APOCALYPSE SNOW

Paru dans le numéro 121 de Technikart – avril 2008

Stations fantômes, guerre du ski low cost, hyperprécarité d’altitude: à l’heure de la grande pénurie de neige, rien ne va plus dans la France d’en haut. Reportage au pays de cet or blanc qui rend fou.

Youpi, je pars à la neige ! Mais pas pour faire de la godille au milieu des sapins et enquiller les vins chauds en prenant des poses à la Ernest Hemingway. Non, je pars en mission commando. Depuis quelques semaines, des mouvements sociaux sporadiques trahissent une inhabituelle crispation dans les stations de ski. Même la voluptueuse Courchevel a eu droit cet hiver à une grève inédite mixant revendications salariales et grognes aux contours plus flous. Sommes-nous en présence des signes avant-coureurs de cette apocalypse économique, sociale et climatique que certains voient se dessiner à flancs de montagnes ? « Le sentiment que l’industrie du ski est à bout de souffle est de plus en plus répandu », nous confirme le géographe Philippe Bourdeau, auteur des Sports d’hiver en mutation : crise ou révolution géoculturelle ? (Hermès Lavoisier). 

Sur la route des Alpes encombrée par les pots d’échappement, il fait presque aussi chaud qu’un mois de juin et les McDrive ont du mal à écouler leurs stocks de burgers à la tartiflette. Entre deux tubes FM, une voix anonyme annonce qu’un type vient de passer à travers la vitre en plexiglas d’une télécabine du côté de Chamonix. Tué sur le coup. Encore une victime collatérale du tourisme de masse qui conduit chaque année 8,2% de Français vers les cimes.

PISTE AU CANON
Après plusieurs heures de routes sinueuses dans la nuit, je m’arrête dans un hôtel de Morzine, Haute-Savoie. Sur ma table de chevet, il y a une belle carte postale de la station emmitouflée dans un épais manteau blanc. Mais lorsque j’ouvre les volets le lendemain matin, la montagne est recouverte d’herbe drue couleur paillasson. Alors que les Morzinois attendent depuis longtemps les flocons, c’est un gros container à poubelles qui est tombé du ciel cette nuit, balancé dans le torrent par des touristes défoncés. « Encore un coup des Anglais ! », s’énerve une commerçante. La seule neige qu’on trouve ici est une sorte de boulevard rectiligne tracé au canon depuis les sommets et qui se termine en une énorme flaque aux airs de milk shake à la vanille.
A 1 000 mètres d’altitude, le bas des pistes tire une sale tronche. « Toute cette économie va bientôt s’effondrer, croyez-moi ! » Alors que je n’ai rien demandé, le patron du salon de thé où je me trouve se livre à des incantations aux accents millénaristes. Je me mets alors à discuter avec ce montagnard sexagénaire qui ressemble au héros des Dents de la mer. Avec une poignée d’amis, le sosie de Roy Scheider a monté l’Association pour la protection de la vallée de la Manche, afin de stopper la vague de béton en train d’engloutir les pentes environnantes centimètre par centimètre.

30% DE FRÉQUENTATION EN MOINS
« Ici, les gens construisent même des chalets dans les couloirs d’avalanches, râle-t-il. Les promoteurs étrangers viennent bâtir chez nous des logements défiscalisés qu’ils revendent une fortune avec la complicité de la municipalité. Cette culture du profit à court terme est en train de tuer notre mode de vie. Faute d’espace, le pastoralisme disparaît. Même l’état d’esprit change : on ne trouve plus de bénévoles pour organiser les fêtes de villages. Le seul truc qui fait avancer les gens, c’est le fric ! »
Alors que d’autres pays alpins ont su concilier développement et authenticité, la France s’est lancée à partir des années 60 dans une industrialisation forcenée de la montagne dévoreuse d’âmes et de paysages. « Les touristes sont écœurés par cette forêt de béton, poursuit notre Morzinois révolté. Cette année, nous avons encore enregistré une baisse de fréquentation de 30%. D’ici peu, plus personne ne remplira ces immeubles et le village se transformera en friche touristique. »
Morzine connaîtra-t-elle bientôt le même destin que Ceüse (Hautes-Alpes) ou encore Saint-Honoré (Isère), qui ressemblent à ces bourgades en planches laissées à l’abandon après la ruée vers l’or ? Il suffit de franchir le col du Corbier et de parcourir une trentaine de kilomètres pour avoir une idée plus précise de ce qui risque de se passer.

ABONDANCE, STATION FANTÔME
Dans la vallée voisine, nichée à 930 mètres d’altitude, la petite commune d’Abondance tente péniblement de faire le deuil de ses remontées mécaniques en diffusant des tubes de Raphaël sur les haut-parleurs de l’Office du tourisme (c’est vous dire l’ambiance). Manque de neige, endettement trop lourd, mauvaise gestion municipale : les causes de la catastrophe sont multiples. « Il nous reste les cartes postales avec les photos des pistes, m’explique une vendeuse de souvenirs. Notre petite station, elle, a fermé en décembre sans que personne ne soit vraiment consulté. Depuis, on a perdu 40% de notre clientèle. »
A la tombée de la nuit, Abondance exhale un charme pour le moins glaçant. La seule animation est une estafette de gendarmerie lancée à la poursuite d’un chien errant. En haut du village, les pylônes du télécabine flottent au milieu de la brume comme les derniers vestiges d’un monde englouti. Appuyée sur sa béquille, la patronne de l’Hôtel des touristes me tend la clé de ma chambre : « Voilà, vous avez la 13, ça porte chance. Enfin, c’est plutôt la 12 bis. » Dans la station fantôme, je constate que les bâtiments sont atteints d’un étrange syndrome de dédoublement spectral. Et je m’endors.

TWIN PEAKS (HAUTE-SAVOIE)
Le lendemain, alors qu’une fine pellicule de neige a recouvert les alentours, je me rends à l’Office du tourisme. Le directeur m’explique qu’un espace de luge aménagé à 900 mètres d’altitude est censé offrir une alternative crédible à la fermeture des vingt kilomètres de pistes : « On a installé cette attraction dans un coin où il fait tellement froid qu’on peut facilement produire de la neige artificielle ! » A l’aide de subventions, le Conseil général a vivement encouragé ce projet de reconversion glaciale qui est loin de satisfaire tout le monde. « C’est juste une activité de complément sans avenir. Ce qu’il faut, c’est rouvrir le domaine et confier la gestion à des investisseurs privés ! », tempête Didier Bouvet, ancien champion de slalom aujourd’hui gérant d’un magasin de skis. Au bar le Franco-Suisse, les tubes de Cloclo que la radio passe en boucle ne suffisent pas à réchauffer l’ambiance. « Quand on sera définitivement morts, qui se souviendra de nous ? », se demande un client à haute voix.
Je quitte Abondance et son climat social à la Twin Peaks. Et si ce petit village aux traditions et à l’architecture préservées figurait l’avant-garde d’un développement plus respectueux ?

«UNITED WE SKI»
Ailleurs, dans les domaines de haute altitude situés en Tarentaise, la neige qui continue à tomber ne rend pas la vie plus douce. Bien au contraire. Cette année, dans ce secteur où se concentre 40% du chiffre d’affaires national lié au ski, la guerre pour le partage du gâteau est montée en intensité. Sans crier gare, une nouvelle enseigne du nom de Ski Republic a débarqué dans une vingtaine de stations au début de l’hiver grâce à un investissement de 10 M€ réalisé par le groupe Favre Sports.
Tarifs de location imbattables (deux paires pour le prix d’une), politique marketing agressive (un char d’assaut aux couleurs de la marque a défilé dans les rues de Londres au début de la saison), stratégie mondialisée tendance McDo (ouverture prochaine d’une boutique en Australie) : Ski Republic fout la pétoche à ses concurrents. « Comme Carrefour, ils veulent tuer le petit commerce, explique le boss d’une boutique de location. Une chose est sûre : ça sera eux ou nous ! » Avec son logo révolutionnaire en forme de poing dressé et son slogan à la Fight Club (« United we ski »), l’enseigne discount pensait être armée pour la baston commerciale. Mais en altitude, la météo est parfois beaucoup plus musclée que prévu. « Notre petite révolution ne plaît visiblement pas à tout le monde, nous explique Didier Schmidt, le directeur général de Ski Republic. Notre camion de livraison a eu les pneus crevés et la bâche lacérée. On s’est aussi retrouvé avec des serrures collées, des vitrines explosées et une porte de magasin a mystérieusement pris feu. On m’a même fait savoir qu’on allait me casser la tête dans une rue sombre… »

BRANLETTE SUR UN TÉLÉSIÈGE
Je redescends en bas de la vallée, histoire de décompresser. Dans un bar décoré d’un sticker grolandais et d’une peau de crotale sous cadre, les discussions entre perches-men vont bon train.
« T’as vu ? Y a le principal d’un collège de Lyon qui s’est fait chopper à Val Thorens en train de se branler sur un télésiège.
– Franchement, avec le froid qu’il fait là-haut…
– Il paraît que les petites filles l’ont reconnu grâce à la photo du forfait semaine ! »
Bordel, mais que se passe-t-il à la montagne ? Dans ces espaces qui servaient jadis de refuge, les maux structurels de la société se révèlent avec une acuité toute particulière. Lorsqu’on relève la tête de son caquelon de fondue, on voit se dessiner mieux qu’ailleurs la disparition des classes moyennes et le développement d’une nouvelle congrégation d’ultrariches pour qui la planète est un parc d’attractions. A Courchevel, petite tête d’épingle vernie au Typex, le ballet incessant des hélicoptères bleu nuit vient nous rappeler que le monde compte désormais près de mille milliardaires contre à peine cent quarante il y a vingt ans. « Le problème, c’est qu’ici, quand t’es saisonnier, tu peux difficilement te loger, m’explique un jeune Vendéen qui vit dans un camion sans douche, chauffé avec une bombonne de gaz. Tout est hors de prix. Comment veux-tu que je nourrisse mon chien ? A Courch’, ils ne vendent que des croquettes de luxe ! »

600 € LA ‘TEILLE
Pour faire le point sur cette situation explosive, je chausse les skis. Après quelques virages au milieu d’Anglais rougeauds et fans de travestissement (Snow Momie et Super Banana’s sont de sortie aujourd’hui), j’atterris à 2 500 mètres d’altitude au cœur du domaine des Trois Vallées. C’est au départ d’un double téléski que travaille Jean-Pierre Marchand Maillet, un des syndicalistes CGT les plus hauts d’Europe. « Ici, 70% des emplois sont occupés par des saisonniers et la précarité est très importante, m’explique-t-il. Je connais même un gars qui a dû souscrire un crédit pour pouvoir nourrir sa femme et son bébé. Déjà fragilisés, ces gens sont victimes de la réforme de l’assurance chômage. Bientôt, ils ne pourront plus être indemnisés durant les mois d’inactivité forcés. »
Quand les 100 000 saisonniers des Alpes n’auront vraiment plus les moyens de subsister, qui viendra faire tourner les machines ? « Cette question a mis le feu aux poudres et il y a eu des débrayages dans de nombreuses stations. Cet hiver, on a un peu vécu le Mai 68 des montagnes », poursuit Jean-Pierre, dont le portable syndical ne cesse de faire « Meuuuuh ».En redescendant, je croise une bande de jeunes Nappy qui me demandent de les prendre en photo avec leurs iPhone. Eux aussi se disent victimes de la baisse du pouvoir d’achat : « L’autre soir, on est allés danser aux Caves. On a dépensé 600 € pour un magnum de vodka. Le problème, c’est que si tu poses pas au moins 1 000 € sur la table, on te regarde comme une merde. »

RUSSES PATIBULAIRES
J’essaie de verser une larme, mais ça ne vient pas. Un peu plus loin, sur les belles pistes de Courchevel, je me retrouve enfin nez à nez avec les rois du secteur : les Russes. Beaucoup ont fait fortune dans les matières premières. Il est 16h00 et sur la gigantesque terrasse du club d’altitude le Cap Horn, hommes d’affaires défoncés et bimbos slaves se déhanchent au son de l’électro-dance mixée par un DJ à moufles perché sur une chenillette.
N’écoutant que mon courage, je slalome entre les bombes pour immortaliser l’instant. Clic-clac. Soudain surgit Dark Vador, entouré d’une cohorte de soldats de l’Empire tétant du champagne à la paille. Visiblement, nous ne sommes plus vraiment sur Terre mais perdus quelque part au milieu de la planète des glaces. Et si l’apocalypse avait déjà eu lieu ?

NICOLAS SANTOLARIA

«DEUX FOIS MOINS DE NEIGE !»
Gérald Giraud, chercheur au Centre national de la neige à Grenoble n’est pas vraiment optimiste. Son expertise tout schuss.
GÉRALD GIRAUD, Y A-T-IL MOINS DE NEIGE QU’AVANT ?
Oui, c’est indéniable. En dessous de 2 000 mètres, il y a une baisse très importante de l’enneigement, de l’ordre de 50%. En vingt ans, la limite pluie/neige est remontée de 300 mètres. Cette tendance s’observe dans tous les massifs français. A basse altitude, la neige arrive beaucoup plus tardivement et elle a tendance à être souvent très humide.
COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CE PHÉNOMÈNE ?
Depuis le début des années 80, la température en montagne s’est mise à grimper de manière spectaculaire. C’ est lié au réchauffement climatique global, provoqué par nos émissions de gaz à effets de serre. Sur les Alpes, on constate une hausse des températures de 1 à 2 degrés, plus que la moyenne nationale. L’hiver dernier, on a même explosé plusieurs records de chaleur, ce qui explique le faible enneigement.
LES CANONS À NEIGE SAUVERONT-ILS LES STATIONS ?
Les canons, c’est un palliatif ponctuel. Le problème, c’est qu’il faut du froid pour pouvoir produire et conserver la neige de culture. Or, il n’est pas rare de se retrouver en février avec des températures équivalentes à un mois de mai. De plus, tous les modèles prévisionnels – même les plus optimistes – montrent que le réchauffement va se poursuivre.
PENSEZ-VOUS QUE LES STATIONS DE BASSE ET MOYENNE ALTITUDE SONT CONDAMNÉES À FERMER, COMME ABONDANCE ?
Sauf à imaginer que les modèles météo se trompent, les domaines de moyenne altitude risquent en effet de connaître de graves problèmes économiques. Même si la saison a été plutôt bonne cette année dans les Alpes, les départements encouragent les fermetures. Oh, il y aura bien encore de temps en temps quelques hivers enneigés, mais ça ne permettra pas de maintenir une activité pérenne autour du ski. Pour être viables, les stations devront être situées entre 1 800 et 2 000 mètres d’altitude.
ENTRETIEN N. S.

LE SKI BIO, C’EST POUR BIENTÔT ?
Hyperpolluantes et difficilement recyclables, nos bonnes vieilles planches tentent péniblement de se mettre au vert.
Sport nature, le ski ? Pas vraiment. En plus des litres de gasoil cramés par les dameuses, les planches sur lesquelles on glisse sont quasi impossibles à recycler. «Why ?», vous demandez-vous en sirotant votre vin chaud commerce équitable. C’est très simple. La plupart des skis sont fabriqués depuis quarante ans selon la méthode du sandwich: on empile dans un moule tous les éléments, on noie le tout dans de la résine d’epoxy et on solidarise ces composants en les passant sous presse. Quand le ski arrive en fin de vie, il est enfoui sous terre. En 2003, 316 tonnes de planches et 221 tonnes de chaussures ont ainsi rejoint l’underground.
«On pourrait fabriquer un ski avec 100% de produits recyclabes, mais quand ils sont assemblés, on ne peut plus dissocier les matériaux», explique Danyel Bruyant, créateur d’Axunn, une micro-marque basée près de Grenoble. Conscients du problème, les fabricants tentent de réduire l’incidence de leur activité par des solutions qui sont, au mieux, des astuces de conception (diminuer de 50% l’utilisation de matériaux polluants, remplacer le plastique par du bambou), au pire des pirouettes marketing (le ski utilisant de la fibre de chanvre). Alors que certains rêvent de pouvoir fumer leurs paraboliques après un ride, les seuls vrais skis recyclables, aujourd’hui, sont sans doute les modèles en bois fabriqués en petites séries par Jean-Louis Tardy, menuisier près de Chambéry.
Mais le matos vert pourrait bien faire son apparition sur les pistes dès la saison prochaine. C’est un scoop: Axunn va proposer un ski entièrement recyclable et une grande marque travaille à la conception de chaussures utilisant des matériaux bio. «Le vrai développement durable, c’est peut-être d’arrêter de dépenser une énergie incroyable à imaginer de nouveaux skis chaque année. Gardons les modèles deux ou trois ans dans la gamme !», lance pour sa part Dan Bruyant.
Pour un business contraint à l’innovation pour satisfaire les actionnaires, ces conseils vont sûrement se perdre en écho dans les alpages. Dans un contexte où les ventes de skis sont en chute libre (elles sont passées de 12 millions par an en 1980 à 3,5 millions ces derniers temps), l’industrie risque de terminer sa course dans le sapin.
GUILLAUME DESMURS