Bye Bye July

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Figure historique du «Libé» des origines, Serge July se retrouve aujourd’hui viré de son journal comme un malpropre par son actionnaire principal. Retour sur le destin, les petites histoires, les hauts et les bas de la vie du grand Serge.

« En fait,ce type,c’est un peu le patron de PME de province : le mec criblé de dettes qui n’arrive pas à se trouver de successeur. » Ce portrait peu flatteur, dessiné par l’un de nos contacts, est celui de Serge July. A 63 ans et après trente-trois ans de service, « l’âme » de Libération est aujourd’hui priée par l’actionnaire principal de son journal, Edouard de Rothschild, de faire ses cartons sur le champ. Tout s’est joué en quelques mois.
Début 2005, l’ancien mao provoque l’émoi au sein de sa rédaction en annonçant l’arrivée dans le capital de Libé d’Edouard de Rothschild, fils de la célèbre dynastie bancaire, à hauteur de 38%. « Je n’ai pas compris, je pensais qu’il y avait une incompatibilité structurelle entre ces deux-là », commente Jean Guisnel, figure historique du journal et auteur de Libération, la biographie.
Une grève historique de quatre jours et un plan social plus tard, Rothschild commence à sérieusement douter des qualités de gestionnaire de July. Des 20 M€ investis par le banquier, il n’en reste, un an et demi après, que six.

La relation entre Serge et son principal actionnaire se consume jusqu’à virer au combat de tranchées : ces derniers temps, ils ne se parlaient plus que par avocats interposés. Ironie de l’histoire : c’est un banquier à la fibre gauchiste qui, début juin, a donné le coup de grâce à cet ancien mao converti au néolibéralisme.
Apôtre du retour de veste idéologique, July aura troqué en quelques décennies un gauchisme radical – « Le futur, c’est la révolution » – au profit d’un social-démocratisme soft – « Je suis pour une économie libérale. » Une embrassade avec Sarko et un édito méprisant envers les partisans du « Non » au lendemain du référendum sur la constitution européenne auront permis de convaincre définitivement ceux qui croyaient encore à sa fibre sociale. « Lorsque j’écrivais que les anciens maos avaient laissé tomber la lutte des classes au profit de la lutte contre le cholestérol, c’est à lui que je pensais », nous confirme Denis Robert, lui aussi ex de Libé.
Comment l’auteur du pamphlet révolutionnaire Vers la guerre civile et leader du courant maoïste en 1969 a-t-il pu changer de bord de manière aussi brutale ? Sans doute car ses origines sociales l’y prédisposaient.

Né à Paris en 1942, de père polytechnicien, Serge July suit ses études à la Sorbonne où il étudie l’histoire de l’art. Jusqu’en 1969, il enseigne au collège Sainte-Barbe et cofonde, trois ans plus tard, avec Jean-Paul Sartre, l’Agence libération (renommé Libération en 1973), dont il devient le responsable politique. En 1981, en pleine débâcle éditoriale – Sartre fait ses valises –, July prend la tête du journal et prononce pour la première fois cette phrase qui deviendra son leitmotiv : « C’est moi ou le chaos. »
Déjà en proie à de lourds problèmes financiers, Libération, sous l’impulsion de son nouveau boss, ouvre son capital aux financements privés. Ce compromis, pointé par le sociologue Pierre Rimbert dans son livre Libération, de Sartre à Rothschild (Raisons d’Agir) comme le symptôme d’une dérive libérale annoncée, permet néanmoins à July de hisser son journal au sommet.

Director Serge JULY.

Director Serge JULY.

Pendant dix ans, Libé devient le quotidien de référence d’une génération pour qui la subversion s’est déplacée du champ politique au champ culturel. « C’était un entraîneur, un homme qui avait du souffle, se souvient Denis Robert. On disposait d’une liberté éditoriale totale. Malgré les pressions de l’Elysée lorsque j’enquêtais sur Gérard Longuet, Serge m’a toujours défendu. » Jean Guisnel : « Serge est une éponge. Il écoute ce que disent les autres et il en fait son miel. C’est quelqu’un qui est en prise avec son temps et qui réagit à l’événement. »
Mais ce Serge ouvert aux courants de son époque se refermera comme une huître au milieu des années 90. Le 1er janvier 1993,sur les routes de Saint-Rémy-de- Provence, il heurte avec sa voiture un ouvrier agricole à mobylette. Après avoir frôle la mort, July s’en tire finalement avec de graves blessures aux jambes et un traumatisme au niveau de la cage thoracique.
Le choc est terrible et, pendant un an, ses apparitions à la rédaction se font rares. « Avant cet accident, il écrivait des éditos sur lesquels on pouvait être en désaccord mais toujours fondés sur une vraie réflexion, témoigne un ancien de Libé qui a souhaité garder l’anonymat. Par la suite, les faits qu’il avançait n’étaient plus vérifiés. »

Après cet accident, celui qui se considère comme un « miraculé » tentera d’accomplir sur terre sa mission divine. Mais chacune de ses entreprises aura un parfum de suicide éditorial. En septembre 1994, July sort Libé 3, un journal encyclopédique et un four économique et éditorial. « Libération fonctionnait comme une secte dont July était le gourou, nous explique Jean Guisnel. La rédaction était devenue un groupe fermé qui ne savait plus entendre la raison extérieure. »
Les économies deviennent une préoccupation quotidienne, le climat social s’alourdit et July perd inexorablement de son aura et de sa crédibilité. Un échec qui marque la fin d’un état de grâce pour celui que certains considèrent aujourd’hui comme un dictateur cynique dissimulant son goût du pouvoir et de l’instrumentalisation derrière une façade cool et libertaire. « Devant toi, il ne dit rien, mais derrière, il te censure lorsque ça l’arrange », nous confie ainsi un journaliste de Libé.

Pourtant tous lui reconnaissent encore un charisme et une habilité relationnelle incroyables. « Il calcule très rapidement les gens, confirme Franck Johannès, lui aussi ex de Libé, parti au Monde en 1998. Et il sait s’appuyer sur un bout de la rédaction pour sacrifier ceux qui le dérangent. » De conflits internes en erreurs stratégiques, July devient peu à peu le totem d’une rédaction divisée dont il continue à tirer les ficelles lorsqu’il se sent menacé par les attaques sur sa gestion, jugée par certains des plus hasardeuses.
« Depuis dix ans, il ne fait plus rien, il sucre les cacahuètes, balance un contact. On a même l’impression qu’il travaille contre son journal.C’est lui qui a bloqué la création de Plaisirs, un supplément consacré à l’art de vivre. Quand on arrive près de son bureau, on voit le reflet de son ordinateur et, la plupart du temps, il est en train de faire des réussites en ligne. Pour autant, la déliquescence du journal ne lui est pas totalement imputable. Florence Aubenas, Nicole Pénicaud, Dominique Simonot – celles qu’on appelle le “Gang des sorcières” – ont longtemps fait régner une terreur psychologique lors des assemblées générales, ce qui empêchait les gens de s’exprimer. Mais, depuis le conflit de début 2006, plus personne ne les croit. » Et de conclure : « Si les journalistes sont aujourd’hui aussi inquiets, c’est qu’ils ont un rapport quasiment psychanalytique avec July. »

Trop dur de tuer le père ? Edouard de Rothschild s’en chargera sans état d’âme – sa place contre une recapitalisation – malgré la révolte d’une partie de la rédaction. « July érige sa présence comme consubstantielle de notre indépendance mais c’est un mensonge, analyse un autre contact. Depuis dix ans, l’âme de Libération, ce sont les journalistes, notamment ceux que July a placardisés ou laissés partir volontairement. »
Le futur ? « Je ne le vois pas rester inactif. D’une manière ou d’une autre, il essayera de rester présent dans la vie médiatique », prophétise Guisnel. Une chose est sûre : le carcan familial aujourd’hui rompu, Libération va devoir apprendre à vivre sans son papa.

 

SERGE JULY, LA LIFE
libé

 

1942_Naît à Paris.
1981_Prend le pouvoir à «Libé» et ouvre le capital aux investisseurs privés.
1993_Frôle la mort dans un accident de voiture.
1994_Peine à se relever du désastre de «Libé 3».
2005_Convainc sa rédaction d’accepter l’entrée d’Edouard de Rothschild dans le capital de «Libé».
Juin 2006_Accepte de quitter «Libé»: «Si ce départ peut favoriser le refinancement du journal…»

 

 

 

A LIRE: «LIBÉRATION, DE SARTRE À ROTHSCHILD» DE P. RIMBERT (RAISONS D’AGIR) ET
«LIBÉRATION, LA BIOGRAPHIE» DE J. GUISNEL (LA DÉCOUVERTE).

MÉDIAS PAR VINCENT COCQUEBERT


Paru dans Technikart #104, juillet/août 2006

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