Alain De Greef : L’Humour envahit tout

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L’irremplaçable Alain De Greef, directeur des programmes historique de Canal, fut pourtant remplacé en 2000. Depuis, celui qui avait donné son « esprit » à Canal, l’observe avec un regard doux-amer. Nous sommes allés le voir pour ausculter ensemble « sa » chaîne.

 

Monsieur De Greef, où vous trouviez- vous le soir du 4 novembre, à partir de 19 heures?
Alain De Greef : Le soir de la fête Canal ? Oh, ce n’était pas un jour très important pour moi. Toute cette histoire a été montée par la grâce des dirigeants actuels, je ne veux même plus en entendre parler. J’étais ici dans mon appart, je buvais ma soupe de la nuit. 19 heures, c’est le moment où je termine quelques pages d’un livre et, à partir de 19h30, je me dirige vers la télé pour essayer de ne pas rater le «Zapping», puis les «Guignols».

En nous qui vous imaginions avec Pierre Lescure et quelques autres « historiques » à faire une contre-fête en petit comité.
On l’avait fait pour les 20 ans de Canal, et on était contents de l’avoir fait. Cette fois-ci, chacun a dû faire quelque chose séparément, mais on n’a pas eu d’envie très forte pour se retrouver tous ensemble.

À part le «Zapping» et les «Guignols», que regardez-vous régulièrement sur votre ancienne chaîne ?
Un film de temps en temps, du foot… Et la seconde partie du «Petit journal» (je regarde le JT de la 2 avant). À part ces émissions-là, je recherche plutôt des documentaires ou des magazines. Y compris des choses très bêtes sur la consommation, ce que peut faire M6 ou France 4 d’ailleurs.

Vous dites souvent du bien du «Petit journal». Pourriez-vous nous dire précisément ce qui vous plaît dans cette émission ?
Les séquences les plus intéressantes, ce sont celles où ils comparent les paroles des politiques. Et autour de ça, y a quand même quelques trucs rigolos. Mais l’essentiel, c’est cette démarche consistant à dire: «Tiens, untel a dit ça.Pourtant il y a 3 ans, il disait le contraire ». Ça me plaît.

Alain De Greef directeur des programmes aurait pu la commander ?
J’aurais bien aimé. Il y a quelques années, Mélissa Theuriau cherchait un concept, et on a essayé de voir ce qu’on pouvait faire à partir de la parole des politiques. Pour essayer de les contredire – comme le fait la rubrique «Désintox» de Libé. L’idée plaisait bien à Jamel ; elle, je la sentais un peu plus inquiète. Et un soir, je suis tombé sur le «Petit journal», et je me suis dit : «Merde, ils le font déjà ! (Rires.)» Donc on a laissé tomber.

Récemment, vous avez attaqué Canal sur son virage «politique» et là vous êtes en train de nous décrire un concept d’émis- sion hautement politique.
Quand les politiques sont là comme des asperges, comme ils l’étaient chez Karl Zéro, ça me va très bien. Karl leur cirait les pompes, ils étaient fous de joie, et ils lâchaient encore deux, trois conneries. Mais sinon, je ne vois pas l’intérêt de les inviter. J’ai fait la connerie, quand Guillaume Durand présentait «Nulle part ailleurs», de lui dire qu’il pouvait se mettre à inviter des politiques. Il est venu me voir pour dire qu’il avait un besoin essentiel d’en inviter un tous les quinze jours. Ça a foutu une merde noire entre lui et les humoristes de l’émission. C’est dommage, Guillaume était un bon animateur de «NPA».

Avec les politiques, la bonne stratégie serait de les remettre à leur place ?
Tout à fait. À partir du moment où ces gens-là préparent leurs interventions télévisuelles – tout ce qu’ils vont dire, ils ont prévu de le dire -, à quoi bon leur servir la soupe ? Il faut se donner les moyens pour pouvoir dire aux téléspectateurs que tel politique ment. Pas les inviter uniquement pour qu’ils puissent peaufiner leur image.

La façon qu’ont Natacha Polony ou Jean- Michel Aphatie de bousculer les invités politiques du «Grand Journal» a quelque chose de factice ?
Voilà. Ils jouent tous le jeu de la politique politicienne : on ne parle pas du fond, mais de la prochaine échéance électorale. C’est un fléau. Aphatie, la vraie politique, il s’en fout un peu. Ce qui l’intéresse, c’est la politique politicienne. Parce que c’est là-dessus qu’il peut rebondir. Et à ce jeu-là, les politiques sont prêts, ils viennent pour ça. Alors qu’il faudrait les mettre face à leurs contradictions et leurs mensonges. Il faut que ces choses soient dites clairement, dans l’endroit-même où les politiques viennent pour s’exprimer.

On a eu l’impression que l’arrivée de Polony au «Grand Journal» marquait un point de rupture pour vous.
Ce qui m’a surtout déçu, c’est de la voir débarquer dans une émission présentée par Antoine de Caunes, qui n’a rien à foutre de la politique, en plus (rires) ! C’est se foutre de la gueule des gens. Je ne regarde plus l’émission.

Vous disiez pourtant dans Schnock, avant son retour sur Canal, qu’il ferait mieux d’ar- rêter le cinéma pour redevenir animateur.
À condition bien sûr d’évacuer les hommes politiques de l’émission. Ça ferait un «Grand Journal» un peu plus branché par la culture, et un peu moins tourné vers la politique politicienne.

Les politiques dans l’émission, c’est l’héritage Denisot ?
Denisot là-dessus, il est neutre. Transparent. Au fond, il s’en fout. Il est là pour passer les plats. Que ce soit à des chanteurs, à des hommes politiques, à des cuisiniers, c’est la même chose. C’est un très bon intervieweur, mais pour ça, il faut du temps. Il faut avoir au moins 20 minutes devant soi, ce qui n’est pas possible à cette heure-ci.

On lit que la chaîne s’est sentie obligée de ratisser plus large à partir du moment où elle a atteint les 2 millions d’abonnés. Ce faisant, elle aurait perdu un peu de son fameux « esprit ». Vous partagez ce point de vue?
C’est une petite bataille qu’il y a eu, entre Albert Mathieu (ancien directeur de l’antenne de Canal – NDLR) et moi, arbitrée par Lescure. C’était au moment du million ou million cinq d’abonnés, je ne sais plus. Albert disait : « À partir de maintenant, il faut qu’on ait une politique nettement plus grand public, il faut des programmes grand public ». Alors que je disais : c’est tout le contraire qu’il faut faire. Être le plus large possible sur le cinéma et sur le foot, d’accord, mais sur le reste, au contraire, viser les niches. Et essayer de satisfaire ces niches, les unes après les autres. Pourquoi, au moment de la naissance des chaînes de la TNT, celles-ci ont-elles toutes visé un seul et même public ? Celui de TF1. Ça n’a aucun sens. Si avec Canal on grignotait de façon importante des parts de marché, c’est justement parce qu’on essayait de satisfaire de petites niches, très différentes les unes des autres, toutes venues s’agréger autour de nos programmes. On n’avait surtout pas peur d’être segmentant. C’était l’ADN-même de Canal : segmenter.

Et quel est le plus grand blocage empêchant la création de nouvelles émissions soi-disant « segmentantes » ?
Cette volonté qu’a la direction de toujours vouloir déléguer. De sous- déléguer même. En fait, il n’y a pas un directeur des programmes à Canal +, il y a une armée de mecs. Avec un colonel, des capitaines, des adjugeants-chefs… Et quand on arrive en bas, il n’y a plus aucun lien avec ce qui se passe en haut. La volonté de Rodolphe Belmer n’est sans doute pas très éloignée de la mienne. Mais le nombre de crétins qu’il faut traverser pour arriver jusqu’en bas. Je ne comprends pas comment on peut diriger des boîtes comme ça. Il faut oser mettre les mains dans le cambouis à un moment.

Les deals entre Canal et des boîtes de prod externes – parfois venues d’univers bien loin de celui du Canal historique – empêchent un dialogue direct et simple de s’établir entre le directeur des pro- grammes et les créatifs ?
Voilà. Les producteurs sont là pour faire de l’argent. Donc ce qu’ils mettent à l’antenne, c’est aussi avec cette arrière- pensée là. De pouvoir le revendre à untel, etc. Je les comprends. C’est bien de gagner de l’argent, mais ce n’est pas comme ça qu’on fait de la bonne télé.

Vous aviez un organigramme très simple : André Rousselet, P-DG jusqu’en 1994, Pierre Lescure, vous – et aucun inter- médiaire entre vous, le directeur des programmes, et les talents créatifs de la chaîne.
Rousselet et Lescure me faisaient confiance. Et c’était mon rôle de faire confiance aux animateurs, aux producteurs, aux auteurs qui travaillaient pour moi. Je leur disais ce qui n’allait pas, ou si je trouvais une séquence particulièrement drôle…

Que pensez-vous de la place accordée à l’humour sur la chaîne ?
Je n’aime pas du tout cette manière de mettre des humoristes directement à l’antenne, genre : « Vas-y, fais-nous ton texte », pour n’importe quelle émission. L’humour envahit tout. En télé, dès qu’on installe des gens autour d’une table, avec un animateur, quelques chroniqueurs et trois ou quatre invités, le mot d’ordre est : « Vas-y, fais nous rire ! ». Je n’ai jamais demandé ça, ni à de Caunes, ni aux Nuls, ni à personne à Canal. Jamel, quand il venait sur le plateau de «Nulle part ailleurs», c’était spontané. C’est parce qu’il y avait Janet Jackson ou Barry White et il venait en fan. Et nous, on faisait confiance à sa capacité d’improvisation. Ça faisait de grands moments de télé, et ce n’était pas télécommandé. On ne demandait pas à l’humoriste d’aimer également chaque chanteur invité par Gildas. C’était des moments spontanés. Toutes les choses faites dans l’insouciance et la spontanéité des débuts est systématisé.

Les dirigeants de Canal comprennent-ils suffisamment la culture de la chaîne ?
Rodolphe Belmer est sorti du marketing après avoir pondu une note de quinze pages autour des programmes en clair. Il y montrait une compréhension qui lui a valu de succéder au pauvre Farrugia, qui s’était retrouvé sous la coupe d’une directrice financière qui l’empêchait de faire ce qu’il aurait dû. Dans son rapport, Rodolphe disait qu’on faisait une grave erreur en voulant sucrer l’argent sur les émissions en clair. Il avait tout compris de ce que j’avais mis en place. Et quand Bertrand Méheut (président de Canal + depuis 2002 – NDLR) choisit ce mec-là, je me suis dit :«Il a fait le bon choix ».Mais je ne savais pas qu’il avait sa culture d’entreprise à lui, celle de HEC. Il avait besoin de faire appel à cette armée d’intermédiaires, qui sont comme des petits chefs. C’est comme à l’armée : un général a beau être un génie, ce qui compte, c’est ce que dira son sous-lieutenant ou son adjudant-chef aux hommes. On en arrive à un cas où les idées sont étouffées et personne, en bas, est capable de prendre la moindre initiative.

La direction actuelle a du mal à faire oublier celle du Canal « historique». Mais au point de faire trapper un livre parce que les témoignages étaient trop louangeurs de vous et de Lescure? On a du mal à le croire.
Méheut était choqué de voir qu’on parlait de nous à ce point là. C’était au moment d’envoyer le livre de Michel Royer sur les rotatives. C’était son imprimeur qui était demandé et là, tout d’un coup, Méheut est tombé de sa chaise. Il voyait pas ça (l’histoire de la chaîne – ndlr) du tout – du tout ! – comme ça.

Alors comment faire pour relancer un médium vieux de 30 ans, qui a redéfini son époque mais qui subit un coup de fatigue depuis quelque temps ?

Il faut en finir avec le marketing du management. Un jour ils vont s’apercevoir de  l’importance des boulots créatifs. Qu’est-ce qui fait que le luxe fonctionnent remarquablement bien dans ce pays ? C’est que les boulots créatifs ne travaillent pas avec des gens qui ont la mentalité de HEC ou de l’Armée française. Vaut mieux s’inspirer du monde de la mode ou du luxe que du monde des BTP ! Que TF1 ou M6 s’inspirent de ces mondes-là, c’est normal… Mais pas Canal !

Entretien Laurence Rémila 

[paru dans Technikart n° 187, décembre 2014]


 

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