Tristan Garcia : « Je ne suis pas un écrivain français »

GARCIA Tristan photo Catherine Hélie_Gallimard_2015-04_2249

Avec son recueil de six histoires pas si indépendantes les unes que les autres, Tristan Garcia signe un étrange et ambitieux roman fantastique, qui ne ressemble pas franchement au reste de la production hexagonale. Entretien avec un normalien pop et affranchi.

7 : c’est un chiffre, propice à bien des interprétations ; c’est désormais le titre d’un roman – à savoir le dernier ouvrage de Tristan Garcia.

Après sa fresque morale des années SIDA (La Meilleure part des hommes – Prix de Flore 2008), une étrange fable simiesque sur le langage (Mémoires de la jungle) et un roman générationnel sur l’apprentissage de la révolte (Faber – le destructeur), ce jeune philosophe compose aujourd’hui une fiction de près de six cents pages, composée de sept « romans » qui se répondent. On y croise un top-model souffrant d’étranges rougeurs, une nouvelle drogue faisant (presque) l’effet de la fontaine de jouvence, des illuminés croyant aux extraterrestres et une ex-star du rock accusée d’avoir plagié un tube existant depuis bien longtemps. Avec lui, nous sommes loin d’une énième romance compliquée à Saint-Germain-des-prés, d’une évocation académique de l’histoire familiale pendant la guerre ou d’un petit récit de deuil en sujet-verbe-complément – ces clichés de l’édition française en rentrée…

D’où vient l’idée (ou le concept) de « 7 » ?
C’est la somme de mes obsessions. Chaque texte provient d’une discussion, année après année, avec un ami, sur la musique, sur la beauté, sur le gauchisme, sur l’existence des extraterrestres… En apparence, 7 est donc une série de petits récits circonstanciels mettant en scène des personnages qui n’ont rien à voir entre eux. Mais la forme générale du livre, elle, tient à une intuition plus profonde : il existe du « petit roman », dont le cadre est limité à une vie individuelle, entre ma naissance et ma mort ; et il existe du « grand roman », qui essaie d’embrasser la vie de plusieurs hommes, de plusieurs époques. Comme nous ne croyons plus au sens de l’Histoire, comme y croyaient les romanciers du XIXe et du XXe siècle, il nous faut une autre forme pour organiser les vies. Et je pense que cette forme nous viendra de traditions orientales, du samsara, par exemple, qui permet de se représenter une roue des existences, un éternel retour. Dans 7, on comprend donc peu à peu que tous les personnages sont différentes incarnations des mêmes personnes, des mêmes « âmes ».

Or cette grande forme narrative circulaire, inspirée par le bouddhisme, apparaît depuis plusieurs années dans les romans anglo-saxons les plus intéressants : Chroniques des années sombres de Kim Stanley Robinson, Cartographie des nuages de David Mitchell ou du génial L’Adjacent de Christopher Priest.

Justement, quels sont les romanciers anglo-saxons qui t’ont particulièrement marqué ?
Adolescent, j’ai été très joycien et pynchonien. Et puis je lisais Melville, Dos Passos, Gaddis. J’aimais une littérature encyclopédique, qui joue avec tous les usages possibles du langage, qui préfère l’intelligence à la sensibilité, et la connaissance à la morale. Adulte, il m’a semblé que le roman est d’abord une forme éthique, qui tente de mesurer ce que vaut une vie humaine : je me suis donc mis à préférer Conrad, London, Penn Warren. Et j’ai tourné le dos à la postmodernité et au roman qui fait primer le cerveau sur le cœur. Ma littérature est restée cérébrale, mais elle recherche toujours, à la fin, le sentiment humain.Tout ça sans compter la littérature de genre, et particulièrement la science-fiction : Silverberg et Cordwainer Smith, surtout.

As-tu le sentiment que la culture française se montre encore aujourd’hui un peu réticente à accepter qu’on recycle la culture anglo-saxonne ?
Comme souvent, la querelle porte sur le diagnostic qu’on peut faire de la domination : un écrivain classique ou réactionnaire considérera que la culture anglosaxonne, sous le masque d’une culture-monde, plurielle et métissée, a gagné depuis longtemps. Il estimera que ce qui triomphe partout, ce sont les séries télévisées HBO et AMC, le roman noir, la fantasy, la littérature young adult, les comics de superhéros, mais aussi le roman américain sous ses différents avatars (le pluralisme baroque et foisonnant à la Pynchon, les dispositifs métalittéraires à la Danielewski, le campus novel, le style McSweeney’s…). Au contraire, un écrivain progressiste, ouvert et libéral sera sensible aux réticences très françaises, à l’université ou dans la critique, à l’égard de la culture de langue anglaise. Au fond, la querelle qui consiste à toujours considérer que l’autre est dominant, pour se placer soi-même en position de minorité stratégique, a peu d’intérêt. Les deux sont également vrais : la culture anglo-saxonne domine en France, et la méfiance française à l’égard de cette culture domine aussi. Le tout est d’échapper à cette prise en tenaille.

Les séries américaines – que tu connais bien – n’ont-elles pas un peu modifié une certaine vision française contemporaine des règles narratives de la fiction, qu’elle soir littéraire ou cinématographique ?
Elles ont compté énormément pour moi – mais elles ne m’ont rien appris quant à l’écriture littéraire. La série télévisée est un art collectif, qui s’écrit à plusieurs et qui se voit et se commente à plusieurs ; le roman demeure un art solitaire. Enfin, surtout, à la télévision, c’est l’oeuvre qui dicte le rythme au spectateur, alors que dans un roman, c’est le lecteur qui en a la maîtrise. Buffy, Alias, Six Feet Under, Les Sopranos ne m’ont enseigné qu’une chose : raconter, c’est tout un art. Parfois, c’est presque une science. Et en tant qu’écrivain, j’ai essayé de renouer petit à petit dans le roman avec cet art, ou cette science. Je tente, je tâtonne..

Tu as aussi signé des livres de philosophie – matière que tu enseignes. Crois-tu qu’il existe encore une sorte de corporatisme culturel chez les philosophes français face à une certaine école anglo-saxonne?
Longtemps, la philosophie dite analytique, d’origine autrichienne et germanique, mais qui s’est ensuite développée à Oxford, Cambridge, puis à Harvard ou Stanford, rendait les penseurs français méfiants : elle apparaissait comme une sorte de Cheval de Troie du libéralisme, et semblait associée à une pratique de la philosophie étrangère à notre tradition : des articles plutôt que des livres, la rigueur plutôt que l’inspiration, le travail collectif plutôt que solitaire, un goût pour la science plutôt que pour l’art, une certaine méfiance à l’égard de l’engagement politique. A l’époque, Granger ou Bouveresse apparaissaient bien seuls, à défendre Wittgenstein, sans parler de Peirce, de Quine et de mille autres philosophes américains. Mais les choses ont changé. Les jeunes professeurs français parlent anglais, connaissent ces traditions de pensée ; et on trouvera désormais des philosophes pour estimer que la pensée française est en train de se diluer dans les normes universitaires anglo-saxonnes…

Au fond, te considères-tu comme un « romancier français » ?
Non, je n’ai aucun sentiment identitaire de ce type. J’écris en langue française, mais je ne suis pas un écrivain français. Certains le sont, car ils décident de se situer dans une lignée, par exemple celle des auteurs catholiques, qui passe par Bloy, Green, Bernanos. Ce n’est pas mon cas. Je ne me conçois même pas comme un écrivain : j’écris des livres, et ce sont ces choses faites qui comptent. Certains de mes livres sont plus liés à la France que d’autres : ils se situent tous sur une sorte de gamme chromatique, qui va du très particulier, du très français, au plus universel.

Propos recueillis par Baptiste Liger et Léonard Desbrières

7 (Gallimard, 572 p., 22 €)

Photo Catherine Hélie