« Cours connard, ton patron t’attend » Rentrer mais pour quoi faire ?

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En cette période de cyberprospérité, tout se répète. On se croirait dans les années 50, les luttes de classes en moins. La tendance du mois ? C’est la « no tendance ». Et, camarade, c’est parti pour durer.

L’avez-vous remarqué ? Rien ne bouge en cette rentrée. Sur le terrain littéraire, on ne compte sur aucun Houellebecq ou Angot pour bousculer nos schémas mentaux. Aucune tendance musicale lourde ne se dégage depuis que la house s’est embourgeoisée et que les free-parties pataugent dans la défonce (comme le dit Maurice Dantec dans Rock&Folk, « L’épuisement des formes est devenu tellement rapide que le rock a mis vingt ans pour crever, le rap dix et la techno, cinq »). Aucun film, mis à part le Baise-moi de Virginie Despentes, ne donne l’impression qu’il peut se passer quelque chose de vivant dans ce milieu de pingouins déconnectés qu’est le cinéma français.
Idem du côté de l’économie. La «révolution » Internet est en train de retomber comme un soufflet laissant apparaître des similitudes avec I’ancienne économie : stress, ennui, horaires surchargés. La prospérité – après des années d’attente est enfin revenue. Mais, passée l’euphorie des retrouvailles, l’on est enclin de chanter avec Morrissey : « I was looking for a job and then I found a job/Heaven knows I’m miserable now. » C’est comme si, finalement, rien n’avait changé depuis ce merveilleux slogan écrit il y a bien longtemps sur les murs d’une gare de RER de banlieue : « Cours connard, ton patron t’attend. » Sauf que ton patron, connard, est habillé en streetwear.

 

CHAPE DE PLOMB CONSERVATRICE
Vous trouvez sans doute qu’on exagère. Que c’est nous, à Technikart, qui fatiguons. Pas sûr. Depuis quatre ans, ce magazine a analysé un certain nombre de phénomènes souterrains : avènement de l’utopie techno, de la culture gay, de l’hédonisme branché, etc. En leur temps, ces mouvements avaient la saveur de  l’avant-garde, le frémissement du désir. Aujourd’hui que l’underground est devenu overground, que constate-t-on ? L’utopie techno, loin d’imposer de nouvelles pratiques sociales, festives et fraternelles. a fourni les bataillons de la nouvelle bourgeoisie hétéro (à force de jouer avec une imagerie macho, genre playmate 70’s, on finit pas se faire vraiment inviter à la Playboy Mansion de Hugh Hefner, ce qui est sans doute assez jouissif personnellement mais plutôt refroidissant du point de vue de l’utopie). DJ’s, graphistes et rédactrices de mode semblent partis pour composer cette hyper’ élite égoïste et frivole qui, selon les sociologues, dominera le monde dans vingt ans. Pendant ce temps, les techno-gueux, ou cyberprolos se développent, trimant dans les start-up, les centres téléphoniques ou enchaînant les stages à la chaîne. Avons-nous vraiment voulu tout ça ?
Il plane sur ce début de décennie, un parfum d’années 50 (ou d’années 80, c’est un peu la même chose) : celles avant l’explosion du rock’n roll, avant la grande remise en cause des années 60, quand les sourires étaient éclatants, qu’on croyait dur comme fer au progrès, à la croissance et à la consommation. Comme autrefois, une chape de plomb conservatrice est assurée par les médias dominants qui nous jouent l’air du « Tout va bien » ; la publicité re- noue avec les plus belles heures de la réclame et de la pin-up : la « musique populaire » est devenue un gigantesque music-hall cynique et dévitalisé.

 

JOSE « GLADIATOR » BOVE
Il y a pourtant quelque chose qui tranche, absolument, avec les années 50/80. Il n’existe plus cette dynamique que créait la lutte des classes, quand l’affrontement entre le capitalisme et le communisme donnait un sens à l’histoire, un mouvement que les individus pouvaient chevaucher. Nous sommes aujourd’hui dans la répétition du même schéma. Nous bégayons à l’infini le b.a.-ba du capitalisme mais sans trop savoir pourquoi. Comme dit Jean Baudrillard, dans l’Echange impossible, nous sommes dans la répétition, dans le clonage. D’où un gigantesque effet de saturation que tout le monde pourra constater : celle des objets, de l’info, des oeuvres, des idées, des autos, des déchets, voire des générations (les soixante-huitards refusant de vieillir et de laisser la « place aux jeunes »). Saturation annoncée, programmée, redoutée, mais qui a lieu quand même, parce qu’il n’y a plus rien à faire. Rien à faire ? Pas sûr.
Au risque de passer pour le dernier des ringards, la seule chose neuve en ce moment semble s’être glissée dans la résistance antimondialisation incarnée en France par José « Gladiator » Bové. Au contraire de la nouvelle ligne de sportswear disco lancé par Dolce & Gabanna, c’est le seul mouvement qui affirme qu’on peut encore avoir prise sur le monde. Qui prône des valeurs humanistes et désintéressées. Ce mouvement n’est pas branché, il n’est pas glamour. Et même un brin réactionnaire. Mais justement : peut-être sommes-nous sortis de cette période où la tendance avait valeur de modernité. Peut-être la pop culture a-t-elle montré ses limites. Aujourd’hui que l’individualisme jouisseur et que la rébellion marketée tiennent le haut du pavé, on en aspire presque à réhabiliter le politique, le sérieux, l’adulte,. Ainsi, la chose la plus urgente dans l’économie branchée serait de créer un bon syndicalisme actif. Les prochaines icônes ne seront pas des DJs’ mai des syndicalistes (ou des punks, mais ça c’est pour un autre dossier).

 

NEOBOURGEOIS ET CYBERPROLOS
Soyons-en sûr. Les luttes violentes, frontales vont revenir, les antagonismes de classes ressurgir : Baise-Moi de Virginie Despentes est le cri de rage qu’on attendait depuis longtemps contre la sexploitation ambiante. La grève-suicide des employés de Gyvalex dans les Ardennes montre que la classe ouvrière n’a pas disparu en France. Les éditions Sens&Tonkam renouent avec la tradition du pamphlet, vengeur et jouissif. Le site de Pour lire pas lu (wr,vw.plpl.org), collectif anticapitaliste apparu à Millau, retrouve – malheureusement ? – le ton de procureur des plus belles heures du maoïsme. Même chez les riches, c’est pareil : la façon dont Frédéric Beigbeder a été licencié de son agence de publicité pour avoir écrit un roman sur son milieu (voir page 92), montre que la com’ n’a pas tant d’humour que ça. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’au début : en cette période de nouveau capitalisme, les forces en présence commencent tout juste à prendre conscience d’elles-mêmes. Les néobourgeois ne savent pas encore qu’ils le sont, les cyberprolos non plus. Peut-être pouvons-nous les éclairer ?
Il ne s’agit pas, pour nous, d’annoncer un retour au communisme. Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire en la révolution, penser qu’on peut fonder une communauté vertueuse où tout le monde travaillerait main dans la main pour le bonheur de l’Humanité. On sait trop bien ce qu’il y a de dangereux à construire une société idéale qui ignore la part maudite chez l’homme : ce désir d’argent, de baise, de domination, de perte. Mais le fait que la révolution soit irréalisable ne doit pas nous empêcher d’y rêver. Et de contester les choses telles qu’elles sont aujourd’hui.

 

TENDANCE A CONTREDIRE
Voilà ce qu’on peut faire. Apporter au monde la contradiction. Non pas pour le plaisir de contredire, mais parce qu’il faut toujours contrer cette pente lourde chez l’être humain à ériger ses convictions en dogme, ses pratiques en ordre établi, sans voir sur quelles injustices se construit son règne. Aujourd’hui, la société se fige dans le matérialisme effréné, dans la consommation hédoniste, dans l’individualisme jouisseur, sans voir que le reste du monde est en train de crever doucement.
Alors, il faut le contredire comme on a contredit, quand il était chiant, pesant et oppressif, l’ordre moral des pères et des hommes politiques. Il faut vivre dans la contradiction permanente, aussi fatiguant que cela puisse être (c’est un peu ce que Deleuze et Guattari prônaient quand ils se demandaient comment créer un groupe révolutionnaire qui ne reproduise pas la structure hiérarchique et pyramidale du pouvoir qu’il conteste). La prochaine tendance est sans doute là. C’est la tendance à contredire. Coup de chance : elle reste valable toute une vie.
Evidemment, ce n’est peut-être pas dans un magazine comme Technikart que peut s’accomplir ce sursaut contestataire et humaniste. Mais, en même temps, qui peut dire comment évoluera ce journal ? Dans leur livre l’Esprit des seventies, Alexis Bernier et François Buot fesaient le portrait d’une génération qui a commencé sur les barricades pour finir au Palace. L’heure est-elle venue qu’une génération qui commencé au Palace aille se finir sur les barricades ?

 

 

RIEN NE SE CREE, TOUT SE TRANSFORME
Le début des années 00 offre un parallèle saisissant avec les années 50. Comparatif édifiant. 

 

Années 50 : « Le Deuxième Sexe »
La culture jeune n’est pas encore synonyme de frustration et de scandale et c’est la littérature qui crée la transgression. Simone de Beauvoir pourfend la violence ordinaire faite aux femmes dans notre société. Son « Deuxième Sexe », paru en 1949, choque le bourgeois de droite (pléonasme?) qui la traite de femme dénaturée, ignorant la grâce d’être à la fois épouse et mère (Claude Mauriac, fils de François).
Capture d’écran 2015-07-28 à 11.18.32Année 00 : « Baise-Moi »
Ce n’est plus la culture jeune qui produit de la frustration et du scandale. C’est la littérature qui, à nouveau, crée, la transgression. Ainsi, Virginie Despentes, qui pourfend la violence ordinaire faite aux femmes dans notre société. Son « Baise-Moi » choque le bourgeois de gauche (pléonasme?) qui la traite de fasciste repliée sur « le culte de la force et de la communauté » (« Le Nouvel Observateur »)

 

Années 50 : « Quo Vadis »
Les majors comme MGM ou la Fox réalisent à tour de bras de grands spectacles édifiants appelés « péplums » (« Quo Vadis », « la Tunique »). Sous couvert de message humaniste, on exalte la grandeur de l’Amérique, le culte du héros, la force de la famille. A l’aide d’un grand coup de balai régénérateur, les années 70 viennent nettoyer tout ça.
Capture d’écran 2015-07-28 à 11.19.37Années 00 : « Gladiator »
Des majors comme Dreamworks renouent avec les grands spectacles édifiants comme les péplums. On n’avait pas vu ça depuis bien longtemps. sous couvert  d’humanisme, Spielberg exalte la grandeur de l’Amérique, le culte du héros … Surprise : en ces temps décadents, le message passe bien, même si, esthétiquement, le film est bien gras.

 

Années 50 : La Coccinelle
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les usines Volkswagen produisent la Coccinelle, qui va devenir l’un des premiers phénomènes culte de la consommation de masse. Au fil des années – la Coccinelle est fabriquée ente entre 1945 et 1978 – se crée une adoration pour cette petite bête qui monte.
Capture d’écran 2015-07-28 à 11.20.45Années 00 : La Beetle
Jusqu’à récemment, les formes d’une voiture devaient toujours aller de l’avant, comme l’histoire. Mais, en 1998, Volkswagen sort la New Beetle. Si elle ressemble à sa grande soeur, elle n’a pas sa gaieté d’insecte insouciant : une bulle de métal basse et menaçante, une vraie robocar pour l’hyperélite qui peut se retrancher dans ce cocon luxueux.

 

Années 50 : la pin-up
Une pin-up comme Betty Page expose bien la position particulière de la femme dans la société américaine : un bel objet doté d’obus, carénée et qui fait crac-boum-hue.
Capture d’écran 2015-07-28 à 11.21.35Années 00 : La bimbo
LA pin-up revient en force sous l’appellation bimbo. On est loin de la femme libérée des années 70 ou de la working-girl des années 80. Place à la call-girl soyeuse : un bel objet dotés d’obus siliconés.

 

Années 50 : le SMIG
Dans le journal « le Monde », André Fontaine s’indigne qu’on puisse envisager de créer le SMIG, attentatoire, selon lui, à la dignité humaine : « Définir à quel prix il est possible de subsister sans perdre la vie c’est, avouons-le, in bien pauvre progrès. » Sa colère est compréhensible : pendant la même période la rance connaît un taux de croissance de 5% par an.
Capture d’écran 2015-07-28 à 11.22.28Années 00 : Le revenu minimum universel 
Il n’y a personne pour s’indigner de la croissance d’un Revenu Minimum  Universel puisque, de toute façon, personne n’y songe … Pourtant, la croissance est là. En 1960, les 20% les plus riches de la planète disposaient d’un revenu 80 fois plus élevé que celui des 20% les plus pauvres.  En l’an 2000, ils disposent d’un revenu 80 fois plus élevé … Questions inégalités, ce n’est plus les années 50, mais le siècle dernier.

 

P.W. 

 


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