sur une chaise. A un moment, il faut donner un grand coup de tomahawk sur la télévision, comme au générique de Fire Walk With me. Lynch se sert de la télévision pour nous désenvoûter de la télévision. C’est « la voie de la main gauche » tantrique : affronter le mal en retournant contre lui ses propres armes.
IL NOUS MONTRE AUSSI, DIS-TU, LE MAUVAIS CHEMIN QU’EST LE NEW AGE.
On pourrait dire qu’avec l’advenue du capitalisme, la démarche initiatique s’est trouvée pervertie. A partir du moment où Eliphas Lévi invente l’occultisme au XIXe siècle, il y a comme une inversion : là où les savoirs mystiques visaient un dépouillement de l’être, l’occultisme et aujourd’hui le new age prônent une intensification de la subjectivité. Et de fait, Dale Cooper commence à commettre des erreurs lorsqu’il tombe amoureux de Annie Blackburn. Il y a confusion entre sa quête et ses passions, entre ce qui relève du psychique et du spirituel. De même, le new age accueille tous les signes sans les discriminer alors que certains signes peuvent être mauvais ou trompeurs. Au contraire, l’enjeu d’une authentique initiation est d’accéder à cette capacité de discrimination.
TON ENTREPRISE PART DONC DE L’HYPOTHÈSE QUE LA POP CULTURE SE SOUTIENT D’UN TEXTE CACHÉ, COMME UNE DOUBLURE DU MONDE CAPITALISTE QU’IL FAUDRAIT APPRENDRE À LIRE ?
Oui, mais je n’ai aucune solution à proposer. Le travail ne fait que commencer. Il y a un texte mais celui qui parviendra à véritablement l’interpréter sera un être réalisé selon des conditions nouvelles : pas celles de l’occultisme ni celle de la tradition. Il s’agirait en fait de dire la tradition première dans une langue étrangère, de redécouvrir dans un miroir inversé le propos initial – ce temps lointain, et dont les artistes gardent la nostalgie, où la poésie et le sacré n’était pas séparés l’un de l’autre.
APRÈS LA COMMUNAUTÉ DES SOLITAIRES CRÉÉE PAR LES BEATLES, APRÈS LA CONTRE-INITIATION MISE EN SCÈNE PAR LYNCH, EST-CE QU’IL N’Y A PAS AUJOURD’HUI UNE NOUVELLE SECOUSSE DONT TES LIVRES SERAIENT LE SISMOGRAPHE ?
Il y a une chose qui n’a pas lieu à l’époque de Twin Peaks et dont Lost est le chef d’œuvre : le « Lostpedia », l’encyclopédie en ligne consacrée à la série. Lynch a manqué d’un « Twinpeakspedia » qui aurait fait que le spectateur n’aurait pas abandonné la série en cours de route et que la chaîne n’aurait pas pu interrompre la série. Le spectateur de Lost n’a pas besoin qu’on lui explique : il va chercher sur le Lostpedia, qu’il a lui-même créé, ce que l’œuvre ne lui dit pas. Ça, c’est une grande nouveauté.
LE NET COMME MÉDIA DE LA COMMUNAUTÉ DES SOLITAIRES ?
En nous offrant de disposer de presque tout le savoir universel, Internet pose aussi un grand problème : la digestion de ce savoir. Telle est la question qui se pose : le « geek mystique » a-t-il la possibilité de convertir ce savoir passif en savoir actif ? Le fait que la totalité de la production musicale, de Monteverdi au Residents, tienne maintenant sur trois ou quatre disques durs, peut-il produire une grande musique, synthèse de tout ce qui a été entendu et création cohérente au moment où elle surgit ? Une évocation de cet « escalier vers le paradis » – pour citer Led Zep – qui permet à celui qui l’écoute d’être transformé, d’aller là où la musique le guide, de créer ce que Rimbaud appelle le « nouvel amour » ? Je n’ai pas de réponse. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut plus être dans un simple rapport de continuité à la tradition : notre lien à elle s’est irrémédiablement brisé. Il faudrait créer de nouveaux outils de dis- crimination qui seraient des nouveaux outils de création. En ce sens, on se retrouve un peu dans la même situation que les penseurs de la Renaissance confrontés eux aussi au surgissement d’un savoir gigantesque. Et peut-être pouvons-nous trouver chez eux les indices d’une technique d’approche. Marsile Ficin découvrant le « corpus hermeticum » se pose la question de la tradition primordiale, c’est-à-dire de la tradition d’où découleraient toutes les traditions. Et ça a donné la période la plus créatrice de l’humanité, même si c’était sur fond de guerres civiles atroces.
DE MÊME, LA NOIRCEUR DU MONDE CONTEMPORAIN N’INVALIDE PAS L’HYPOTHÈSE D’UNE SECONDE RENAISSANCE.
En effet. On va vers un monde de très grandes violences. Aujourd’hui, une poignée de traders peuvent jouer avec le destin de la Grèce au nom d’intérêts privés. Mais ça n’empêchera pas des réalisations humaines prodigieuses d’advenir. Je pense qu’on a passé le plus problématique. Cela va encore avoir des effets, mais la zone où les êtres humains sont perdus, incapables d’agir, désorientés, est derrière nous. C’est un portrait de l’homme contemporain que l’on a déjà tous très bien analysé. Ce qui s’annonce sera à la fois plus violent et plus intéressant.
«LOST» DESSINE D’AILLEURS UNE FIGURE TRÈS MODERNE DE LA COMMUNAUTÉ: UNE COMMUNAUTÉ ORPHELINE.
Lost est singulier en ce que tous les personnages sont au départ des gens qui ont raté leur vie : des losers de 40 ans avec des vies affectives en dents de scie et des carrières professionnelles emmerdantes. Ils sont à l’image de l’Occident, avec des pères violents, absents, alcooliques. Et ils se retrouvent dans une situation exceptionnelle où se découvre leur exceptionnalité. Cette communauté d’enfants perdus va tenter de régénérer le monde d’une façon lucide et héroïque. Twin Peaks était une exploration de l’intériorité de l’individu. Lost interroge ce qui fait la relation humaine. C’est un complément indispensable.
C’EST L’ÉTAPE SUIVANTE.
Oui. Et cela rejoint la question qu’on se pose tous : qu’est-ce que réussir ou rater sa vie ? La réussite sociale, la focalisation sur les stars, la Rolex avant 50 ans : tout cela a clairement montré ses limites. On peut reconnaître au geek d’avoir commencé à abandonner ces idoles-là. Lui affronte d’autres problèmes. Il affronte le problème de la solitude.
LA MAIN GAUCHE DE DAVID LYNCH. TWIN PEAKS ET LA FIN DE LA TÉLÉVISION» (PUF). 144 PAGES. 15 €. ENTRETIEN PHILIPPE NASSIF