HIP HOPPPER

Paru dans le numéro 127 de Technikart – 22/10/2008

Dennis Hopper n’est pas qu’un acteur spécialisé dans les rôles de tarés: il incarne à lui tout seul l’esprit de la contre-culture. Rebelle des 60’s, il se re trouve aujourd’hui Commandeur des arts et des lettres. Interview d’un Rider au parcours plus Wild qu’Easy.

Nous allons rencontrer l’homme pour qui le terme « rebelle » semble avoir été inventé. Dennis Hopper, le motard libertaire d’Easy Rider, le psychopathe asthmatique de Blue Velvet, le photographe halluciné d’Apocalypse Now, le déséquilibré qui a passé plus de vingt ans à vivre pied au plancher selon le précepte des têtes brûlées de sa génération – sex & drugs & rock’n’roll.

En 1969, il est le roi flamboyant du nouvel Hollywood, chef de file arrogant de la contre-culture. En 1983, lessivé, loser et suicidaire, il se fait soigner. Depuis, clean, il assoit sa réputation de mythe vivant en jouant aux dingos dans des blockbusters, où il manie ce qui hante sa vraie vie : les armes et le venin. Il continue de nous faire flipper. Mais nous avons vu la veille ce vénérable septuagénaire se faire lécher le derrière sur Canal+. Répondant en pilotage automatique aux mêmes questions, il s’est même senti obligé de dire à Antoine de Caunes, alors que l’on venait de nous infliger la bande-annonce de Coluche : « Your film looks terrific ! »

Plus du tout terrifié, nous débarquons pour notre rendez-vous à la Cinémathèque, puisque c’est ce haut lieu de la culture qui rend aujourd’hui hommage à l’ancienne terreur anti-establishment. Nous passons devant un monsieur juché sur une moto rigolote. Mais… C’est lui ! Cheveux courts et gris. Le cigare a remplacé le pétard. Il se fait shooter, pour un magazine de bécanes, sur le chopper d’Easy Rider, celui de Captain America – donc de Peter Fonda, pas le sien. C’est assez cafard de le voir ainsi se prêter à la disneysation d’un symbole autrefois subversif. Cette Harley avec la bannière étoilée, elle traçait le bitume vers un monde libre et affolant. Elle va finir dans un Planet Hollywood, entre la baguette magique de Harry Potter, une peluche du Roi Lion, la minijupe de Julia « Pretty Woman » Roberts et un hamburger végétarien. Hopper descend précautionneusement de l’engin immobile. C’est à nous.

 

DENNIS HOPPER, VOUS ÊTES DEVENU UNE PERSONNALITÉ INTERNATIONALEMENT ACCLAMÉE, ALORS QU’À VOS DÉBUTS, VOUS ÉTIEZ UN POIL À GRATTER CONTRE LE SYSTÈME: QUE S’EST-IL PASSÉ ?
Quand a eu lieu le basculement ? C’est un mystère. A un moment, j’ai eu l’impression de me réveiller et je n’étais plus en guerre. Pas tant contre l’establishment que contre moi. C’est peut-être tout simplement parce que j’ai survécu. J’aurai dû mourir, avec tout ce que je m’envoyais. L’alcool et tous ces narcotiques. J’ai stoppé il y a vingt-quatre ans. C’est ce qui m’a permis d’être là. Vivant et à la Cinémathèque.

VOUS ÊTES NÉ EN 1936, VOUS ÉTIEZ UN TEENAGER AVANT QUE LE ROCK’N’ROLL N’EXPLOSE. COMMENT SE REBELLER DANS UN MONDE OÙ LE SEUL HORIZON, C’EST DE DEVENIR UN ADULTE RESPONSABLE ?
Je vivais dans un bled du Kansas. Mon père travaillait à la poste et ma mère, à Paru dans le numéro 127 de Technikart – 22/10/2008la piscine. Je rêvais d’une autre vie et j’ai pu avoir mon premier contrat, avec la Warner Brothers, dès mes 18 ans, je n’étais donc plus un teenager. A 19 ans, mon père, c’était Rock Hudson, dans Giant, et ma mère, Elizabeth Taylor. Je n’ai pas de souvenir extraordinaire de rébellion adolescente…

IL N’Y AVAIT RIEN QUI PERMETTAIT AUX TEENAGERS D’EXISTER EN TANT QUE GÉNÉRATION ?
Il y avait les films, c’était notre sortie.

OUI, MAIS UNE SORTIE PLUTÔT FAMILIALE ?
C’est vrai, moi, j’y allais avec ma grand-mère. Et en dehors de ça, rien de spécial.

EN 1955, TOUT BASCULE: ELVIS PRESLEY DEVIENT UNE STAR, ET Paru dans le numéro 127 de Technikart – 22/10/2008VOUS JOUEZ AVEC JAMES DEAN DANS «LA FUREUR DE VIVRE». C’EST UNE RÉVOLUTION, LA NAISSANCE D’UNE CULTURE JEUNE, REBELLE ET SEXY.
J’avais l’âge d’Elvis, James avait 23 ans, cinq de plus que moi, c’était l’année d’avant sa mort. On était proches, c’était mon ami mais, en même temps, je le considérais surtout comme mon mentor. D’un côté, on buvait des coups ensemble, de l’autre, il me donnait des conseils sur le jeu, des choses qui ont bouleversé mon approche du métier d’acteur. Je jouais de façon théâtrale, j’étais bloqué sur Shakespeare, il m’a montré comment on pouvait improviser, comment rendre les scènes réelles, comment incarner pour de vrai ce qu’on devait jouer. La dernière année de sa vie, on l’a passée ensemble, c’était un tourbillon. Il était aussi trépidant dans sa vie privée que dans ses films.

EN JOUANT DANS «LA FUREUR DE VIVRE», VOUS SAVIEZ QUE CE FILM DEVIENDRAIT UNE RÉFÉRENCE GÉNÉRATIONNELLE, LA PIERRE D’ANGLE D’UN MONDE NOUVEAU ?
Je voyais surtout que j’avais enfin un rôle dans un film important. Ensuite, oui, il est devenu le symbole d’une nouvelle génération en rébellion contre un monde étouffant. Mais ce qu’il faut voir, maintenant, c’est que ce sont des gens âgés qui ont fait ce film : Nicholas Ray, le réalisateur, et Stewart Stern, le scénariste – c’est lui qui m’a aidé à écrire The Last Movie. Aujourd’hui, on retient la jeunesse à fleur de peau de James Dean, parce que James était un acteur extraordinaire avec un jeu ultramoderne. Mais il faut quand même mentionner que Jim Stark, son personnage, a été créé par Stewart et Nicholas.

LE CONFLIT DE GÉNÉRATIONS ENTRE LES VIEUX STUDIOS ET LA NOUVELLE GARDE APPARAÎT DÉJÀ EN 1959, QUAND VOUS VOUS LYNCHEZ AVEC HENRY HATHAWAY ET QUE VOUS ÊTES BANNI: L’HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE POUR VOTRE GÉNÉRATION ROCK’N’ROLL.
Mais c’était réellement un avant-goût du combat entre le vieil Hollywood et le futur nouveau ! James Dean était mort, je voulais perpétuer ses conseils, jouer vrai, essayer des trucs. Même pas improviser, juste incarner ce que je faisais, à ma façon. Hathaway, c’était l’ancienne école : sur la Fureur des hommes, il voulait que je récite mon texte à la virgule près, que je pose ma tasse là où il voulait que je pose ma tasse, un truc de maniaque. Il a été jusqu’à me faire faire quatre-vingt prises pour me mater. Il m’a dit : « J’ai des tonnes de bobines, il y a ici des sacs de couchage, on peut rester quatre mois à refaire cette scène jusqu’à ce que vous la fassiez exactement comme je la veux. Je possède 20% de la Fox, prenons notre temps, vous n’en sortirez pas gagnant. » Qu’est-ce qu’on s’est engueulés ! On a été jusqu’au clash. Il m’a dénoncé à la Warner, Jack Warner m’a convoqué pour me faire la morale, j’ai essayé d’exposer mon point de vue, alors il s’est énervé, j’étais grillé. Je suis retourné sur le plateau, j’avais dix lignes à jouer, je les ai jouées exactement comme Hathaway les voulait, et c’en était fini pour moi de cet Hollywood. La rumeur avait enflé : « Ce crazy kid, Dennis Hopper, est un cassecouilles ingérable, il ne faut pas le prendre ! » Je ne voulais de toute façon pas rentrer dans ce moule. Je suis parti à New York où j’ai, durant cinq ans, étudié dans l’école de Lee Strasberg.

ET VOUS AVEZ INTÉGRÉ L’AVANT-GARDE POP: VOUS JOUEZ EN 1964 DANS UN FILM D’ANDY WARHOL, «TARZAN AND JANE REGAINED… SORT OF». LA FAÇON DE FAIRE DE WARHOL VOUS SEMBLAIT BIEN PLUS CONNECTÉE AUX 60’S QUE CELLE DES STUDIOS HOLLYWOODIENS ?
Non, non… J’adorais Andy Warhol, son travail artistique. J’étais le premier à lui acheter ses œuvres, sa boîte de soupe Campbell, à 75 $, mais, au niveau des films, c’était un peu trop naïf, bête… Tarzan et Jane, c’est juste qu’il a filmé l’ambiance d’une fête du moment, avec Taylor Mead, c’était drôle.

VOUS DEVIEZ ÊTRE SUR LA MÊME LONGUEUR D’ONDE AVEC LA BANDE DE LA FACTORY. C’EST AUSSI LÀ QUE S’ÉLABORE LA CONTRE-CULTURE, UN MODE DE VIE LIBRE ET DINGUE.
Je n’ai jamais fait partie de la Factory. J’étais finalement plus proche d’Andy ensuite, après Easy Rider, au moment de The Last Movie, quand il a fait mon portrait. Il me semble que c’était vers 1971. Mais ce n’était plus vraiment la Factory, il s’était fait tirer dessus par cette femme, là…

VALERIE SOLANAS, EN 1968.
Oui, il a alors coupé beaucoup de ponts. Moi, j’étais dans mes trucs, bref, on ne s’est plus vraiment vus pendant longtemps.

IL Y A UNE ÉGÉRIE DE LA FACTORY QUE VOUS CONNAISSIEZ BIEN, C’EST NICO.
Ah, Nico… On a fait une fameuse expédition, ensemble : on a été au premier grand rassemblement pop, à Monterey, en 1967, deux ans avant Woodstock. Je prenais des photos. Il y avait aussi Brian Jones et John Philip Law avec nous, on avait emmené nos sacs de couchage, et John Philip voulait monter un tipi… Il y avait un aéroport juste à côté, je me rappelle plus du bruit des avions que de la performance de Ravi Shankar.

C’EST CE QUI VOUS A INSPIRÉ LE DÉBUT DE «EASY RIDER», LA SCÈNE DE DEAL DE COCAÏNE AVEC PHIL SPECTOR, TOTALEMENT COUVERTE PAR LES BRUITS D’AVIONS ?
Ah, c’est vrai, ça a pu surgir de mon inconscient.

NICO, C’EST LA DÉGLINGUE QUI VOUS RAPPROCHAIT ?
Je l’aimais beaucoup, elle me rendait fou, d’autant plus qu’elle ne m’a jamais laissé avoir une relation sexuelle avec elle. On était quand même très proches puisqu’elle m’avait trouvé un sobriquet. Elle m’appelait affectueusement son « nazzzi ». C’était une formidable amie. Juste amie. Je suis sûr que ça l’excitait de sentir que j’étais au bord de la folie de ne pas coucher avec elle.

LA FACTORY, CE SONT DES BRANCHÉS, MAIS PAS DES HIPPIES. ET LA CONTRE-CULTURE VIENT DES CES DERNIERS, À SAN FRANSISCO…
Carrément. A l’époque, j’y suis tout le temps fourré. Berkeley, le Free Speech Movement, c’était du concret : on voulait aider les kids à ne pas se laisser embarquer au Viêt-nam, à refuser la guerre en fuyant au Canada. Je me suis vraiment intégré à la bande des Diggers, emmenée par Emmett Grogan, Peter Coyote… On rêvait d’un monde débarrassé de ses contingences matérielles, la nourriture devait être distribuée gratuitement, ainsi que les vêtements, tout ça avec des grands rassemblements festifs.

EMMETT GROGAN, C’EST UN PEU LE HÉROS OUBLIÉ DE LA CONTRE-CULTURE.
Il était grand. Et un grand ami. Saviez-vous qu’il avait travaillé avec Michelangelo Antonioni ? Au début des années 60, il a été son assistant, juste avant de rentrer aux Etats-Unis fonder les Diggers. Son livre Ringolevio est la bible de notre génération. J’ai toujours voulu en faire un film. C’est compliqué… Le bouquin de Peter Coyote aussi sur cette période est génial.

EN 1969, VOUS PASSEZ ENFIN À LA RÉALISATION AVEC «EASY RIDER». DÈS LE DÉBUT, AVEC LE DEAL DE DROGUE, ON COMPREND QUE C’EST UN FILM AUDACIEUX, MÊME POUR LES HIPPIES, PUISQUE VOUS CHOISISSEZ LA COCAÏNE, ALORS RARE, PLUTÔT QUE L’HERBE. ÇA VIENT DE VOTRE EXPÉRIENCE PERSONNELLE AVEC BENNY SHAPIRO ?
Non, Ben Shapiro ! Vous savez ça ! Ah, Ben ! Putain, quel mec, un personnage ! Il était dans les organisateurs de Monterey. Il gérait des clubs et s’occupait aussi plus ou moins des Byrds, que j’ai donc pris dans la bande originale d’Easy Rider. Alors que j’étais encore rien et Ben un nabab, on est quand même devenus très amis, et il m’employait pour des services. Par exemple, Billie Holiday venait à Los Angeles et il me demandait de la conduire. Je la trimballais de ses concerts au Château Marmont. Il y a aussi eu l’épisode Thelonious Monk : Monk était enfermé dans un hôpital psychiatrique, à Watts. Benny me dit : « On peut pas le laisser là. Tu le chopes et tu l’aides à fuir en le collant dans un avion. Mais attention : il est le spécialiste pour louper les vols. Il adore s’asseoir dans les aéroports et juste regarder les gens, sans embarquer. » Je vais donc à l’hôpital psychiatrique, découvre Monk au lit, en pyjama, entouré de cadavres de bouteilles, un gros bordel. Je m’occupe de lui, et nous voilà en route pour l’aéroport. Monk me dit : « Dennis, c’est quand même fou que je doive fuir cette ville, qu’on ne me laisse pas y jouer. Pourtant, le chef des flics, ici, s’appelle Parker : comment, avec un tel nom, ne pas aimer le jazz ? » Evidemment, on a loupé l’avion. Ah, Benny, c’était fantastique. Il connaissait les réseaux cubains, il savait manier des bateaux clandestins, puisqu’il avait même participé à l’édification d’Israël. Il nous a beaucoup marqué, j’en ai des grands souvenirs.

APRÈS LE SUCCÈS PHÉNOMÉNAL D’«EASY RIDER», VOUS DEVENEZ UN LEADER DE LA CONTRE-CULTURE, AUX CÔTÉS D’ABBIE HOFFMANN ET DE THIMOTY LEARY: ÉTIEZ-VOUS FIER DE CETTE POSITION ?
Je ne le revendiquais pas, c’est un titre qu’on m’a collé.

DIFFICILE DE NIER QU’«EASY RIDER» EST «LE» FILM DE LA CONTRE-CULTURE.
Oui, oui… Comment dire ? J’étais surtout fier d’être proche de l’underground artistique, de Wallace Berman, Ed Kienholz, George Herms, tout ce groupe, mais la contre-culture… C’était surtout que tout était bloqué, que le cinéma ne ressemblait pas à nos vies. La contreculture, c’était montrer la réalité, faire exploser les carcans imposés par l’establishment. L’art de la rue devait s’imposer comme culture, il fallait passer derrière la caméra, prendre en main l’industrie. Je venais d’avoir 30 ans quand je me suis lancé dans Easy Rider. La plupart des réalisateurs d’Hollywood avaient alors le double de mon âge, ceux qui contrôlaient l’industrie avaient entre 70 et 80 ans. L’opportunité n’allait pas nous tomber dessus tout cuit, il fallait foncer, enfoncer des portes. Easy Rider a été le premier film indépendant distribué par une major, juste parce que le père de mon producteur Bert Schneider, était un ponte de la Columbia. Finalement, son succès a ouvert les vannes : tous les studios ont ensuite décidé de faire des films de jeunes.

OK, MAIS AU NIVEAU DU FOND, «EASY RIDER» VÉHICULE LES NOUVELLES VALEURS CONTRE-CULTURELLES, C’EST L’APOLOGIE D’UN MODE DE VIE LIBERTAIRE. ABBIE HOFFMANN DÉCLARERA PLUS TARD, AVANT DE SE SUICIDER: «CE FUT UNE ERREUR STUPIDE D’ÉRIGER UNE CULTURE SUR LA DROGUE, LES CHEVEUX LONGS, LA MUSIQUE.» QU’EN PENSEZ-VOUS ?
Je comprends ce qu’a voulu dire Abbie. C’est compliqué. Il y a le contexte de l’époque. Une révolution, enfin, arrivait. Elle était culturelle et politique. Où est-ce que ça a merdé ? Abbie parle de la drogue. C’est juste. C’est juste que la drogue a permis une rupture avec les cloisons du monde d’avant. C’est aussi, et surtout, juste que les drogues ont tout fait foirer. Ont-elles vraiment aidé ? Mon opinion, aujourd’hui : non seulement les drogues n’ont pas aidé le mouvement, mais en plus, elles l’ont détruit. On sait comment ça marche. Les drogues vous donnent un incroyable sentiment de liberté, vous pensez qu’elles vous aident à créer, jusqu’à ce que vous réalisez qu’elles vous tiennent prisonnier, que toute votre vie ne tourne qu’autour de ça : en prendre. J’ai arrêté il y a vingt-cinq ans, et je peux enfin dire que, depuis vingt-cinq ans, ma vie est géniale et bien plus créative.

VOUS SOMBREZ TOTALEMENT DANS LA DROGUE AU MOMENT DE VOTRE SECOND FILM, «THE LAST MOVIE», EN 1971. ÇA VA EMPIRER PENDANT LES DOUZE ANNÉES QUI SUIVENT, ALORS QUE VOTRE GÉNÉRATION, LES COPPOLA OU FRIEDKIN, PREND LE POUVOIR. VOTRE FILMO REFLÈTE LE CHAOS DE VOTRE VIE PUISQUE VOUS JOUEZ ALORS DANS DES BIZARRERIES FRANÇAISES OU ALLEMANDES.
Oui, après l’échec de The Last Movie, je suis tricard aux Etats-Unis. C’était devenu un sport national de se foutre de ma gueule. Mais je voulais continuer de réaliser, absolument. Il me semblait qu’en Europe, en acceptant des rôles, je pourrais trouver des financements.

VOUS VOUS ÊTES RETROUVÉ DANS PLUSIEURS FILMS AVEC PIERRE CLÉMENTI.
On est devenus proches. Quand il a été mis en prison pour des histoires de drogue en Italie, j’ai accueilli sa femme et son enfant durant plus d’un an, là où je m’étais installé, au Mexique. C’était important et normal pour moi de m’occuper de sa famille.

ALORS QUE VOUS ÊTES AU FOND DU GOUFFRE – ET CE N’EST PAS VOTRE RÔLE DANS «APOCALYPSE NOW» QUI A ARRANGÉ VOTRE SANTÉ –, VOUS RÉALISEZ FINALEMENT EN 1980 UN TROISIÈME FILM, SIDÉRANT, LE REFLET DE L’HUMEUR NIHILISTE DE L’ÉPOQUE: «OUT OF THE BLUE». COMMENT UN CHEF DE FILE DE LA CONTRE-CULTURE HIPPIE SE RETROUVE-T-IL À TOURNER UN TEL FILM ?
J’y vois une logique. Les utopies des 60’s, qu’étaientelles devenues ? Peace and love ? Ce n’était plus du tout ça, l’ambiance qui imprégnait la fin des années 70. Out of the Blue, c’est : kill and die ! Si le personnage que j’incarne dans Easy Rider ne s’était pas fait flinguer, comment aurait-il été dix ans plus tard ? Eh bien, il pourrait être le personnage que je joue dans Out of the Blue. Au départ, je devais juste interpréter ce rôle. Le réalisateur a été viré, j’ai tout réécrit, et je l’ai réalisé.

LE TITRE VIENT D’UNE CHANSON DE NEIL YOUNG, UN EX-HIPPIE ADORÉ PAR LES PUNKS. «OUT OF THE BLUE» PEUT ÊTRE CONSIDÉRÉ COMME UN FILM PUNK.
Oui, d’abord pour ses conditions de tournage. Quatre semaines pour le réécrire et le tourner, au débotté, sur place au Canada, dans des décors naturels. Et juste deux semaines de montage, alors que j’avais pris plus d’un an pour monter The Last Movie ! J’ai fait des choix punk. A la base, la star du film, ce n’est ni la fille, Linda Manz, ni moi, mais Raymond Burr, l’acteur très populaire de Perry Mason. Je lui ai viré les trois quart de ses scènes. Il me semble qu’il n’a pas aimé le résultat. Et puis punk, parce que je me retrouvais dans ce mouvement. J’étais destructeur, désabusé. J’ai voulu mettre des éléments punk dans le film. Comme la batterie dans la chambre de Linda. Et quand elle fugue, ce sont des punks qu’elle va voir à Vancouver. J’aimais réellement cette scène.

L’AUTRE LIEN AVEC «EASY RIDER», C’EST LA FIN: TOUT LE MONDE CRÈVE.
Oui, dans le script original, Linda tuait juste son père. Ça ne me suffisait pas. Tous, et même elle, devaient y passer. Vous connaissez les paroles de Neil Young : « Out of the blue and into the black / They give you this, but you pay for that… » Vous savez que c’est en hommage à Johnny Rotten.

VOTRE ŒUVRE SEMBLE SUIVRE L’ÉVOLUTION DE LA CULTURE JEUNE À TRAVERS SES SOUBRESAUTS MUSICAUX, PUISQU’APRÈS LES BYRDS ET JOHNNY ROTTEN, VOUS FAITES UN FILM HIP HOP, «COLORS».
Il me semble que la B.O. de Colors, ça a été le premier disque d’or décerné à un album de rap. Mon intérêt pour cette musique vient d’une promenade avec Chris Blakwell, l’homme qui a fait découvrir le reggae au monde entier : on se baladait à Venice Beach, et on tombe sur des Noirs avec des Boomboxes qui diffusaient ces sons incroyables. Chris me dit : « Oui, c’est du color rap. » Ça m’a fasciné. Je suis allé à des concerts, j’ai découvert IceT et j’ai décidé de réaliser un film sur cette culture, sur fond de guerre de gangs à Los Angeles.

C’EST EN 1988, VOUS ÊTES CLEAN, VOUS AVEZ FAIT «BLUE VELVET», VOUS DEVENEZ UN ARTISTE BANKABLE ET VOUS SOUTENEZ ALORS RONALD REAGAN, COMME VOTRE AMI NEIL YOUNG. LA CONTRE-CULTURE S’ÉTANT INTÉGRÉE À TOUS LES NIVEAUX, AVEZ-VOUS RÉALISÉ QU’UNE NOUVELLE NORME, CELLE DU «COOL» DONT LE REPRÉSENTANT OFFICIEL POURRAIT ÊTRE AUJOURD’HUI UN MICHAEL MOORE PRENAIT FORME ?
Ah ah… Vous dites ça parce qu’on se moque de lui dans ce film parodique où j’ai un rôle, An American Carol… Vous savez, je n’ai pas grand chose à dire sur Michael Moore. Moi, je suis l’enseignement de Thomas Jefferson qui a dit qu’une bonne démocratie, c’est une démocratie qui change de parti tous les vingt-cinq ans. Les vingt-cinq premières années, j’étais démocrate, les vingt-cinq suivantes, républicain, je suis maintenant de nouveau démocrate, surtout que je crois vraiment au changement avec Barack Obama. Je l’ai rencontré, il m’a fait très bonne impression. Sa mère vient du Kansas, comme moi.

VOUS DEVEZ RESPIRER: VINGT-CINQ ANNÉES DE SOUTIEN AUX RÉPUBLICAINS, DANS VOTRE MILIEU OÙ LE COOL, C’EST OBLIGATOIREMENT LA GAUCHE, C’ÉTAIT VINGT-CINQ ANNÉES DE QUOLIBETS ?
A Hollywood, c’était comme avoir une maladie honteuse, une rubéole, quelque chose d’inacceptable. Mais le vrai problème, c’est surtout la nullité de George W. Bush. Un menteur. Je n’accepte pas ses mensonges. Il n’a rien amélioré, socialement, humainement : il rend la planète dans un état bien pire qu’avant ses élections.

PARALLÈLEMENT À CE CHANGEMENT DE PRÉSIDENT, IL Y A LE SECOND PROCÈS D’UN DE VOS PROCHES, PHIL SPECTOR, UN AUTRE SYMBOLE DE LA CONTRE-CULTURE, UN ARTISTE QUI, COMME VOUS, AIMAIT LES ARMES, A CONNU GRANDEUR ET DÉCADENCE. SAUF QUE POUR LUI, ACCUSÉ DE MEURTRE, IL N’EST PAS QUESTION DE DÉCORATION.
On a vécu ensemble dix ans. On a été très proches avec Phil, ce n’est pas un hasard s’il se retrouve dans la scène du début d’Easy Rider. Après, il voulait produire The Last Movie. Venant d’un ami, ça me gênait. Je lui ai dit : « Ecoute, Phil, laisse tomber, ça risque de te foutre dans la mouise. » Mais pas du tout, il a insisté, il voulait me refiler un million de dollars, de sa poche ! Venant de n’importe qui d’autre, je l’aurai empoché et cramé, mais il était pour moi hors de question de faire les poches d’un tel ami. Oui, il n’était pas prudent avec les armes, il aurait pu blesser des gens depuis longtemps. S’il a vraiment tué cette femme, je suis sûr que c’était un accident. Il avait ses moments de folie mais, au fond de lui, il n’est pas un homme mauvais.

VOUS AVEZ FAIT UN AUTRE USAGE DE VOTRE PROPRE FLINGUE, DANS UN MOMENT DE COLÈRE: VOUS AVEZ TIRÉ SUR LE MAO QUE VOUS AVIEZ ACHETÉ À WARHOL.
Une perte de contrôle, sans conséquence grave. Mais c’est loin derrière moi, ces dérapages.
«DENNIS HOPPER ET LE NOUVEL HOLLYWOOD»: JUSQU’AU 19 JANVIER. CINÉMATHÈQUE. CATALOGUE CHEZ SKIRA/FLAMMARION.

ENTRETIEN BENOÎT SABATIER