GASPAR NOE – Sexe, drogue & Gaspar Noé

Paru dans le numéro 142 de Technikart – 21/04/2010

Gaspar Noé est l’un des artistes frenchy les plus controversés, star branchée mais cantonnée dans un rôle de zozo provo que son talent excède largement. Sa superproduction expérimentale «Enter the Void» fracasse les logiques industrielles et artistiques du cinéma français. Enorme entretien.

La plus grosse bite de l’histoire du cinéma sera donc la sienne, fût-elle en 3D. On peut imaginer qu’il en jouit, d’ailleurs elle éjacule, cette bite, en hyper gros plan, pendant qu’à chaque fois, une petite grappe de spectateurs/trices quitte la salle. On ne réduira pas Enter the Void, vraie expérience de cinéma (pour son auteur comme alchimiste, pour le public comme sujet) à ce détail bien membré. Mais on peut avancer que beaucoup de choses s’y rejoignent et s’y résument : l’envie d’aller loin, le désir de voir grand, le plaisir de choquer et le plaisir tout court, que Gaspar Noé se fait en nous en donnant.

On est alors au bout du film. Et du rouleau. Parfois, on en est sortis, du film, mais il nous a toujours rattrapés, comme un chat qui laisse voleter le papillon, parce que c’est rigolo, avant de reposer sa grosse papatte dessus. Est-ce que c’est bien ? Parfois non, en fait, mais presque toujours mieux que ça : littéralement extraordinaire. On se dit que filmé normalement, ce serait un mauvais Abel Ferrara ? Il faut se rappeler que les grands Ferrara ne sont pas filmés normalement non plus.
Enter the Void est un film limite, c’est sa nature, son défi, sa fonction. Gaspar Noé est un réalisateur limite, c’est son tempérament, son rôle, sa… limite ? Au fond, c’est le genre de question qu’on se pose à son sujet. A quoi joue-t-il ? Est-il artiste, performer, apprenti sorcier, élève, maître, grand, petit ? Est-il ado, adulte, de jour ou de nuit, sous influence ou hors de portée, (d’)ici ou (d’)ailleurs, fidèle à lui-même ou à tout autre chose, mais alors à quoi ? Est-il dans son monde ou bien dans le nôtre, seul contre tous ou irréversible, plein de substance(s) ou d’un vide volontairement intersidéral ? Et s’il nous venait l’idée de prendre ce titre, Enter the Void, comme une invitation ? Bon, ben, OK, nous voilà : on entre.

 

GASPAR NOÉ, VOILÀ, C’EST LE MOIS DE MAI. LE MOIS DU FESTIVAL DE CANNES. Et ? DU FESTIVAL DE CANNES D’APRÈS… IL Y A UNE SACRÉE IRONIE LÀ-DEDANS, NON ?
Oui, oh, l’année dernière, à la date où on se parle là, vers la mi-mars, j’avais déjà dit à Vincent Maraval (patron chez Wild Bunch, producteur, vendeur et distributeur du film NDLR) et Fidélité (les producteurs délégués du film NDLR) qu’on n’avait AUCUNE chance d’être prêts à temps. Je leur avais dit qu’avec de la chance, on serait à Toronto ou Venise et c’était les boules parce que ces festivals ne conviennent pas pour un film comme Enter the Void. Aucun effet visuel n’était fini, le montage images n’était pas terminé, donc le son pas finalisé. On n’avait même pas conçu le début d’une idée de générique, rien.

POURTANT, TU AS FINI PAR Y ALLER, À CANNES. EN 2009.
Maraval m’a demandé l’autorisation de montrer un bout du film à Thierry Frémaux dans l’idée de faire un long teaser pendant le Festival comme les vingt minutes de Gangs of New York, il y a quelques années. « Qu’est-ce qu’on peut lui montrer de représentatif qui ne soit pas le promo réel de 6 minutes qui tourne dans les marchés du film ? » Une bobine du début, du milieu, de la fin ? Ça ne tenait pas la route. On lui a donc montré le montage en l’état, là où on en était. Le lendemain, il a envoyé les autres membres du comité de sélection. On a pris un pot ensemble, avec Maraval et Frémaux, et j’ai senti que, même sous cette forme, son côté OVNI jouait en faveur du film et qu’on risquait de se faire proposer la compét’. Je me suis dit : « OK, Cannes, c’est les œuvres accomplies, mais c’est aussi un peu de situationnisme, les films qui arrivent dans le bordel, 2046, le Van Gogh de Pialat, tous ces films qui débarquent en mobylette avec les bobines sur le porte-bagages. » Ils avaient déjà leur « film scandale » avec Antichrist. Est-ce que moi, je pouvais remplir la case du « film finalisé in extremis » ?

AVEC LE RISQUE QUE LE FILM EN SOUFFRE.
Il y avait surtout le risque de ne pas arriver avec une version vraiment présentable. On a triplé les équipes d’effets spéciaux. Pendant un mois, je n’ai pas dormi, ou à même le sol dans la salle de montage. J’étais à genoux mais à la projo officielle, je me dis : « Putain, le film marche sur grand écran ! » Un vrai soulagement. Ce que les gens disaient en bien ou en mal, quelque part, je m’en foutais. J’étais tellement content que mon père ait pu venir, qu’il ait pleuré après la projo en me prenant dans ses bras… Franchement, si je pouvais à chaque fois accoucher de mes films au Festival de Cannes, je le ferais. Sauf que dans ce cas précis, c’était comme montrer le bébé au septième mois avant de le remettre dans le ventre de sa mère.

DÈS LA PROJO CANNOISE, EN PARLANT AVEC DEUX TROIS PERSONNES, IL ÉTAIT CLAIR QU’IL Y AURAIT CLASH. TU NE COUPERAIS PAS LE FILM DE FAÇON SIGNIFICATIVE ET LA SORTIE EN SOUFFRIRAIT, DE FAÇON SIGNIFICATIVE AUSSI.
Ok, sans qu’il y ait eu clash, c’est vrai que ce ne sera pas une grosse sortie. Ce n’est pas Trainspotting, même si pendant la préproduction, je leur avais vendu que ce serait pour un quart un mélodrame, pour un quart Trainspotting, pour un quart 2001, et pour un quart Videodrome… Non, c’est un film anxiogène. On me dit qu’il vire au bad trip, c’est le parti pris : étouffer les gens, qu’ils se sentent comme le personnage désincarné dont l’esprit déambule sans pouvoir s’échapper d’un monde qui n’est déjà plus le sien.

LE RISQUE, C’EST QUE LE SPECTATEUR LUI-MÊME AIT L’ESPRIT QUI S’ÉGARE ET ENVIE DE S’ÉCHAPPER. BEAUCOUP DE GENS T’ONT DIT DE COUPER DANS CETTE PARTIE-LÀ DU FILM.
On m’a tout dit et son contraire. Il y en a qui préfèrent de loin la deuxième partie qui est moins narrative. Il y a aussi des filles qui me disaient : « Il faut couper des plans mammaires, il y a trop de seins. » Même si pas mal de filles ont été excitées par les passages du Love Hotel ou par la scène de baise entre Paz et Mario, d’autres ont été un peu soûlées par les plans de bébés qui tètent des seins. Le pire, ce sont certains réalisateurs dont tu te sens à cent mille lieues et qui viennent te dire ce qu’il faut changer. Tant de gens rêveraient de mettre le doigt dans ta salade… J’ai entendu des bruits de couloir comme quoi il y aurait eu des intentions de prix mais qu’un membre du jury aurait dit : « Ouh là non, mieux vaut ne rien lui donner, sinon il ne changera pas le montage. »

DÉCIDÉMENT…
Mais finalement, de qui je respecte vraiment l’avis ? Alain Cavalier m’a dit que le film était très bien comme ça, à quelques secondes de noir et une ou deux envolées de caméra près.

ET ÇA TE SUFFIT…
Son avis compte beaucoup. J’ai aussi entendu : « Il s’est fait plaisir avec les images. » Ben ouais, je me suis fait plaisir… Tu sais combien le film a coûté ?

J’AI ENTENDU DES CHIFFRES FOUS, GENRE 25 MILLIONS ?
Même pas la moitié, en fait. Mais ça va faire plaisir aux producteurs que tu dises ça. Au moins, on dira pas : « C’est quoi ce téléfilm, où est passé l’argent ? » Bizarrement, il n’y a pas que les financiers qui ont un problème avec ça. Parfois, ça énerve aussi le public qui se dit : « Comment ce mec a pu avoir autant de moyens pour faire un truc aussi marginal, avec un traitement visuel aussi expérimental ? Pour ce genre de trucs, il devrait être confiné dans sa cuisine. » Quelqu’un au festival de Sundance l’a décrit comme un Avatar pour adultes. Mais s’il représente vraiment un contrepoint à Avatar, c’est parce qu’en dépit du fait qu’il a coûté cher, il n’est clairement pas conçu comme un bulldozer commercial.

D’OÙ VIENT LE LIEN ENTRE LE LIVRE TIBÉTAIN DES MORTS – LE BARDO THÖDOL, VOIR CI-DESSUS – ET LES DROGUES ? DE TIMOTHY LEARY ?
Philip K. Dick, surtout, dans pas mal de ses livres. Timothy Leary a été le gourou de l’acide dans les années 60 et il a fait des adaptations du Bardo Thödol destinées à être lues aux hippies pendant leurs voyages sous LSD. Mais il avait passé des accords avec la CIA pour leur rapporter les résultats de ses « expériences ». La plupart des « chercheurs » psychédéliques de l’époque ont été contactés pas la CIA, obsédée par le contrôle de la volonté. Le psychédélisme a été largement phagocyté par la recher che militaire…

ET TOI, TON APPROCHE DE CES QUESTIONS-LÀ ?
Une copine de mes parents avait lu ce bouquin, Life After Death. J’étais puceau mais je faisais une fixette sur elle, elle était super jolie et me parlait de l’au-delà, du tunnel. A cet âge-là, tu es plus à même de croire à l’au-delà. Ensuite, de 15 à 20 ans, j’ai lu un tas de bouquins sur les voyages astraux ou le dédoublement par autohypnose, le Livre des morts Tibétains, et puis Immortalité et Réincarnation, de Alexandra David-Neel, la première Occidentale à être allée dans les temples du Tibet. Dans ce livre, elle fait un résumé du Bardo Thödol en trente pages. Je voyais aussi des films comme Au-delà du réel ou Easy Rider. Je fumais des joints, je goûtais quelques acides ou champignons, en écoutant les Stones ou Bowie. Plus qu’un truc spirituel, c’était un truc festif. L’univers des ados un peu abrutis mais curieux qu’il y a dans le film, c’était le mien… Il y a là une initiation rituelle à la réalité, dont on a tous besoin à cet âge-là. Je pense d’ailleurs que Enter the Void va plus parler à des ados qu’à des adultes. Les 15-20 ans. Son état d’esprit répond plus aux problématiques de mes 18 ans qu’à celles d’aujourd’hui.

TU DIS «ABRUTIS»… LES PERSONNAGES DU FILM SONT PLUTÔT FRUSTES, PAS SOPHISTIQUÉS, VOLONTAIREMENT ASSEZ MÉDIOCRES DANS LEURS ASPIRATIONS, ILS SE CONTENTENT DE SURVIVRE. D’AILLEURS, ILS SONT DÉFINIS COMME ÇA: DES SURVIVANTS.
Dans le film, c’est vrai, les personnages ont des ambitions au ras des pâquerettes. A part protéger sa sœur, lui ne pense qu’à tirer son coup. Elle, à danser et à rester à côté de son frère. Ils ne se projettent pas dans l’avenir, ils vivent au présent. Avec les amis de mon adolescence, 90% du temps était consacré à trouver des joints et à savoir avec qui baiser le soir.

MAIS BIZARREMENT, AU CINÉMA, L’IDENTIFICATION PASSE AUSSI PAR LA QUALITÉ DES PERSONNAGES…
Oui, les gens veulent s’identifier à des êtres plus exemplaires qu’eux. J’ai entendu les critiques sur le thème : « Comment peut-on s’intéresser à des personnages aussi misérables ? » Désolé, mais ils sont à l’image d’une immense majorité des gens que je connais.

C’EST UN TRUC QU’ON PEUT TE REPROCHER, TON CÔTÉ GAMIN PROVOCATEUR ET RICANANT. COMME SI C’ÉTAIT PLUS CONFORTABLE ET RASSURANT DE FAIRE L’IDIOT QUE D’ASSUMER L’ÉTENDUE DE TES AMBITIONS.
Le truc le plus flagrant, c’est sans doute dans Seul contre tous, le compte à rebours à la fin du film. Et d’avoir appelé le violeur Ténia et la boîte Rectum dans Irréversible. Ça, c’est très ado. Mais dans Enter the Void, la bite en gros plan, je ne l’ai pas fait pour rire. On est dans un mélo, mon intention était d’aller dans un crescendo émotionnel vers le bizarre. Mais je constate que ça fait marrer les gens. J’ai encore raté mon passage au cinéma adulte…

CE PLAN DE BITE, C’EST TON «ORIGINE DU MONDE» ?
Plutôt mon Arrivée d’une bite en gare de La Ciotat ! Je me suis inspiré d’un plan que j’ai vu dans un docu où ils avaient placé une fibre optique dans la chatte de la fille pour filmer la pénétration. C’était en noir et blanc et l’idée qu’il y avait une équipe de tournage autour pendant que le mec l’enfilait, même dans un film éducatif, ça donnait à l’ensemble une saveur de porno misérable. On s’en est inspiré pour ce plan en 3D réalisé chez BUF… Sinon, t’as remarqué la citation de 2001 ?

AH, BEN, NON.
Le petit fœtus ! Tombé de là-haut. Il était dans l’espace sidéral, il a rien demandé mais il se retrouve là, écrasé dans un récipient en métal… Bon, l’image n’est pas aussi choquante que celles de Lake of Fire, le fabuleux docu sur l’avortement de Tony Kaye. Avant de le voir, je ne savais pas que lors des IVG par grattage, les fœtus se cassaient souvent en morceaux.

MOI, DANS TON FILM, JE N’AI PAS AIMÉ CETTE IMAGE. LA SCÈNE DE L’AVORTEMENT EST TRÈS BIEN, LE PLAN EN PLONGÉE EST SUPERBE, MAIS ON DEVINE TROP QUE TA CAMÉRA VA PLONGER VERS LE FŒTUS. CE NE SERAIT PAS GÊNANT SI ON POUVAIT CROIRE UNE SECONDE QUE LES MÉDECINS QUITTENT LA PIÈCE EN ABANDONNANT LE FŒTUS DANS CE RÉCIPIENT…
Eh ben, tu vois, je ne me suis pas posé la question. Je me suis dit qu’ils devaient ranger les outils et qu’ils finiraient par ça. Ou peut-être qu’ils vont le recycler ? Il me semble bien qu’ils recyclent le placenta pour des crèmes faciales pour femmes, ce genre de truc. Il y a des molécules de vie làdedans qu’on peut commercialiser.

IL Y A CETTE SCÈNE AU TOUT DÉBUT, OÙ ALEX RÉSUME LE LIVRE TIBÉTAIN DES MORTS ET ANNONCE LE DÉROULEMENT FUTUR DU FILM. ENSUITE, FORCÉMENT, ON EST UN PEU SUR DES RAILS: LE FILM EST CONDAMNÉ À SUIVRE LE PROGRAMME.
Oui et non, parce que, pour moi, Oscar ne se dédouble JAMAIS. Il ne sort jamais de son corps ni de sa petite tête. Il se prend une balle et ensuite, sa vision astrale est dysfonctionnelle, c’est lui qui se fait un film. Il est dans un délire super construit sous influence de psychotropes, jusqu’à la séquence finale de réincarnation qui n’en est pas une, puisque le visage de la femme qui accouche n’est pas celui de sa sœur mais celui de sa mère. Alors ce que l’on voit est peut-être son agonie, peut-être juste un trip de space-junkie, sur le modèle des rêves qui régurgitent des éléments de ta journée.

DONC CE N’EST PAS UN DÉLIRE MÉTAPHYSIQUE MAIS JUSTE UNE EXPÉRIENCE VISUELLE ?
C’est ce que m’a dit mon père : le film est comme un tableau en mouvement.

PEUT-IL FONCTIONNER À LA FOIS COMME EXPÉRIENCE PLASTIQUE ET COMME EXPÉRIENCE SENSORIELLE ? OU Y A-T-IL UNE CONTRADICTION ?
Irréversible était peut-être plus une expérience sensorielle, j’avais plus joué sur les infrabasses, alors que là, la bande-son est constituée de drones, de musique et de sons bizarres, mais est dans l’ensemble plus rassurante. Il y a plus d’effets de distorsion visuelle, de battements de luminance, de bascules flou/net, ça rend le film plus hypnotique. Je suis un peu scoptophile : c’est un terme qu’on entend dans le Voyeur de Michael Powell, qui veut dire en gros un « pervers de l’image », pour qui l’image est presque tout… J’ai toujours tendance à privilégier l’image à la narration. Qu’est-ce qui s’imprime le plus ? L’image. Je ne fais pas trop attention aux dialogues. Pasolini disait que dans un film, comme dans la vie, il ne faut jamais écouter ce que les gens racontent, tu ne peux comprendre leurs intentions et leur psychologie qu’à partir de leurs actes. En parlant, les gens ne font que s’auto-justifier. Tu passes une soirée en boîte avec de la vodka, le lendemain, tu ne te rappelles pas vraiment des conversations. C’est comme si ça comptait pas. Tu ne te rappelles que de sensations, quand tu dansais, la lumière, les visages, le décor, qui embrassait qui, etc.

C’EST RIGOLO, CETTE CITATION DE PASOLINI POUR DIRE QUE LES PHRASES NE VEULENT RIEN DIRE.
J’aime bien les citations, il y en a une vingtaine comme ça que je ressers à n’importe quelle sauce. Tu as vu ce film, le Funambule ?

DÉMENT.
Une claque. Quitte à jouer avec sa vie, comment le faire de la façon la plus magistrale ? Il n’y a pas d’explication, pas de mots, mais c’est comme une leçon, qu’il faut toujours se dépasser au risque de tomber de haut. Et puis voilà, ce fou qui est un génie, ça y est, il est tout seul sur sa corde, entre les deux tours du World Trade Center, il entre dans une dimension parallèle, une bulle mystique, et il accomplit sa vie. On a tous envie de laisser des traces, que ce soit en tant que parents ou en laissant des œuvres artistiques ou architecturales.

TOI, POUR L’INSTANT, C’EST ÇA.
La peur de la mort, je l’ai perdue après avoir fait Carne. Tu as fait un truc dont t’es fier, ça va, c’est bon, t’as laissé ton petit caillou au bord de la route.

TU AS VÉCU PLUS DE DIX ANS AVEC LE PROJET DE «ENTER THE VOID». C’ÉTAIT TA PREMIÈRE IDÉE DE LONG-MÉTRAGE. LE SUCCÈS DE «CARNE» A ENTRAÎNÉ «SEUL CONTRE TOUS», PUIS «IRRÉVERSIBLE» A ÉTÉ CONÇU COMME UN BANC D’ESSAI POUR LE PRÉPARER. DIX ANS À CHERCHER À MONTER CE PROJET. ET LÀ, FINI. SOUDAIN, LE VIDE…
Ça, c’est de l’interprétation poétique…

MALHEUREUSEMENT, CE N’EST PLUS LE TITRE. QU’EST-CE QUI S’EST PASSÉ ?
Soudain le vide… Il y avait une dynamique que j’aimais beaucoup, qui remonte à l’époque où je devais le tourner en français. Et qui a été gardée lors du passage à Cannes. Mais je n’avais pas encore fait le générique, qui commence par le mot ENTER, auquel répond THE VOID, à la fin du film, juste après l’accouchement, en sachant que c’est de la naissance du personnage qu’il s’agit. Pour moi, la mort n’existe pas. Il n’y a que la vie, vide de sens. Puis la nonvie. On vient, on va et on repart, entre les deux, on mange, on dort, on se réveille. Que du vide. Placer le soustitre « soudain » sous le carton « enter » aurait fait trop bizarre.

J’AI L’IMPRESSION QUE TU ES PARFOIS TROP «SELF CONSCIOUS», TROP ATTENTIF À TON IMAGE, À TON STATUT D’ICÔNE BRANCHÉE.
Ah ? Non, je suis juste content d’être derrière mes yeux, à l’intérieur de ma poitrine et de porter ce que je porte. Mais tu fais soit des films en te reposant sur le name dropping des comédiens, comme Irréversible, soit sur le name dropping du réalisateur, ce qui peut m’arranger. Alors, je fais de la promo. Mais l’idée n’est pas de vendre ma personne, juste de continuer à faire des films. Si on me dit : « Viens à la télé, pour une émission », je ne refuse pas, comme je ne refuse pas une sélection cannoise. Tu ne refuses pas parce que ça t’aide à obtenir les moyens de continuer à faire tes images.

DONC, TU ES BIEN OBLIGÉ D’ENTRETENIR L’IDÉE QU’ON SE FAIT DE TOI…
Tu es conscient de tes répétitions, bien sûr. D’un film à l’autre, il y a la répétition des séquences choc, des tunnels rouges, des dialogues lourdingues ou des blagues à la HaraKiri… Mes films ne se ressemblent pas tant que ça, mais c’est sûr qu’il y a de fortes chances que je mette des jolies filles à poil et que j’évite le bleu, parce que ce n’est pas cinégénique.

DONC…
(Il coupe) On me proposerait le script d’Un prophète, que j’adore, qui est un super film, je refuserais parce que ça ne correspond pas à mes obsessions et que tu ne peux pas passer six mois à faire des repérages sur un truc qui ne t’obsède pas. Mais il y a des films que j’aurais aimé faire. Soy Cuba de Kalatozov, j’aurais trop aimé être là, à cette époque. Après, pour 2001, malheureusement je ne suis pas assez organisé et méticuleux. Je ne peux pas m’empêcher de sortir le soir après le tournage pour aller boire un coup. Le mec qui fait 2001, il ne pense pas à boire, il n’a pas la place pour ça.

J’INSISTE, MAIS SOUVENT, J’AI L’IMPRESSION QUE, POUR TOI, LE FAIT DE T’EXPOSER EST UNE FAÇON PARADOXALE DE TE PROTÉGER. COMME UN ENFANT QUI FAIT DES CONNERIES EN DOUCE MAIS QUI, AU FOND, RÊVE DE SE FAIRE GAULER.
C’est un effet secondaire lié au fait de réaliser des films et de beaucoup parler. Au bout d’un moment, tu n’es plus intimidé, toute ta vie intérieure est exposée devant tout le monde. Ça va beaucoup plus loin qu’avec un psy. Tu sors tellement de ta coquille que tu surenchéris, tu te sens trop à l’aise. Le risque, c’est de ne plus être en éveil, de parler de tout avec n’importe qui avant de te rendre compte que la moitié du monde, et même la moitié de ta famille, t’en veut. Il y a du bon et du mauvais làdedans. Mais les vraies blessures, ce n’est pas ça. C’est quand tu aimes et qu’on ne t’aime pas, quand tu sabres tes propres projets, quand ton meilleur ami te plante. Par contre, il y a un truc que j’ai appris avec le temps. C’est que quand on te dit qu’on n’ai me pas ton film, il faut répondre : « Oh merci, merci. » Ça les rend fous, ça.

C’EST CE QUE JE DISAIS: IL Y A UNE JOUISSANCE À SE FAIRE GAULER.
Se faire gauler… Une fois, à 7 ans, j’ai traité mon père de couillon devant des gens. Il m’a attrapé et m’a dit : « Ça, tu ne le fais plus JAMAIS. » Et je n’ai plus jamais envisagé de le faire. La vie est, entre autres, un apprentissage des limites qui te sont octroyées.

ET S’AMUSER À LES DÉPASSER ?
Avec mes films, quelquefois, je m’attendais à être puni, mais j’ai toujours pu continuer à avancer en toute impunité. Souvent, les gens qui vont au-delà d’une certaine limite finissent par remplir une fonction collective, comme Gainsbourg, Coluche et ses blagues racistes, Terry Richardson et ses photos de cul crado-joyeuses. Une fois que tu t’es toi-même aménagé un espace de liberté, on te le laisse et tu ne choques plus.

QU’EST-CE QUE TU ENTENDS PAR «PUNI» ?
Me retrouver dans les em brouilles à cause de l’inceste non condamné de Seul contre tous, le viol d’Irréversible… Certains réalisateurs comme Pasolini sont allés sans cesse d’un procès à l’autre. Mais la France est quand même un pays qui protège les audaces, d’autant que les miennes sont assez formatées. Rien de ce que j’ai pu filmer jusqu’ici n’était spécialement nouveau. L’audace ultime, c’est Un chien Andalou en 1927. Je paierais cher pour voir les images de la première présentation publique de ce film. Ou de Freaks, par exemple.

LE TRUC CON AVEC «ENTER THE VOID», C’EST QU’ON VA NE VOIR QUE LE BAD TRIP ET LES TRANSGRESSIONS AVEC LE RISQUE DE PASSER À CÔTÉ DE LA SENSUALITÉ, DE LA VOLUPTÉ MÊME, DU FILM.
A part certaines séquences de baise, le moment le plus voluptueux, c’est dans la baignoire, avec la mère.

OUI. MALGRÉ TOUT CE QUE FAIT PAZ DANS LE RÔLE PRINCIPAL, FINALEMENT, L’ACTRICE FILMÉE AVEC LE PLUS DE DÉSIR, C’EST, ELLE, LA MAMAN.
Ah oui, elle est jolie !

ET ?
Et… Pour le sentiment de volupté, il était important de réussir les plans d’enfants qui tètent, ce cocon qui se forme entre la mère et l’enfant. Si j’ai appelé le personnage Oscar, c’est pour ne pas l’appeler Gaspar. J’ai des photos de moi dans les bras de ma mère. Pourquoi on ne voit pas plus souvent ça au cinéma, ou des gens en train de pisser ? Ce qui est incroyable, c’est combien il est difficile d’obtenir d’un bébé qu’il tète une femme qui n’est pas sa mère. On avait conçu des petits tuyaux qui acheminaient du lait de la vraie maman jusqu’à la bouche du bébé, mais dès qu’il ouvrait les yeux, il HURLAIT. Tu le mets dans les bras d’une bombasse, et il hurle, même si sa mère est cent fois moins belle.

TU AS CE CÔTÉ PRESQUE CARICATURALEMENT FREUDIEN DE TOUT RAMENER AU SEXE DANS TES FILMS.
Parce que dans ma vie aussi, le sexe est primordial. La finalité de devenir metteur en scène, à la base, c’est aussi les filles que tu es amené à rencontrer… A la question « Pourquoi filmez-vous ? » dans Libé, Godard avait répondu : « Parce que c‘est le seul métier où tu peux arrêter n’importe quelle fille dans la rue pour lui prendre son numéro de téléphone sans qu’elle soit choquée. »

COMMENT TU PERÇOIS TA PROPRE PLACE AU SEIN DU CINÉMA FRANÇAIS ?
C’est marrant de se retrouver avec d’autres réalisateurs dans des festivals étrangers à former une sorte d’équipe de France dysfonctionnelle, où personne ne jouerait pareil ni ne porterait le même maillot. Il y en a que t’aimes, et d’autres dont t’as rien à foutre. Mais quand t’es en France, tu connais ton maillot d’origine. Il y a Marseille, Bordeaux, PSG, Lyon. Toi, tu sais avec qui tu joues, qui sont tes amis, avec qui t’aimes bien faire la fête ou des films. Il n’y a pas de famille, mais il y a des amis. Toi et moi, on connaît les mêmes : Gans, Kounen, Kassovitz, Audiard aussi, des gens qui se sont plus nourris de cinéma américain qu’européen. Ce sont souvent des mecs avec qui on allait aux avant-premières Starfix à la fin des années 80… Ou alors des gens comme Cavalier, Blier, Schroeder, avec qui j’adore parler.

PAS DE FRUSTRATION DE TOURNER AUSSI PEU ?
Charles Laughton n’a fait qu’un seul film. Kenneth Anger n’a jamais tourné de long-métrage, mais je préfère le DVD de ses courts que les vingt-quatre longs de je ne sais qui. Et tu penses au cas Buñuel, qui a fait plein de grands films, le plus connu reste son premier court… Ça dépend aussi de l’éducation que tu as eue. Ce n’est pas un idéal pour moi de faire des films chaque fois plus chers, plus longs, avec plus d’entrées. Moi, j’ai juste envie de faire des films de plus en plus barrés.

C’EST QUOI, PLUS BARRÉ ?
Parmi les défis, j’aimerais faire un film pour enfants, ou un doc sur plusieurs années, comme Lake of Fire. Ou sinon, je suis fasciné par un docu comme Restrepo, tourné en Afghanistan sur des jeunes soldats US, où tu vois presque les flingages en direct. Plus qu’une expérience de cinéma, c’est une expérience de vie. Il y avait un peu de ça aussi dans nle Cauchemar de Darwin, l’idée d’aller filmer là où personne ne voudrait aller filmer. En tant que réalisateur, tu peux vouloir te mettre en danger d’une façon plus radicale que seulement savoir si ton film va marcher ou non. Mais en ce moment, mon défi le plus clair serait de tourner le porno bandant ultime, qui soit aussi un vrai bon film.

LE PORNO DONT TOUTES LES SCÈNES EXPLICITES DE TES DIFFÉRENTS FILMS SERAIENT UN PEU LE BANC D’ESSAI.
Oui, comme Irréversible m’a servi à préparer Enter the Void, toutes mes scènes de cul m’ont peut-être préparé pour mon porno. Ça y est, je vais enfin quitter le tradi !

ENTRETIEN LÉO HADDAD

«SANS AVOIR RIEN PRIS»
Avant de finir son nouveau livre et d’entrer en tournage, Virginie Despentes raconte Gaspar Noé. Et son choc pendant la projection d’«Enter the Void».
J’ai découvert «Carne» en arrivant à Paris, c’était difficile de croire qu’on faisait ça en France. Ensuite, tous les films de Gaspar ont été des chocs. J’ai limite peur d’aller voir ses films, comme s’il détenait un genre de pouvoir extrême, quelque chose qui pourrait jaillir de l’écran et se ficher dans ma conscience, ou dans mes tripes, ou dans un angle mort quelconque. Aucun réal’ contemporain ne me fait cet effet. Je me fous des films de violence, ou des films d’horreur, j’ai l’impression de ne plus jamais voir de films qui me fassent risquer quelque chose, depuis longtemps.
Je ne dirais pas que ça tient aux thèmes, ni aux dialogues. Ça tient à sa façon de faire du cinéma, ce truc sensuel qui lui est propre, sur les couleurs, les mouvements, les cadres, le montage et le son. Je suis bluffée de comment il manipule, entre faire plaisir à l’œil et te faire vraiment flipper de ce qui pourrait arriver dans le plan suivant.
ZONES BIZARRES
J’ai été sidérée par «Enter the Void». D’être à ce point sous drogue sans avoir rien pris (je n’avais même pas fumé avant). Et du coup, le temps ne compte pas, exactement comme sous drogue, tout devient intéressant en soi. Je m’emmerde très vite au cinéma, mais là ça pourrait durer douze heures, je serais partante. Exactement comme la défonce.
Le cinéma de Gaspar provoque des réactions. Elles peuvent même être physiques. Elles sont volontiers organiques. Il travaille vraiment sur l’hypnose. L’angle mort, tout le temps. Tu sens que ça tape et travaille dans des zones bizarres.
Je ne crois pas que Gaspar détonne particulièrement par rapport au paysage français, il se détache du cinéma qu’on voit en salles, en général. Ce qui est étonnant, c’est pas que les gens se droguent ou saignent – on commence à en avoir vu d’autres –, c’est vraiment que tu ne sais pas ce qui va t’arriver. On ne peut pas dire que le cinéma soit, en général, très expérimental ou étonnant, donc en ce sens, oui, les films de Gaspar sont provocants. Ça n’est pas du cinéma d’action, ça n’est pas de la comédie, ça n’a rien à voir avec les films d’horreur contemporains. C’est provoquant.
TOTAL PSYCHÉDÉLIQUE
Je crois qu’«Enter the Void» n’a rien de choquant, au sens classique du terme, à moins qu’on pense que la drogue est un sujet tabou. Mais même en phase réactionnaire, on peut penser que ça n’a plus rien de choquant. Ce qui est choquant, c’est qu’il réussisse, à ce point, à retrouver ce que c’est que la drogue. De ce côté, le projet a quelque chose de 70’s, total psychédélique, mais sous drogues synthétiques. J
e n’avais jamais vu un film pendant lequel tu te sentes à ce point sous la domination du réalisateur, dès le générique. Je sais que je l’ai déjà dit, mais tu retrouves exactement tous les effets de la drogue – et tu ne sais même pas pourquoi tu aimes ça, à ce point, mais tu veux remettre ça dès que tu en sors. Peut-être une question d’intensité.
DANGER PUBLIC
Quand j’ai commencé à penser à faire «Baisemoi» (bien avant que ça devienne le projet que ça a finalement été), j’ai halluciné de découvrir que quelqu’un comme Gaspar pouvait galérer pour monter ses films. Ça en dit long sur ce que le cinéma est devenu. Si on n’est pas prêt à payer pour voir ce que Noé fait avec une équipe et une caméra, qu’est-ce qu’on peut attendre de cette industrie ?
Le talent sec suffit rarement. Heureusement, Gaspar a aussi une bonne pratique de la production, des idées claires sur combien coûte quoi et comment faire tenir sa folie dans un budget. Et heureusement, il y a encore quelques fous furieux pour s’associer à ses délires. Il est à la fois un vrai danger public, en même temps que quelqu’un de très en prise avec la réalité. Un point crucial: «Enter the Void» de Noé, c’est la réponse à Cameron et son «Avatar». C’est l’autre côté du même axe. Le seul problème, c’est qu’après ce film, on a du mal à imaginer comment il fera mieux. Et l’exceptionnel de Gaspar Noé, ça doit être ça : on est vraiment intéressé par la question. What’s next, chef ?
VIRGINIE DESPENTES

GASPAR NOÉ, LA FILMO
«Tintarella di Luna» (1985)_22 ans, premier court lynchien, diffusé sur Canal+ juste avant «Eraserhead.»
«Pulpe amère» (1987)_Deuxième court avec voix off logorrhée pré-«Carne» et un premier viol secouant.
«Carne» (1991)_Moyen-métrage sur les aventures d’un boucher incestueux. Bombe culte instantanée.
«Une expérience d’hypnose télévisuelle» (1995)_Faux doc pour la géniale émission «l’Œil du Cyclone» où deux acteurs simulent en plan fixe et séquence une séance d’hypnose.
«Le lâcher d’animaux d’élevage» (1995)_Spot anti-chasse avec Alain Delon en guest-voice et un montage ultra-cut.
«Je n’ai pas (Mano Solo)» (1996)_Premier clip, anticommercial au possible, un plan séquence fixe et quasi immobile.
«Seul contre tous» (1998)_Premier long, et suite de «Carne». Noé, enfant terrible du cinoche français.
«Sodomite» (1998)_Court porno et un peu Z, shooté dans le cadre d’une campagne anti-sida.
«Intoxication» (1998)_Stéphane Drout, réal’ culte du court «Star Suburb», cause de son destin gâché. Chialant.
«Insanely Cheerful (Bone Fiction)» (1998)_Encore un clip en plan séquence, mais en mouvement. Annonce une scène-clé d’«Irréversible».
«Je suis si mince» (1999)_Troisième clip. La caméra passe à travers tous les murs du studio. «Enter the Void», déjà.
«Irréversible» (2002)_Style dingue, odeur de soufre, scandale à Cannes: contrat rempli. Spots contre le sida (2004)_Noé signe pour trois spots mais se frite avec le ministère et n’en réalise que deux sous pseudo.
«Protège-moi» (2004)_Clip pour Placebo, sur des lyrics de Despentes. Sorte de court-métrage porno d’une sensualité affolante.
«Eva» (2005)_Trois courts expérimento-crevants feat. Eva Herzigova, commandés par le «Grand Journal».
«Destricted» (segment «We Fuck Alone») (2006)_Anthologie porno-intello par des réals branchés. Son sketch est rendu épuisant par l’abus de stroboscope.
«8» (segment «Sida») (2008)_Segment d’une vingtaine de minutes sur un Burkinabé en train de crever du sida. Choc. 7
«La Nuit de L’Homme» (2008)_Pub pour un parfum YSL avec Vincent Cassel. Chic, toc et parfaitement anonyme.
«Enter the Void» (2010)

THE ULTIMATE TRIP
Jamais refroidi par sa perfection formelle, «Enter the Void», le mélo-psyché de Gaspar Noé, émeut autant qu’il impressionne.
Il y a un moment où quelque chose s’est fissurée dans la carrière de Gaspar Noé. Un moment de faiblesse presque, une métamorphose peut-être, balancée l’air de rien comme ça, pile au milieu d’«Irréversible», lorsque Dupontel, Cassel et Bellucci se mettaient à parler de cul, coincés entre deux correspondances sur un quai de métro pendant dix bonnes minutes. Juste à ce moment-là, le film explosait les carcans de son concept à rebours et éventait les odeurs de soufre qui l’entouraient pour se mettre subitement à badiner avec une élégance dingue.
Les séquences suivantes, une à une, le confirmaient: ce mec pouvait filmer autre chose que des bouchers incestueux qui poignardent des Arabes ou des coups d’extincteurs dans la gueule. Aujourd’hui, ça peut sonner comme une évidence. A ce moment de la projection, ça ne l’était pas du tout: avant de virer lyrique lors d’un ultime plan tournoyant, stroboscopique et pastoral, «Irréversible» avait pris le temps de filmer un couple qui s’aime dans un deux pièces-cuisine, ramenant au bout du compte la rock star Noé à un surprenant état de romantique maniériste, capable de mettre au point le plus dingue des plansséquences pour saisir la beauté furtive d’un baiser échangé.
Bien plus que le Bardo Thödol, c’est sur ce programme-là que repose tout entier «Enter the Void». Dans un mouvement d’une continuité parfaite, le film reprend les choses pile là où le précédent les avait arrêtées. Sur une séquence purement extatique par exemple, où des visions hallucinées de fractales dans un appart’ tokyoïte remplaceraient les stroboscopes sur fond de «Symphonie n°7» de Beethoven dans un parc parisien. Un mort, puis l’histoire d’amour se met en place, mais cette fois entre un frère et une sœur.
On ne raconte désormais plus les choses à l’envers mais ça n’empêche pas la narration de faire des zig-zag temporels et l’émotion de jouer sur des effets rétroactifs saisissants. Et l’on comprend alors que le précédent n’était pas seulement un brouillon technique, comme annoncé. Surtout, caché timidement derrière ses mouvements de grues ébouriffants et son Technicolor 2.0, Noé en profite pour fixer des visions véritablement incarnées (la scène du bain !), jamais refroidies par une quelconque virtuosité glacée. Le tour de force alchimique promis est bel et bien là, niché dans le contraste poétique entre l’imposante logistique mise en place et la beauté presque primitive des images qui en découle.
(SORTIE LE 5 MAI).
FRANÇOIS GRELET

GASPAR PAR VINCENT CASSEL
«Je cite souvent “Irréversible” quand on me parle des films qui comptent pour moi. Parce que c’est un film dont je suis très très fier, mais surtout parce que Gaspar est un type que j’admire sur le plan artistique et pour sa pureté, au sens où c’est un cinéaste qui ne travaille que par rapport à ses propres critères. Il ne court pas après la gloire ou après l’argent. Il espère d’abord le respect des gens mais sur le strict plan artistique. C’est un type qui refuse le showbiz et qui se tient à une place unique. J’ai adoré “Enter the Void” qui est un film singulier, parfois irregardable. Il place le spectateur dans une espèce de tunnel dont on a envie de sortir, mais dont on ne peut pas s’échapper. C’est violent, limite, mais ça fait partie du voyage. Tous les metteurs en scène que je rencontre me parlent de Gaspar, sont très intrigués par sa manière de faire et ont un énorme respect pour son travail.»

GASPAR PAR CHRISTOPHE
«Non… Gaspar, je le croise parfois au Baron ou je ne sais où. Il m’a juste dit un soir un peu défait, lors de notre first rencontre “branchée”: “Tiens, Christophe porte des croix ?” J’vois pas c’que ça pouvait lui foutre. Jusque-là, je n’ai vu que “Destricted” et “Doberman” (sic). Plutôt pas mal. Pas vu “Irréversible”. A suivre «Enter the Void”. Par contre, j’ai vu tous les films de sa meuf, Lucile Hadzihalilovic, que j’adore.»

LE BARDO THÖDOL, KESAKO ?
A la fois guide du routard de la réincarnation et pur traité d’eschatologie, «le Livre des morts tibétains» (en VO: le Bardo Thödol) est un texte fondamental du bouddhisme et de la spiritualité orientale. A travers plusieurs centaines de pages, il décrit les trans formations de la conscience au cours des états intermédiaires qui se succèdent de la mort à la renaissance, donne quelques conseils pour obtenir la meilleure réincarnation et cheminer tranquillement dans l’entre-deux mondes, et propose des rituels pour sauver son âme. Ouvrage fascinant sur le monde invisible, «le Livre des morts» a travaillé Antonin Artaud, Pierre Henry, John Lennon, Philip K. Dick et les prophètes de l’acide Timothy Leary et Ralph Metzner qui s’en inspirèrent pour écrire «The Psychedelic Experience» à l’usage des hippies.

GASPAR PAR PASCAL LAUGIER
«Sa façon d’imposer au public et au système sa subjectivité ressemble à la liberté absolue. J’ai été bouleversé par la tendresse et la douceur de “Enter the Void”. C’est le film de Gaspar que je préfère en raison de son attitude de grand frère vis-à-vis de ses personnages. Aussi pour son audace folle d’être à ce point programmatique: le film annonce son déroulement dès la première scène. Le suspense ne réside ainsi plus dans le “quoi” mais dans le “comment” on va ressentir les choses. Je n’ai pas souvenir d’un autre film qui tente un tel pari, d’autant qu’il tient sa promesse, à 200%. En le regardant, j’ai vécu la “décorporation” et ressenti la réincarnation. Simplement par des procédés de cinéma. Du cinéma pur, quoi. J’ai entendu que Gaspar ne croit pas à la vie après la mort, mais je refuse de prendre le film autrement qu’au premier degré, quoi qu’il puisse en dire lui-même. Du coup, ça a été une expérience réconfortante.»

GASPAR PAR ROMAIN GAVRAS
«Je trouve la démarche de Gaspar mortelle. On est tellement peu en France à essayer de faire un cinéma différent que je ne peux qu’aimer ça. Il tente des trucs sur la forme et sur le fond que personne n’ose même imaginer. Et ça, ça force le respect. J’ai 17 ans quand sort “Seul contre tous”. Et sa posture d’artiste, de cinéaste m’a tout de suite fasciné. Maintenant, on n’est pas de la même génération, donc on n’a pas les mêmes horizons ni les mêmes influences. Mais le plus important, ça reste sa démarche. Et un mec sur qui tout le monde crache, je suis forcément de son côté.»

GASPAR PAR BARBET SCHROEDER «
On le dit de beaucoup mais, en fait, il n’y a que peu de cinéastes dont on peut considérer qu’ils tentent comme Gaspar la chose la plus risquée: réinventer le cinéma.»

GASPAR PAR JEANNE BALIBAR
«Je n’ai vu aucun de ses films, et je pense que je n’en verrai jamais aucun, tout simplement parce que c’est un mec que je ne sens pas. C’est juste une question de feeling, mais j’accorde beaucoup d’importance à ce genre de choses. Par exemple, en bas de chez moi, il y a un resto italien auquel je n’ai jamais voulu aller, justement parce que je ne le sentais pas non plus. Un jour mon copain m’a dit: “C’est trop bête, allons-y. ” Et évidemment, c’était dégueulasse. J’ai bien peur que les films de Gaspar Noé me fassent le même effet…»