ALEX CHILTON RACONTE LA FOLIE DU DERNIER ALBUM DE BIG STAR

Paru dans le Hors-Série Music de Technikart – 07/04/2009

RÉTRO _LE PLUS GRAND DISQUE DE TOUS LES TEMPS DÉCORTIQUÉ
En 1974, Big Star enregistre «Third». Alcool, drogues, achaos, c’est un désastre humain. Et un chef d’œuvre artistique. Responsable: Alex Chilton. Le génie se souvient.

C’est l’histoire du plus grand perdant magnifique du rock. A l’âge de seize ans, en 1967, Alex Chilton vendait des millions de 45 tours de The Letter, tube enregistré avec les Box Tops. Quand il entre au studio Ardent de Memphis, au printemps 1974, pour enregistrer le troisième album de son groupe Big Star, le chef d’œuvre Third, Chilton exprime dans toute leur intensité et leur sincérité les sentiments d’un jeune adulte dépassé par les événements, un adolescent vedette confronté trop tôt au cirque du show-business. L’album précédent, Radio City, concentrait déjà tout le génie de Big Star. La boisson, les drogues et la religion arriveront à leurs fins, comme le prophétise Alex sur Try Again, véritable adieux aux larmes. Certains morceaux de ce disque laissent déjà entrevoir l’abysse d’un troisième album crépusculaire. A 23 ans, Alex Chilton n’a plus rien à perdre. Third est un véritable drame musical joué avec l’intensité d’une partie de roulette russe, porteur d’un lyrisme à couper le souffle, mais aussi d’une noirceur prophétique.

ENCORE PLUS DE DROGUES
Le bassiste Andy Hummel a alors définitivement quitté le groupe afin de terminer ses études d’ingénieur et Chris Bell poursuit les fantômes des Beatles et de T-Rex dans les studio européens. Seuls restent en piste le batteur Jody Stephens et Alex Chilton qui sont alors les petits amis des sœurs jumelles Lesa et Hollyday Alridge. Ils ont l’idée de rebaptiser un temps ce qui reste du groupe Sister Lovers, une expression qui deviendra aussi le titre alternatif de Third. Lesa Alridge fait les chœurs évanescents en français de Femme Fatale, une reprise du Velvet Underground. Le guitariste de Stax Steve Cropper plaque quelques accords, avant de quitter les lieux illico, effrayé par la noirceur de ce qu’il entend au studio Ardent. Vétéran des scènes rockabilly et garage, Jim Dickinson est appelé à la rescousse par Chilton pour la production. Il vient de publier Dixie Fried, un premier album solo dérangé sur lequel on retrouve Dr John et Terry Manning.
Jusqu’au-boutiste, Dickinson va pousser Chilton dans ses derniers retranchements. Encore aujourd’hui, Chilton est toujours partagé sur ce disque, ayant gardé une certaine rancune envers Dickinson : « Je me suis lancé dans l’enregistrement de Third en me disant : ”Je voudrais bien travailler avec un producteur qui me permette de ne pas avoir à me soucier de quoi que ce soit comme sur les deux albums précédents “. Un producteur aurait pu me permettre de distinguer le bon du mauvais. Je ne voulais penser à rien. Je buvais énormément et je prenais encore plus de drogues. Je ne faisais que jeter des idées en l’air, sans décider celles qui étaient bonnes ou non, afin d’avoir le plus de matériel possible et de pouvoir avoir le choix. Au final, Dickinson a décidé de tout garder, sans jamais prendre mon avis en compte. Je lui en tiens toujours grief aujourd’hui. Il a sabordé mon projet alors que nous devions décider tous les deux. Il disait “Non” à toutes mes suggestions ! Au moins je savais ce que je ne voulais pas ! Une grande partie de la folie de cet album vient des idées de Jim. Certaines parties sont bonnes en raison de ses idées et inversement, certains passages insignifiants viennent aussi de lui. Il a fini par utiliser tout ce que nous avions enregistré. A mon avis, seuls deux tiers du disque auraient dû sortir. L’album aurait pu être largement différent au final. »

AUCUN DROIT D’AUTEUR
Au final, Chilton n’a aucun contrôle sur l’album et sur la manière dont celui-ci est publié en vinyle, une première fois en 1978, ensuite en 1986. Une version considérée comme « définitive » mais pourtant jamais avalisée par Chilton, est publiée en 1992. Aucune de ces trois éditions ne possède le même tracklisting et Chilton n’a jamais été consulté pour le choix et l’ordre des morceaux. De même, malgré les ventes constantes de ce disque culte, il n’a jamais touché la moindre royaltie, en raison d’une absence totale de gestion de carrière et de contrats au milieu des années 1970.
« Je voulais effectuer des changements que je n’ai jamais pu faire. Mais j’ai appris une méthode de travail nouvelle en travaillant avec Dickinson. Il pouvait tirer les sons les plus fous dans le studio et les traduire en musique, à la différence de nos débuts, où John Fry produisait de manière si méticuleuse, tout étant écrit à l’avance. Avec Dickinson, nous avons mis des musiciens dans le studio en leur disant : “Jouez les gars !” en laissant la bande tourner. Personne ne savait ce qu’il se passait, cela avait l’air fouet sauvage. Je ne sais pas quelles étaient ses motivations réelles pour avoir la décision finale. Jamais nous n’avions parlé du nom du groupe, ni même du nom de l’album. »
Ce troisième album de Big Star saisit la décadence d’une ville à la dérive dont l’industrie du disque est en train de sombrer. Sur Downs, on entend un ballon de basket-ball qui fait office de batterie, Stephens ayant à ce stade des enregistrements lui aussi laissé tomber le groupe pour se consacrer à la production. Un ami de la famille Chilton, Noel Gilbert, dirige les cordes de l’orchestre symphonique de Memphis sur Stroke It Noel. Sur Nature Boy, une relecture du classique d’Eden Ahbez, Eggleston joue du piano. On entend même ses béquilles tomber sur le sol si l’on écoute attentivement ! Le disque tout entier semble partir à vau-l’eau.

DÉCOUVRE LES CRAMPS
Sur Big Black Car, Chilton fait référence à la Mercedes-Benz de John Fry qu’Alex emprunte pour filer vers des lieux « où rien ne peut me blesser, ni me toucher ». Chilton chante aussi la blancheur de linceul d’Holocaust, une chanson d’un junkie sur sa mère défunte, mélodramatique et abyssale, inspirée par Mrs Lennon de Yoko Ono. Sur Take Care ou Nightime, les émotions sont infinies, comme s’il n’existait aucune autre issue possible pour Alex Chilton. Ces enregistrements témoignent de la frustration de ne pas connaître une quelconque forme de succès et l’inspiration que cet échec entraîne. L’album finira par sortir grâce à la pugnacité de Dickinson sur le label PVC en 1978, sans que Chilton ait un quelconque droit de regard sur la sélection des titres. Third marque assurément la fin d’un âge d’or musical : le Memphis Sound, noir et blanc, la fin du rock’n’roll des années Sun et la disparition de la soul avec la faillite de Stax qui distribue en vain les albums de Big Star.
En 1978, Alex Chilton est revenu de tout ou presque. Les Box Tops et Big Star sont dissous depuis belle lurette. Après un passage dans le New York punk où il découvre les Cramps et enregistre Bangkok, l’un des meilleurs singles de l’histoire, il retourne se perdre à Memphis, à Ardent et au studio Sam Phillips. Il y enregistre Like Flies Sherbert, premier album solo, dernier sursaut de folie, dernier bras d’honneur à l’industrie du disque locale qui a ruiné Memphis. Etoile filante et désespérée depuis l’échec de Third, Chilton sabote graduellement ses propres chansons. Ce troisième disque de Big Star demeure son chef d’œuvre éternel, le chant simple du désenchantement.
FLORENT MAZZOLENI

IL A FILMÉ LE MEMPHIS DE CHILTON WILLIAM EGGLESTON
Photographe star, il est l’auteur de «Red Ceiling», le superbe cliché qui orne la pochette de «Radio City»: une ampoule nue sur le plafond rouge carmin du TGI’s Friday, dinner situé en face du studio Ardent. Au dos de cette pochette, Alex sourit à son ami William. Quand sort cet album, Eggleston commence à filmer avec l’un des premiers modèles de caméras portables (modifié par ses soins) les folles nuits de Memphis, où alcools forts, rock débauché, pilules étranges et armes à feu font bon ménage. Les images souvent floues, au grain épais et aux couleurs vives, du film «Stranded In Canton» montrent Alex Chilton, mais aussi toute la faune interlope et excentrique de la ville.
Eggleston capture nuit et jour l’esprit du Memphis underground des années 1970, avec tous ses personnages extravagants. Pour Eggleston: «L’idée était de filmer tout ce que je voyais bouger autour de moi. “Stranded In Canton” fonctionne parce que rien n’a été monté. Son rythme, son allure et la manière dont bougent les choses représentent une réalité sans travestissement. C’est comme si cela avait été filmé cinquante fois et qu’il s’agissait de la meilleure prise, alors qu’il n’y en avait qu’une seule ! Il ne manque rien et il n’y a rien à rajouter».
F.M.