William Friedkin: « Je suis un maudit, mais je ne suis pas Van Gogh »

En 77, le flop de Sorcerer carbonisait Friedkin à Hollywood. En 2015, le film ressort avec une aura de chef d’oeuvre indépassable. De quoi faire perdre la tête à Billy le dingue ?

Bill, en vous parlant on se sent comme vous il y a quarante ans, quand vous tournez cet entretien avec Fritz Lang.
Vous faites des films, vous aussi ?

Non, non, je voulais dire que…
Heureusement pour vous : comme Lang, je fais de longues réponses en m’écoutant réfléchir, ce qui doit être un cauchemar au montage.

Lui avait en plus ce débit germanique et hachuré, cette manière de laisser des trous d’air entre chaque phrase… Vous savez que j’ai refait la même chose, récemment ? Sauf que j’étais de l’autre côté de la barrière : Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive, vient d’enregistrer une heure d’entretien avec moi.

C’est drôle, il évoque justement une réincarnation de vous-­même dans les seventies : arrogant, mégalo, binoclard, esthète de la violence…
Oui, c’est précisément ce qu’il m’a dit : « je suis exactement comme toi… à mon âge ». Ha, ha ! C’est bien envoyé.

Et vous êtes d’accord ? Refn est votre doppelganger ?
Hum… Je le laisse croire ce qu’il veut.

Han !
Bon, ne vous méprenez pas, je tiens Drive pour un superbe film. Mais un film de cinéphile : bien qu’il en fasse le portrait, Refn ne vit pas à L.A. Il reste un cinéaste danois. Moi, quand je tourne Police fédérale Los Angeles, je connais par coeur les boyaux de cette bête qu’on appelle L.A.

Ça vous fait drôle de voir l’hystérie des cinéphiles autour de Sorcerer, film autrefois honni et qui a failli noyer votre carrière ?
C’est dingue, et parfaitement ironique. Cela dit, pas question d’être amer : je pourrais maudire le destin, me plaindre de voir mon chef d’oeuvre compris seulement aujourd’hui, alors que j’approche des 80 printemps. Mais il y a pire : regardez Van Gogh. Il n’a même pas vécu assez vieux pour goûter à la reconnaissance. Enfin, non, je retire cette comparaison. J’aime bien l’idée d’être maudit, mais je ne suis quand même pas Van Gogh.

Comment se fait­-il que les jeunes cinéphages qui ont déterré Sorcerer reçoivent mieux le film que le public en 1977 ?
Alors, ça, aucune idée. À l’époque, Star Wars broie complètement le film, et moi avec, en sortant le même jour. Lucas offrait évidemment un monde complètement neuf, sans doute plus reluisant que Sorcerer. Vous imaginez : une fable « world » sans superstars, qui condense à peu près tout ce qu’il y a de pire sur terre… Et en face, un conte de fée high­tech, qui vous explique justement que le Mal doit être pulvérisé par une flotte intersidérale. J’étais comme Roy Scheider et Bruno Cremer, les antihéros qui convoient la nitroglycérine : je ne me suis pas lancé dans l’aventure pour me faire aimer. Pas étonnant de faire un four, quand vous balancez à la face du monde sa propre noirceur.

Le film revient sous le règne d’autres mythologies, tout aussi lumineuses que Star Wars
Justement : peut­-être que maintenant, le public subit une overdose de ces foutus super­héros… Et qu’il voit donc ce vieux bibelot d’un oeil neuf.

« J’en ai rien à foutre, des Avengers ! », me disiez­-vous d’ailleurs la dernière fois qu’on s’est parlé, en 2012.
C’est toujours le cas. C’est même bien pire aujourd’hui. Mais qu’est-­ce que les foules vont chercher dans ces histoires de types en collants-­capes, qui ont la prétention de sauver le monde ? Et puis, ce manque de lisibilité me parait tragique… Je n’arrive pas à savoir si c’est le son qui est trop fort, ou si c’est moi qui suis trop vieux.

Et le blockbuster contemporain en général ? Vous avez vu le nouveau Mad Max ?
Oui. Ou plutôt, j’ai essayé. Je suis parti au bout de trois minutes.

Pas possible…
Si. Et je le vis mal : j’avais adoré les deux premiers Mad Max, la vision post-apocalyptique de George Miller était inouïe. Là, on ne pige rien à l’histoire de ces gens, si ce n’est qu’ils s’écharpent pour quelques litres d’eau. C’est très rapide, trop même, des types meurent, les bagnoles dérapent. C’est ça, non ?

À peu près. Et ça continue bien au-­delà de trois minutes, sans jamais s’arrêter : une prouesse de la part de Miller, qui…
…qui a soixante-­dix ans, oui, je sais. Moi, j’en ai 80, et je ne vois pas vraiment la prouesse. Mais je crois que ce n’est pas de sa faute. C’est de la mienne.

 

Sorcerer de William Friedkin en salles
Yal Sadat