ORELSAN – NI BRUTE NI SOUMIS

Paru dans le numéro 133 de Technikart – 19/05/2009

ORELSAN, L’ENNEMI NORMAND N°1 ?
Trop prompts à le lyncher pour sa chanson «Sale Pute», les vieux de droite et de gauche sont passés à côté du plus saisissant chroniqueur de la France 2009. Dans son album «Perdu d’avance», Orelsan décrit avec une acuité tordante et désespérée l’état d’une jeunesse explosée. Grande rencontre avec un rappeur ni brute ni soumis.

Un jeudi soir, 2h00 du mat’, quartier des Halles. Demi en main, nous sommes à une terrasse avec Orelsan. Deux gusses passent, démarche hâtive et zigzagante. Un des gars calcule mal sa trajectoire, bute contre le guidon d’un vélo, manque de se rétamer, continue sa route sur ses pattes branlantes, lâchant juste : « Putain, j’ai envie de baiser ! », puis disparaissant avec son acolyte. Orelsan n’en a pas perdu une goutte. Cette scène pourra lui inspirer un couplet. Orelsan n’est pas un rappeur bling-bling faisant rimer jacuzzi avec Ferrari. Pas plus qu’il ne se positionne en rappeur qui nous bassine avec la paix sur Terre et le respect entre communautés. Orelsan est un chroniqueur de la lose, des soirées beurrées, des mecs qui ont envie de baiser, des désastres amoureux, des humiliations au travail, de l’incompréhension face aux aînés, de l’ennui, des gueules de bois, de se foutre en l’air. De la vie en 2009 des 15-25 ans (et un peu plus si dyssocialité).

 

D’ALBANEL AU NPA
Il ne fait pas bon décrire avec talent, provocation et acuité notre société : Orelsan est devenu un ennemi public. Partout où le Normand passe, les pouvoirs publics font pression pour interdire ses concerts. Le gouvernement Sarkozy est monté au créneau : « Apologie sordide de la brutalité envers les femmes », a déclaré la ministre de la Culture Christine Albanel, la secrétaire d’Etat à la Solidarité Valérie Létard parlant, elle, d’« appel au viol et au meurtre », jugements repris dans d’autres termes par les suiveurs du PS, PC et NPA.
Objet du litige ? Un vieux morceau d’Orelsan, Sale Pute, qu’il ne joue plus en concert depuis belle lurette et qu’il n’a pas voulu inclure sur son tétanisant premier album, Perdu d’avance, sorti en février dernier.

PAS DU YVES DUTEIL
Dans Sale Pute, le rappeur caennais narre la colère d’un cocu injuriant son ex : « J’t’aime, j’ai la haine, j’te souhaite tous les malheurs du monde » ; « Poupée, je t’aimais mais tu m’as trompé, tu l’as pompé, tu es juste une sale pute » ; « On verra comment tu suces quand j’te déboîterai la mâchoire / T’es juste une truie tu mérites ta place à l’abattoir. » Non, ce n’est pas du Yves Duteil. Et c’est probablement l’un des textes les moins mordants – trop caricatural, frontal, forcé – du brillant parolier. Mais de là à y voir une exhortation au zigouillage des nénettes…
Faut-il aussi punir Luis Buñuel, dont un personnage déclare dans Cet obscur objet du désir : « Les femmes sont des sacs d’excréments » ? Coller au zonzon Charles Berling, dont le personnage cocufié hurle à Sophie Guillemin dans l’Ennui : « Tu sais comment on appelle les filles comme toi ? T’ES QU’UNE PUTE !!! » ? Faut-il interdire au téléchargement légal Dick Almighty, chanson des incroyables 2 Live Crew sortie il y a vingt ans : « Les salopes trouvent ça cool de chevaucher la queue / Elles font jouir le négro et salut, tchao / Mais avec ma longue bite je ne joue pas à ce jeu / Je lui mets dans le cul et je défonce son clito » ? Pourquoi Orelsan devrait-il servir de bouc émissaire ?

MISE À JOUR BLANCHE-TRASH
Ce n’est pas sa fausse misogynie qui choque, soyons sérieuses. C’est son talent à écrire là où ça fait mal, à chroniquer avec un humour cruel, un désespoir cocasse, le quotidien de Français d’aujourd’hui : Orelsan livre dans Perdu d’avance un état des lieux de notre jeunesse aussi sombre que dans le derrière d’Ol’ Dirty Bastard, comme une mise à jour blanche-trash des instantanés du Klub des Loosers (Vive la vie), Taxi Girl (Nous sommes jeunes, nous sommes fiers), NTM (Authentik) ou Programme (Mon cerveau dans ma bouche), pour prendre des références désormais respectables ou respectées – et pas obligatoirement cataloguées hip hop.
Notre soirée est posée. Nous reprenons une bière. Aurélien Cotentin, 26 ans, assume, s’explique. Son double, Orelsan, n’a rien d’un Charles Manson ou autre violeur de mamans. Nous parlons de celles-ci, après avoir débattu du mot « pute ». Nous lui citons le monologue de Veronika à la fin du film de Jean Eustache, la Maman et la Putain : « Pour moi, il n’y a pas de pute. Pour moi, une fille qui se fait baiser par n’importe qui, qui se fait baiser n’importe comment, n’est pas une pute. Tu peux sucer n’importe qui, te faire baiser par n’importe qui, il n’y a pas de pute sur Terre, putain… » Sale Pute est bien une fiction.

TU NE VIENS PAS VIVRE À PARIS ?
Non. A Caen, j’ai tous mes potes.

C’EST COMME DANS TES CHANSONS, VOUS VOUS RETROUVEZ CHEZ TOI, REGARDEZ LA TÉLÉ, VOUS SAOULEZ ET PARTEZ EN BOÎTE ?
Exactement. Ou dans les bars, ou les parcs. On fume, on boit, on joue à la console. On mélange du Coca et du whisky dans une bouteille et on va se balader en ville.

TU AS COMMENCÉ À BOIRE QUAND ?
15 ans.

ET DEPUIS, TOUS LES WEEKENDS, TU TE RETOURNES LA TÊTE…
Ouais. Avant, c’était mercredi, jeudi, vendredi, samedi. Même si c’est nul, on se marre. « Ah, tu te rappelles le soir où tu t’es vomi dessus et que t’as fini en garde à vue ? » C’est nul sur le coup mais on en rigole bien. On essaie d’avoir des vies moins monotones. Avant, on buvait beaucoup d’un coup, maintenant c’est plus régulier. On se retrouve chez moi tous les soirs, on va acheter un pack, mais ce n’est plus pour se mettre minable. Ça, c’est désormais réservé aux jeudis et samedis, et le reste, on boit régulièrement. Ah, c’est honteux.

POURQUOI TU TE METS MOINS MINABLE ?
J’ai moins la volonté de m’éclater, de me dire : « Demain, ça va être une journée de merde, alors ce soir je m’éclate jusqu’au bout. » J’arrive à voir, quand je parle avec quelqu’un, le moment où je deviens plus pertinent du tout. Je contrôle plus le débit. Tant mieux, mes réveils sont beaucoup moins difficiles. Quand tu te réveilles au pied d’un arbre, c’est horrible, j’te jure. Une fois, j’avais filé les clés de chez moi à mon pote Gringe (autre rappeur caennais – NDLR), je rentre bourré, je ne peux pas ouvrir. Je me dis : « Je vais faire une petite sieste sous les boîtes aux lettres. » Je me suis réveillé à 14h00, avec tous les gens de l’immeuble qui avaient dû m’enjamber…

DANS LE CLIP DE «NO LIFE», ON VOIT UN DES MECS S’ENDORMIR SUR LE PAILLASSON, DANS UN COULOIR.
C’est chez moi ! Et le type, c’est un pote, Bouteille. C’est son surnom.

«NO LIFE», AVEC SON REFRAIN: «QU’ESTCE QU’ON S’EN BRANLE DU FUTUR QUAND ON COMPREND PAS L’PRÉSENT / C’EST POUR LES GENS DIFFÉRENTS, LES FEIGNANTS, LES DÉVIANTS», C’EST UNE CHANSON QUI A LA DIMENSION D’UN HYMNE GÉNÉRATIONNEL.
J’ai juste écrit un texte sur moi et les gens autour.

C’EST MÊME PLUS «NO FUTURE», C’EST «NO LIFE», TOUT SIMPLEMENT ?
Ouais, on ne peut même plus penser au futur. Tous les trucs qui font que tu peux avoir une vie normale, c’est plus possible. Aujour d’hui, il y a trop de choses stressantes, que ce soit la première re la tion amoureuse, les parents, les doutes, les remises en question, les profs, le sida, l’argent, l’entrée dans le marché du travail, est-ce que t’as envie de rentrer dans le moule, eh ben avec Internet, les nouveaux médias qui t’envoient beaucoup beaucoup d’informations, tu perds tes repères. Nos parents, ils avaient pas tout ça à la fois.

DANS «CHANGEMENT», TU ANALYSES, ALORS QUE DANS «NO LIFE», TU CONSTATES. ET CE CONSTAT, CE N’EST PAS LA JOIE.
C’est quand même pas une chanson sur la pauvreté ou sur la difficulté de grandir à Bagdad. C’est juste que quand toute ton enfance tu rêves d’avoir une vie différente et que tu te rends compte que tu vas avoir une vie normale parce que tu n’es pas exceptionnel… Quelle désillusion.

TU ES BEAUCOUP SUR INTERNET ET LES JEUX VIDÉO ?
Oui. Les jeunes jouent à Counter-Strike, moi j’étais sur Half-Life. Mais un jour, tu te réveilles et tu t’aperçois que tu as passé trois ans là-dessus à t’éclater, sauf que t’as rien fait de ta vie, quoi. Si tu rentres dans une spirale qui consiste à être bien dans ton travail, tes relations, faire des jeux vidéos, c’est une détente. Par contre, si tout va mal et que tu t’enfermes dans les jeux parce que tu es au chômage et que tu ne peux voir personne, en plus tu fumes et tu bois, bon, le côté cool peut devenir pas cool.

TU ÉCRIS SOUVENT SUR LE SEXE. ET L’AMOUR, QU’EST-CE QUE TU EN FAIS ?
J’en parle aussi, implicitement. Dans la Peur de l’échec : « Quand je dis que je déteste les filles / Je me donne du crédit / Je me suis jamais vraiment investi, j’ai fui / J’ai triché sur mes sentiments, croyant rester vrai, j’ai esquivé l’amour »…

CE QUI TEND À DIRE QUE «SALE PUTE», C’EST DE LA FANFARONNADE ?
Je dis aussi : « C’est pas en insultant les meufs dans mes refrains que je deviendrai quelqu’un », dans Etoiles invisibles. J’aimerais un jour tomber sur quelqu’un qui me plaît à mort et rester avec. Pour l’instant, ça ne dure qu’une semaine, et puis elle dit un truc, et j’en ai déjà marre.

VU LA VIOLENCE DE «SALE PUTE», TU AS DÛ CONNAÎTRE UNE DÉCEPTION QUI T’A BIEN BLESSÉ…
Je me suis déjà fait tromper, je vois le genre de sentiment que ça entraîne, qui peut provoquer des troubles psychologiques, je m’en suis servi pour inventer une histoire, je l’ai écrite il y a quatre ans.

ELLE ÉTAIT SUR YOUTUBE DEPUIS DEUX ANS. TU N’AS PAS DÛ COMPRENDRE QU’ELLE DÉCLENCHE UN TEL TOLLÉ ALORS QU’ELLE N’ÉTAIT PLUS D’ACTUALITÉ.
Carrément. Il y a deux mois, j’arrive à ma maison de disques, il y avait sur place une trentaine de journalistes qui faisaient la queue pour me parler ! Sur le JT de TF1, ils ont fait un reportage. Sur les paroles de Sale Pute, tu voyais des images de femmes battues et des statistiques, se terminant par : « Un crime passible de 45 000 € d’amende et cinq ans de prison. » Mon grand-père a appelé mes parents en tremblant : « Il va aller en prison ! » Dans la tête des gens, j’étais déjà con damné. Après, tout, le monde m’est tombé dessus – Albanel, Létard, Marie-George Buffet, des personnes plus âgées que nous… On s’est interrogés, moi, mes potes et la maison de disques : est-ce qu’elles ont raison ? On s’est dit que non. Que j’avais le droit de faire cette chanson. Que quand elles disent que c’est un appel au meurtre des femmes, ce sont elles qui sont dans le faux.

LE GOUVERNEMENT, LE PS, LE PC, NPA, TOUT LE MONDE T’A LYNCHÉ. TU ES RESTÉ CALME, TU AURAIS PU LEUR DIRE D’ALLER SE FAIRE FOUTRE.
Ils n’attendaient que ça, ils auraient dit : « Ah ah ! Il tombe le masque, il est violent. »

«SALE PUTE» NE FAIT PLUS PARTIE DE TON RÉPERTOIRE. POURQUOI ?
Parce qu’au niveau de la qualité de texte, d’enregistrement, c’est une chanson que je n’aime plus. Elle est jamais sortie dans le commerce, c’est pas un hasard.

TU AS EU L’IMPRESSION D’AVOIR ÉTÉ STIGMATISÉ INJUSTEMENT ?
Oui, parce que soit on a essayé de me faire passer pour un monstre misogyne, soit pour un petit con qui regrettait sa connerie.

LES ORGANISATIONS FÉMINISTES N’ONT PAS ÉTÉ LES MOINS VIRULENTES…
Elles se sont trompées de cible. C’est bien, leur créneau, mais elles ont tort de dire que je veux organiser des tournantes. Le planning familial, la défense des femmes battues, c’est très respectable : j’ai donc tenu à m’expliquer, par exemple à Lille, au moment de mon concert. Il y a eu un débat, avec une féministe qui avait demandé aux pouvoirs publics que je sois déprogrammé. Elle dit : « Votre chanson saccage tout notre travail depuis quarante ans. » Je réponds : « Mais non, voyez le clip, on voit bien que c’est de la fiction et du second degré, ce mec qui insulte derrière son ordinateur, et puis écoutez les autres chansons… » Mais il y avait un problème dans le débat : elle n’avait ni vu le clip ni écouté les chansons. C’est elle qui avait organisé le débat ! Et elle voulait déprogrammer mon concert !

IL FAUT RECONNAÎTRE QU’ON PEUT ÊTRE DÉSTABILISÉ, AVEC TON ÉCRITURE QUI NAVIGUE ENTRE PREMIER ET SECOND DEGRÉ, ENTRE RIGOLADE CRADE ET DÉSARROI MÉTAPHYSIQUE…
Oui, c’est dérangeant, j’aime bien dans une chanson quand on sait pas où est la limite entre le vrai et le faux. Mais en dehors des chansons, il n’y a pas d’ambiguïté dans mes propos. Si j’étais un pote du type du clip, qui traite sa copine de sale pute, je lui dirais : « Arrête, tu fais pitié. »

TON HUMOUR EST TRÈS MÉCHANT.
Même quand il s’agit de moi. Je me traite de baltringue, je dis que je vais me foutre en l’air.

PLUS QUE DE PERFORMANCE SEXUELLE, TES TEXTES PARLENT DE FRUSTRATION.
La frustration sexuelle, c’est un des moteurs de l’humanité. C’est la thématique de l’album, surtout dans une période où tu es dans le passage adulte. Tu en veux toujours plus, et tu finis toujours frustré. Et c’est pas le fait que le sexe soit partout qui ar-range les choses. Internet, Skyrock aussi avec ses pubs : « Appelle-moi au 39, je te ferai un strip-tease sur ton téléphone… » Laisse tomber, t’es obligé d’être frustré. Surtout quand t’es pas le beau gosse du coin.

IL Y A UN AUTRE CHANTEUR EN FRANCE QUI PARLE DE ÇA, À TRAVERS LE VOYEURISME, C’EST RENAN LUCE, DANS «LES VOISINES».
Tu parles de la chanson qui dit : « J’ai toujours préféré aux voisins les voisines » ? Il est né en 1930, ce chanteur ? J’aime pas du tout cette nouvelle chanson française – Vincent Delerm, Thomas Dutronc. Pourtant la chanson à textes, j’adore. Aznavour, Brel, je ressens de l’émotion, mais Renan Luce, il parle de quoi ? De la jeunesse des années 30 ? Il regarde par son store une fille… Tu dois sourire parce que ces chanteurs parlent de l’endroit où ils ont mis une plante… Et leur façon de chanter…

QUE PENSES-TU DU NOUVEAU SINGLE D’EMINEM ?
Pas mal, sans plus. Ça frôle la grosse beaufitude, mais le clip est marrant, quand il emballe Amy Winehouse. J’aurais quand même préféré qu’il fasse un truc qui te mette d’accord direct. C’est pas le cas. J’aime principalement ses deux premiers albums.

IL A AMENÉ DES TEXTES NOUVEAUX, TOUT SON CÔTÉ WHITE TRASH…
Son univers, il était cool. Main tenant, je sais pas…

SA CÉLÉBRITÉ A TOUT CHANGÉ. C’EST COMME NTM: JOEY STARR EST AUJOURD’HUI PLUS UN PEOPLE QUE LE PORTE-PAROLE DU 93. TU AS PEUR QUE ÇA T’ARRIVE, QUE TU NE PUISSES PLUS ÉCRIRE SUR LA VRAIE VIE ?
J’en suis pas là. J’ai vendu plusieurs milliers de disques et je suis passé à la télé, d’accord, mais quand je rentre à Caen, franchement, ça change pas grand chose. Mais bon, raconter les 15-25 ans, mes potes et moi, je l’ai fait dans cet album, j’ai pas envie de le répéter. Si je tombe amoureux demain, je ferai peut-être une chanson d’amour. La musique, c’est juste décrire des sentiments hu-mains. Donc, quoi qu’il t’arrive, tu peux toujours créer là-dessus. Si tu es un people et que tu parles de people, si tu choisis un bon angle, ça peut marcher. Mais c’est pas ça qui m’intéresse dans la musique.

TOI, C’EST L’ÉCRITURE, BASÉE SUR TON QUOTIDIEN.
J’ai plein de théories sur plein de conneries. J’aime bien regarder les gens, essayer de comprendre le fonctionnement des trucs, trouver des points sur lesquels appuyer. C’est ce que j’aime dans des films comme Clerks, de Kevin Smith. La façon dont les gens s’entrecroisent dans la supérette. Je passe beaucoup de temps sur mes textes. Je réfléchis à des thèmes, puis des situations, puis un montage d’ensemble.

REVENONS SUR TON PASSÉ: TU ES NÉ EN 1982, À ALENÇON ?
Oui, je suis Français depuis les Vikings, un Normand qui a grandi avec la culture américaine, les jeux vidéos, les séries, les films, la musique, les comics… Quand j’avais 12 ans, j’écoutais Nirvana et du hard, je me suis mis au hip hop. Enfance normale. A part que j’habitais dans des écoles, puisque mon père est directeur de collège, et ma mère, institutrice. Ça faisait pas de moi une tête de Turc, mais ça m’empêchait quand même d’être le type le plus cool. Ce qui était chiant, c’est qu’après les cours, je restais au collège, alors qu’il y avait plein de trucs qui se passaient dehors. A partir de la seconde, j’ai eu plus de liberté. Je me suis mis à fumer, à boire. Pauses splif-vin rouge au parc.

TU AS EU UNE ADOLESCENCE OÙ IL FALLAIT SE CULTIVER ?
Pas plus que ça. On m’obligeait pas à lire du Balzac. Mes parents sont des enfants de paysans. Plutôt de gauche, mais pas politisés.

ET TOI ?
Je vote pas. En 2002, je devais y aller, contre Le Pen, mais j’ai eu la flemme de voter Chirac. J’ai pas la carte, c’est un peu honteux. Franchement, je me suis jamais senti concerné, je me disais : « Ouais, ça va changer quoi ? » Je m’en battais les couilles. Mon problème, c’est que face à un bon orateur, j’ai toujours l’impression qu’il a raison. Même Sarko – alors que je pourrai jamais être pote avec ce type-là –, quand il parle, je me demande s’il a pas raison. Jusqu’à ce que Ségolène le contredise, et là je me disais : « Ah ouais, c’est elle qui a raison ! »

APRÈS ALENÇON, TU ES PARTI À CAEN FAIRE UNE ÉCOLE DE MANAGEMENT ?
J’avais passé mon bac à Caen, j’ai vu mes potes d’Alençon mal tourner. Dans la drogue, mais d’une façon pas festive. Quand tu commences à perdre tes dents, c’est pas cool. Shit, ecstasy, acides, maintenant, c’est plus cocaïne. Héroïne, quand même pas trop. C’est bien d’habiter dans une petite ville tranquille, mais l’ennui, ça peut produire des trucs bizarres.

ON A PU AVOIR L’IMPRESSION, DANS LA FRANCE DU XXI e SIÈCLE, QUE LES FOSSÉS SE COMBLAIENT ENTRE JEUNES ET VIEUX, ENTRE PARIS ET LA PROVINCE, MAIS TON ALBUM VIENT PROUVER LE CONTRAIRE.
Les adultes ont raté trop de wagons, ils ne peuvent pas nous comprendre. Le rap montre ce fossé, c’est le rock’n’roll des années 60.

POURTANT, DE MC SOLAAR À ABD AL MALIK, LE RAP EST SOUVENT BIENPENSANT, CONSENSUEL…
Ce n’est pas non plus une grande famille, le rap. Il y a un public plus âgé qui se donne bonne conscience en écoutant des types plus gentils. En France, on n’a pas obligatoirement les codes pour comprendre. C’est pour ça qu’il y a eu la polémique. Une blogueuse a dit : « Ok, c’est du second degré, mais les jeunes de banlieue n’ont pas les armes intellectuelles nécessaires. » Mais au contraire ! Eux peuvent comprendre, pas certains vieux qui bouffent du TF1.

NI BOBO, NI RACAILLE, ON N’A PAS L’HABITUDE D’ENTENDRE S’EXPRIMER DES ARTISTES COMME TOI, LA CLASSE MOYENNE PROVINCIALE, ALORS QUE VOUS NE REPRÉSENTEZ PAS UNE MINORITÉ, AU CONTRAIRE.
C’est difficile de parler de classe. Je suis avec des gens super mélangés. Dans mon entourage, il y a des jeunes de banlieue, de Paris, des futurs médecins, des ex-taulards. Si tu viens chez moi un soir, tu verras qu’on n’est pas dans les clichés.

TU DÉCRIS LE QUOTIDIEN DE BEAUCOUP DE JEUNES EN FRANCE, ENTRE FRUSTRATION ET ALCOOLISME. A TON AVIS, POURQUOI CETTE RÉALITÉ CHOQUET-ELLE AUTANT ?
A cause des mots que j’emploie. C’est un choc pour les vieux, parce que les mots n’ont plus le même sens qu’à leur époque. Pour eux, « sale pute », ça veut dire une prostituée qui est dégoûtante. Pas pour nous. On a plus de recul dans la vanne. Quand j’appelle un pote « gros bâtard », je ne dis pas qu’il n’est pas le fils de son père. Souvent, quand je dis pédé, je parle pas des homos. « Pédé sans couilles », je disais ça à des potes pour leur témoigner de l’amitié. Quand je dis dans Changement : « Les vieux rêvent d’être morts », les lobby vieux me sont pas tombés dessus.

NTM, ÇA NE VEUT PAS DIRE QU’IL FAUT SODOMISER SA MAMAN; ALI G APPELLE SA COPINE «MA TASSPÉ», C’EST AFFECTUEUX.
C’est génial, Ali G ! Il met des gens cultivés face à un truc qu’ils maîtrisent pas. Ça crée un malaise, c’est aussi ce que je veux provoquer. Par contre, quand il est normal, en Sacha Baron Cohen, il se comporte normalement. Pareil pour moi.

TU PARLES DE «RECHERCHE DU BORDERLINE»: C’EST IMPORTANT DE REPOUSSER DES LIMITES ?
C’est un des buts de l’expression artistique, non ? Si mes paroles ne choquaient pas un minimum, je les ferais pas. Quand ils ont fait C’est arrivé près de chez vous, ils se sont pas dit : « Attention, il faut être plus modéré », au contraire, et c’est pour ça que le film est bien. Comme ceux de Takeshi Miike. American Psycho aussi. Et les bandes dessinées de Miller, Moore, Warren Ellis…

TU RAPPES: «JE FAIS PITIÉ COMME UN BLANC QUI SE PREND POUR UN NÉGRO.» C’EST UN HANDICAP DANS LE RAP FRANÇAIS D’ÊTRE UN WHITE TRASH ISSU DE LA CLASSE MOYENNE ?
Le cliché du rappeur obligatoirement afro-américain persiste. C’est un débat d’arrière-garde. Moi, je n’ai ni le physique ni le vécu mais ce n’est pas vraiment un complexe.

LE FIL ROUGE DE TES TEXTES, C’EST L’ADDICTION. TU DÉCRIS UNE JEUNESSE OBLIGATOIREMENT ADDICT À QUELQUE CHOSE. ÇA VA DE L’ALCOOL AUX NOUVELLES TECHNOLOGIES…
Autour de moi, je connais personne de pas fêlé à un truc. Quand ils ne sont pas addict à quelque chose de considéré comme malsain, c’est à un truc sain, comme le rangement. Il faut trouver des kiffs rapides, des passe-temps. Quand tu peux pas te nourrir de paysages, y a un moment, faut trouver un autre moyen de s’aérer l’esprit.

TU DIS: «MA GÉNÉRATION GAMEBOY SNIFFE PLUS DE LIGNES QU’À TETRIS.» LA COCAÏNE S’EST RÉPANDUE À CAEN ?
Il y a huit ans, quand j’étais au lycée, personne en prenait : pour nous, la coke, c’était super dangereux, genre Pulp Fiction, tu vas faire une overdose directe. Tandis que maintenant… Ce qui me fait quand même un peu flipper, c’est quand tu te promènes en ville. Avant, t’avais des gamins qui venaient : « Eh, t’as pas du shit ? » Maintenant, les gamins, c’est : « Eh, t’as pas de la coke ? » Moi, ça m’intéresse pas franchement, j’arrive tellement bien à me défoncer avec l’alcool. J’ai bientôt 27 ans, je connais mieux mes goûts, j’ai plus besoin de tester tout et n’importe quoi pour savoir si je vais kiffer.

A CAEN, TU AS DES COPAINS QUI SONT DEVENUS PESANTS PAR RAPPORT À TON SUCCÈS ?
Y en a qui kiffent trop de te voir monter et, surtout, descendre. L’autre fois, je croise j’sais plus qui, je lui dis que je dois aller m’acheter des fringues, il me répond : « Ah ouais, t’as les moyens… » Il y a une fine ligne pour qu’ils chopent la haine. Mais bon, Caen, c’est là où je suis bien.

TOUT TE RÉUSSIT, TU DONNES FINALEMENT TORT AU TITRE DE TON ALBUM.
Perdu d’avance, je voyais deux sens. Premièrement, on s’en bat les couilles. Deuxièmement, le côté héroïque, on sait qu’on va perdre, mais ça nous empêche pas de livrer un beau combat.

Pierric Bailly, écrivain jurassien white trash auteur de «Polichinelle»
«ORELSAN DIT QUE LA JEUNESSE EST TERRORISÉE»
«Je trouve “Sale Pute” ni choquant ni misogyne. Orelsan affronte un sentiment qui le dépasse. Il ne raconte pas: “Hier, j’ai tué ma meuf parce qu’elle a pompé mon meilleur pote.” Il fait état d’une pulsion machiste, comme les filles peuvent aussi en avoir: mon mec m’a trompée, c’est un connard, je vais le buter. On entend ça tous les jours. A voir les réactions que le texte suscite, on dirait qu’Orelsan vient d’inventer un concept: la violence des sentiments.
Ce qui est beau dans son disque, c’est cette honnêteté, qui provoque des réactions classiques, dont les origines le sont tout autant: apathie intellectuelle, peur de l’inconnu, manque de curiosité. La consommation de porno, l’alcool, tout ça n’est pas exclusif à la jeunesse. Ce qu’il dit surtout, c’est qu’elle est davantage terrorisée que terroriste, la jeunesse actuelle. Et en bon chroniqueur, il pointe les remèdes qu’on nous fabrique pour palier à la souffrance que génère cette solitude affective.
Il excite cette hypocrisie qui consiste à ne pas voir et assumer les monstres que l’on crée, pour ensuite utiliser les problèmes qui en découlent comme moyen de contrôle de la population. Bien souvent, on retrouve le même mécanisme dans le rapport parent-enfant, professeur-élève, patron-employé. Un auteur, musical, littéraire ou autre, essaie d’être au-delà de ce genre de contrôle. Parfois, il se fait taper sur les doigts. Après, il se frotte les mains…»
RECUEILLI PAR B. S.

Coralie Trinh-Thi, co-réalisatrice de «Baise-moi» et auteur de «la Voie humide»
«ORELSAN A LE DROIT ABSOLU D’EXPRIMER SES VISIONS»
«J’ai découvert Orelsan dans un clip intitulé “(Suce ma bite pour la) SaintValentin”. Il m’avait fait hurler de rire – un peu de mauvais esprit en pleine overdose de guimauve, c’était très rafraîchissant. Pour “Sale Pute”, la polémique est encore plus ridicule: c’est une variation loser trash sur le thème éternel de la déception amoureuse, l’histoire d’un mec qui a grave les boules d’être cocu.
Impossible dans les deux cas de le comprendre au premier degré. Même si je mettais du premier degré où il n’y en a pas et qu’Orelsan soit oligophrène au dernier degré: j’ai tellement de peine pour le personnage du clip que je ne peux pas me sentir menacée une seconde. Il faut vraiment être fragile et honteuse de sa féminité pour réagir aussi dramatiquement et avec tant de haine.
On est toujours surpris par l’insondable profondeur de la connerie de ses contemporains. Supprimer les subventions d’un festival qui refuse de le déprogrammer, ça va loin…
L’affaire me rappelle d’abord Eminem (mis au bûcher parce qu’il menaçait de mort la mère de sa fille dans un texte – NDLR) et tant d’autres. Mais c’est vrai que dès qu’il est question de censure, l’affaire “Baise-moi” remonte: toujours les mêmes mécanismes, la même peur stupide, les mêmes raisonnements foireux… Je suis tout de même effrayée par l’ampleur de cette vague liberticide, et l’éternel retour de la “moraline”.»
RECUEILLI PAR B. S.

«PERDU D’AVANCE» (3EME BUREAU).

ENTRETIEN BENOÎT SABATIER