Tout le monde m’appelle Suzy – Introduction

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Tout le monde m’appelle Suzy. Je me suis toujours demandé pourquoi ? Il est vrai que je ne suis pas un être ordinaire. Mais là n’est pas le sujet, du moins pour le moment…Je viens d’avoir un accident sur la départementale. Moi, j’étais à la place du passager. Donc forcément à la place du mort…La voiture a percuté une camionnette de plein fouet en voulant éviter un cycliste. C’était à 10 heures 10, ce matin. Bien sûr, j’ai voulu prévenir le conducteur.

Oui, j’ai gueulé ! Et merde ! Ce pauvre type portait un caleçon jaune et un tee- shirt fluo. Très cycliste, quoi ! A-t-on idée de se balader dans des tenues aussi indécentes ? J’aurais dû me méfier. Sa provocation vestimentaire reflétait un état d’esprit : celui de l’exhibitionniste du dimanche enclin à des pratiques douteuses.

Mon Dieu, le coup de gueule que j’ai poussé ! Ma voix a dû lui exploser ses tympans. Je regrette. Sincèrement, je regrette. Mais qui n’a pas rêvé, un jour, de mordre le cul de tous ces sportifs qui encombrent nos routes de campagne ?

J’entends encore la voix du conducteur :

-Non mais ça ne va pas Suzy ?

Son menton a tremblé. Il a détourné la tête. Et voilà que d’un coup de volant, « Boom », nous avons heurté le pare-choc de la camionnette. Collision frontale. Un accident qui ne pardonne pas. Les pires selon la prévention routière. La suite, je ne m’en souviens plus. Les secours sont arrivés trop tard.

A présent, je suis sur un brancard. Le froid augmente. Je suis la seule à avoir froid car nous sommes en plein été. De jolis pompiers sont autour de moi légèrement vêtus. (Vraiment sexy !!!) Le plus vieux se prénomme Brice. Il a fait son apparition à l’arrière du camion.

– Donne-moi un coup de main Greg.

Il est beau. C’est mon héros. Plus de 85 kg de muscles, mobilisés pour me sauver. Celui qui fait chaque année la couverture du calendrier. Il se penche vers moi avec son sourire ravageur. Je respire à fond pour me calmer. Ah, si seulement j’avais quelques années de moins ! Je sens ma mâchoire inférieure trembler.

-Dépêche-toi. Vite, grouille ! Elle n’en a plus pour longtemps !

Ouh là ! Angoisse dans la voix de Brice. Il lui a suffi de jeter un coup d’œil dans ma direction pour comprendre que c’est foutu. Très doucement, il caresse mon crâne. Son cœur s’emballe. Il n’y peut rien. Il est comme ça. Sous ses airs bourrus, Brice est un gentil. Un vrai gentil ! Voilà pourquoi il fait ce métier. Voilà pourquoi sa femme s’est barré. Voilà pourquoi je l’ai choisi.

Ma respiration devient de plus en plus forte. Je frissonne. Au stade où j’en suis, je n’ai plus la force de gémir. Brice m’emmitoufle dans une couverture. Cette opération est délicate. Le rouge s’imprègne dans le linge. Je perds beaucoup de sang. Une hémorragie comme je m’y attendais et accompagnée d’une morbide certitude : plus que trois minutes avant de mourir. Je mets suffisamment de tristesse dans mon regard pour qu’il trouve le courage de cacher ma tête ensanglantée.

-On y va, Greg. Aide-moi à soulever la civière. Et pour le reste, laisse-moi faire.

Ca y est, nous y sommes ! Brice entre le premier dans le couloir des urgences. Et Greg le suit, le trouillomètre à zéro. Normal, il vient tout juste d’être affecté dans la brigade. A 22 ans, il aimerait comprendre. Pourquoi prendre tant de risques pour quelqu’un qui est en train de crever ? Qu’est-ce qui pousse son chef à vouloir se surpasser ? Il sait qu’ils peuvent se faire repérer, alors pourquoi ne pas laisser tomber ?

Pourtant le personnel soignant ne fait aucune difficulté. Un petit sourire à l’accueil. Une plaisanterie aux infirmiers. Et je me retrouve au deuxième étage chez les accidentés. Alerte : Brice a le froncement du sourcil inquiet ; si j’en juge par son regard, il estime qu’il y a encore du danger. Ma foi, la suite lui donne raison. A mi chemin, nous croisons un flic. Heureusement je suis cachée sous les couvertures. A peine si j’entends la plaisanterie de l’inspecteur :

-Que transportez-vous sous les couvertures ? Un mort ?

-Tu es flic, non? Répond Brice. Tu devrais le savoir: un chien comme d’habitude…

Visiblement ils se connaissent.

-Un chien ! Un chien ! Exclamations de surprise. Puis le flic nous laisse passer en rigolant. Ouf, c’était moins une.

Plus que trente secondes, nous arrivons enfin. La chambre est sombre et silencieuse. Bien que le silence soit absolu, j’entends une voix. Ma mort est imminente. Je sais qu’il s’agit des derniers signes de mon agonie. Mon pouls est faible. Ma respiration bruyante. Mais une voix raisonne dans ma tête. Au lieu de paniquer, j’en suis ravie. C’est fou ! Je suis déjà dans un autre monde. Un monde où j’arrive à communiquer sans parler. Nos deux regards se croisent. Nous nous comprenons. Décidément, ce pompier est étonnant ! Il sait tout de ma vie. Enfin presque ! Je ne lui ai pas encore parlé des meurtres. La seule chose qu’il a compris, c’est que je lui demandais une dernière faveur : me ramener dans la chambre 66. Aussitôt le pompier s’est exécuté, plutôt fier de sa mission. Il ne connait pas les raisons de son acharnement. C’est un pompier et alors ? C’est moi qui tire les ficelles. Mais il ne le sait pas encore. Quand il aura pigé…Trop tard, il sera déjà mort.

Quel bonheur de sentir ces types à mes pieds ! Je souris dans la pénombre de la chambre. Les pompiers déposent ma civière à côté du lit. Et tout à coup, je crois savoir ce qui cloche : un voile m’empêche de le voir. Où est-il ? Je suis aveugle. Aucune inquiétude. Il me reste mon odorat. J’active mon flair. Ca pue le médicament et l’alcool. Je ré insiste. Trou noir complet entre les effluves d’urine et l’aspirine…Soudain, mon cœur bat bizarrement dans ma poitrine. Un battement accéléré. Quelle joie !!! Je le reconnais. C’est bien lui. (En tout cas, ils auraient pu le laver.)

Brice me fait une description minutieuse. Difficile à expliquer. C’est comme de la télépathie. L’autre pompier n’entend rien. Tout se dit en silence. Seuls les yeux et les orifices des narines se dégagent. Deux petits trous foncés dans un linge immaculé. L’homme n’a plus grand-chose d’humain. Il est dans le coma. Suspendu par des fils, il ressemble à une momie désarticulée. Lui, c’est le conducteur. L’imbécile qui m’a foutu dans le fossé…Celui qui a été incapable de redresser ce putain de bordel de merde de volant…

-Ah ?

C’est aussi l’homme qui a le plus compté dans ma vie !

-Un ami ?

Non…Je dirais qu’il a été un peu comme un père.

Aussitôt, je remercie le pompier de m’avoir transporté jusqu’ici. Mais il ne comprend pas. Pas grave! C’est la limite de ces beaux mecs musclés. Je sais que c’est plus fort qu’eux. Ils ont toujours besoin de la ramener. Seulement Brice a un autre défaut. Il me questionne. J’ai honte car je lui ai fait une petite cachoterie. Pas facile de parler de tous ces morts que j’ai provoqués. Soudain, Brice me jette un regard écœuré. Et alors ? La mort fait partie de la vie, non ? Oui, mais il se trouve que Brice est un psycho- rigide. Ca va avec l’uniforme. Il y a certaines choses qu’il ne peut pas entendre. (On peut comprendre lorsqu’on a souscrit pour se taire. 25 ans dans l’armée à cirer des bottes, ça marque !) Il lève alors sur moi des yeux enflammés par l’incendie de ma réflexion. Le pimpon du pompier est enclenché. C’est le pompon !!!

Ca y est, on est parti pour se friter. Une minute avant ma mort, je tente une dernière affirmation. Il ne s’agit pas de savoir si c’est bien ou mal. Je suis une meurtrière, voilà tout. Oui, j’ai tué et je tuerai encore….Combien ? C’est difficile à dire. Le meurtre réclame une application constante et soutenue. Et mon esprit meurtrier ne recule devant rien.

Brice me repose la question : combien ? Je calcule. C’est bien pour lui faire plaisir. A vrai dire, je ne sais pas par où commencer. Parce qu’il m’a fallu plusieurs années pour obtenir une certaine maîtrise. D’ailleurs tous les amateurs de crime savent qu’il faut s’exercer si l’on veut parvenir au crime parfait…Brice m’interrompt une nouvelle fois : combien ? (Ca ne rigole plus du tout dans le bouillonnement de ses pensées.)

Mais pourquoi veut-il savoir ? Son ton, d’un caractère si solennel, rend les choses pas faciles. J’ai l’impression de passer un interrogatoire. Pour preuve, Brice commence à me secouer. Ce qui, dans mon cas, est une connerie, puisque je suis en train d’y passer. Brice est stressé. Il faut dire qu’il n’est pas très à l’aise. Quand je pense qu’il a fait tout ça pour moi ! C’est vrai qu’il m’a amené directement dans cette chambre d’hôpital sans demander l’avis de personne. Alors je lui dois bien une réponse. Bon, je me lance. J’ai tué des milliers de personnes. Voilà, c’est dit ! Le nombre : 2355 pour être exact en comptant mes deux prochaines victimes. Grand silence du pompier. Il n’a pas compris qu’il fait partie de ma liste.

Ma rage se réveille. Elle jaillit devant lui à quelques centimètres, bondissant de ma carcasse comme un kangourou en furie. Le moment est venu. Je vais le tuer. Je sors ça tout naturellement avec un léger sourire. Mon mal est jouissif. C’est un peu comme les premières contractions d’un accouchement. On sent quand la mort vous titille….En vérité, je vous le dis. Tout est lié, la vie, la mort….C’est un éternel recommencement. Je ressens une sorte d’état de grâce. Putain, que c’est bon ! Le processus est en cours.

Comme toutes les autres fois, je bouillonne. Mes yeux me piquent. Je me concentre. Il faut que le travail soit fait proprement. Je ne veux pas que le pompier s’imagine que je lui ai raconté des histoires. C’est comme ça, un crime parfait : si vous tuez, appliquez vous…appliquez vous, merde ou ne faites rien…

Tout est encore un peu flou. J’attends. Ma vision revient rapidement. Une source lumineuse se dégage de mes pupilles. Je balaye la pièce. D’un simple regard, j’irradie l’oreiller du malade. L’homme qui était dans le coma se réveille. Oh mon Dieu, dit-il ! Pendant ce temps, une contraction diffuse paralyse le pauvre pompier. Brice est en état de sidération. Et Greg écarquille les yeux. Il pense qu’il a rêvé. Au moment du tir, je sens une déchirure en plein cœur. Ca y est ! C’est fait !

Je suis morte comme prévu, le 17 août à 17h 15 en l’an 2007.