I’m with the band !

Technikart n° 139 – février 2010

I’M WITH THE BAND !

Tout ce qui touche «Anvil» est à peine croyable. Et d’abord l’idée d’un film qui transforme des wannabee rock stars
vieillissantes en héros de cinéma intemporels. On leur a parlé, la boule au ventre, la larme à l’œil.

C’est calé. Rendez-vous téléphonique ce soir, à 19h00, avec Sacha Gervasi, scénariste et docu- mentariste anglais, et Lips, rocker canadien sur
le retour.Deux types dont on ne connaissait pas l’existence trois jours plus tôt. Et voilà qu’on ne tient plus en place. Crampes à l’estomac, légère envie de gerber. James Came- ron ? Trop facile. Essayez plutôt Steve « Lips » Kudlow… Parmi les petits miracles humains, dramaturgiques, ico- nographiques et de pensée pure (sur
le rock, la gloire, les cheveux) que véhiculent Anvil,il y a une chose que le film réussit par-dessus tout : créer de l’empathie pour Lips et son frère d’infortune Robb Reiner, établir un lien indéfectible entre nous et eux.

Gervasi l’explique comme un signe des temps (« Ces mecs n’arrêtent pas d’en chier mais continuent de sur- vivre : les gens veulent entendre ce type d’histoires, en ce moment ») mais c’est plus que ça. C’est du cinéma. Appelez ça l’effet Rocky (ou Wrestler). De la même manière que King of Kong (documentaire sur la rivalité entre deux champions du monde de Donkey Kong) transformait un prof de physique et un fabriquant de sauce
piquante en Luke Skywalker et en Dark Vador, Anvil envoie deux rockers fatigués crever l’écran. Leurs silhouettes sont gra- vées dans les annales en moins de dix minutes. On connaît cette lèvre inférieure qui tremblote lorsque la frustration de Lips remonte à la surface, on sait ce qui passe dans la tête de Robb quand il
mâche un chewing-gum imaginaire comme si tout était cool… Ils sont à nous, et le fait qu’ils aient désiré cette attention toute leur vie n’est pas entièrement étranger à l’amour qu’on peut leur porter. Le téléphone ajoute une distance mythologique à l’entretien.

ALLÔ, SACHA ?
Sacha Gervasi : Oui, bonjour. Comment allez-vous ?*

BIEN, MERCI. LIPS EST AVEC VOUS ?
Steve « Lips » Kudrow : (Derrière, au loin) Yeaaaah, man !

HEY, LIPS ! C’EST DINGUE DE VOUS PARLER. JE M’ADRESSE À SACHA OU…
S. Gervasi : Commençons. Lips n’est pas loin…

PARLEZ-MOI DE VOUS DEUX. LE FILM PORTE SUR L’AMITIÉ ENTRE LIPS ET ROBB MAIS SEMBLE PAR MOMENTS INCLURE SACHA OFF CAMERA… ET IL Y A CETTE PHOTO DE VOUS DEUX AU GÉNÉRIQUE DE FIN…
S. Gervasi : Lips, tu veux… Ah, il n’est plus dans la
pièce. Ok, je te raconte. La première fois qu’on s’est ren- contrés, c’était au Marquee Club à Londres. J’avais 15 ans, j’étais fan de metal et déjà fan du groupe Anvil, mais je ne les avais jamais vus sur scène. Je faisais par- tie de la centaine de kids qui avaient réussi à rentrer ce soir-là. J’étais en transe. Ils ont joué ce rock très bruyant et très rapide qui est devenu le son de tous les metalleux par la suite. Je suis allé backstage et j’ai réussi à me fau- filer dans leur loge pour leur dire à quel point le show m’avait touché. Ça les faisait marrer… Ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour les emmener dans Londres le lendemain, leur montrer un peu la ville. Fuck, yes ! Et je les ai emmenés voir ma mère.

FAN DE ANVIL, ELLE AUSSI ?
S. Gervasi : Pas vraiment. Elle a halluciné. Elle venait de passer quatre mois à les entendre brailler dans la mai- son et à me dire d’arrêter ma musique de sauvages. Et ils étaient là, sur son palier. Les sauvages, en chair et en os.

BELLE REVANCHE D’ADOLESCENT !
S. Gervasi : Oh, la plus belle victoire sur le monde des adultes qu’un enfant puisse rêver ! Lips et Robb ont adoré. Ils sont un peu devenus mes grands frères en l’es- pace de quelques jours. Ils m’ont invité à partir en tour- née avec eux à travers les Etats-Unis. L’été suivant, je me suis enfui pour les suivre. Et puis, ça a fini comme ça a commencé. On s’est perdus de vue… J’ai repris contact avec eux vingt-cinq ans après cette première rencontre. C’était dingue : ils portaient toujours les mêmes tee- shirts et ils avaient toujours cette même croyance naïve et merveilleuse dans le groupe et dans le fait qu’ils pou- vaient encore arriver. A l’oreille, ça sonnait complète- ment fou. Mais ça tombait sous le sens. J’avais un film.

SACHA A LA RESCOUSSE
Alors qu’il n’a que
15 ans, Sacha Gervasi rencontre ses idoles et tourne à travers les US avec eux (en haut à gauche). 25 ans plus tard, il propose de
kickstarter leur carrière avec un film.
The rest is history. QUEL A ÉTÉ LE DÉCLIC, EXACTEMENT ?
S. Gervasi : J’ai emmené Lips chez mon mentor et ami, Steve Zallian – c’est lui qui m’avait présenté à Spiel- berg (pour qui Gervasi a écrit Terminal – NDLR). On était dans la cuisine et on regardait par la fenêtre Lips expli- quer le speed metal à la femme de Steve, Elizabeth. Je lui ai dit : « Il n’a jamais abandonné. Qui n’aurait pas abandonné, franchement ? Il pense toujours qu’il peut le faire. » A ce moment précis, ça m’a frappé.’

«SPINAL TAP» EST LA RÉFÉRENCE INCONTOURNABLE DU FILM. INCONTOURNABLE, PARCE QUE ROBB REINER, LE RÉALISATEUR DE «SPINAL TAP», S’ÉPELLE ROB REINER ?
S. Gervasi : Oui, on ne pouvait plus y
échapper. On a encouragé les parallèles avec Spinal Tap.A un moment, j’ai envisagé de m’in- clure dans le film, comme Rob Reiner dans Spinal Tap. J’ai même enregistré une voix off. Mais c’est le film de Lips et Robb. En m’ôtant du processus, c’est devenu limpide.

LORSQUE LARS ULRICH, SLASH ET D’AUTRES ICÔNES DU ROCK FONT L’ÉLOGE DE ANVIL DANS LES PREMIÈRES MINUTES, UNE ERREUR ASSEZ COMMUNE EST DE PENSER QUE TOUT EST BIDON…
S. Gervasi : C’est ce que je voulais, d’une certaine façon.
Vous croyez être devant SpinalTap et,quand le film change de vitesse, vous vous retrouvez à verser des larmes pour les types qui vous fai- saient marrer quarante minutes plus tôt.

L’IRONIE, BIEN SÛR, EST QUE LE FILM A FAIT
D’EUX DES VEDETTES. RELANCER ANVIL, C’ÉTAIT L’INTENTION DÈS LE DÉPART ?
S. Gervasi : C’était une stratégie gagnante, dès le
début. Je leur ai dit : « Laissez-moi faire un film sur vous, et les gens viendront vous voir jouer. » On tourne en ce moment aux Etats-Unis avec un spectacle qu’on a appelé The Anvil Experience.A la fin du film, Lips et Robb « sortent » de l’écran et jouent quelques morceaux pour le
public. Rick Sales, le manager de Slayer, s’occupe main- tenant d’eux. Ils ont le même booking agent que Cold- play… En février, ils ont un énorme festival en Austra- lie – 150 000 personnes – ; en mars, ils seront à NewYork ; en avril, au Japon… En dehors des fans du groupe, la plupart des gens qui se déplacent le font pour une rai- son : savoir s’ils vont bien. S’ils sont heureux.

LIPS EST DANS LES PARAGES ? JE PEUX LUI PARLER ?
S. Gervasi : Bien sûr, ne quitte pas. LIIIIIIIIIPS !VIENS PARLER AU JOURNALISTE FRANÇAIS ! He’s awesome.

(Quinze secondes de silence bouillantes d’anticipation.)

Lips : Yeeaah, man ! Quoi de neuf ?

RIEN, BIEN, MERCI. COMMENT VAS-TU, TOI ? C’EST SUPER CE QUI VOUS ARRIVE…
Lips : C’est génial. Mais je le savais, tu sais, je le savais… J’ai toujours su. On nous a volé nos vies. Main- tenant, on les reprend ! Ah ah ! C’est Anvil Full Time. La publicité que nous apporte le film ouvre des portes. Il y a du sang dans la mer et les requins circulent.

QU’EST-CE QUE TU PENSES DE TA «PERFORMANCE» DANS LE FILM ?
Lips : Au début, c’était douloureux de se replonger dans l’émotion de cette époque-là. Mais maintenant, je suis immunisé. Quand certaines scènes partent en couille et que tout le monde est choqué, je me marre.

ON LE SAIT, TU AS UNE SUPER PHILOSOPHIE DE VIE, TU TRANSFORMES L’ÉCHEC EN ESPOIR. MAIS IL T’ARRIVE DE
RESSENTIR DE L’AMERTUME ?
Lips : Putain que si j’en ai, de l’amer- tume. Mais je transforme ça, comme tu dis. Tu veux de l’amertume ?Tous les mecs qui ont cartonné en nous volant. 666, un titre de notre premier album, a été la base du son de Slayer, Anthrax et les autres. Mais de quoi je me plaindrais aujourd’hui ?

ÇA T’ÉNERVE QUAND ON TE PARLE DE «SPINAL TAP» ?
Lips : Non, j’aime bien ces types. C’est nous, en faux.

COMMENT VA TON FILS ? IL PROJETTE DE SUIVRE TES TRACES ?
Lips : Non. Il se fiche de Anvil et de ce qui se passe avec le groupe. Et s’il lui prenait l’envie de devenir une rock star, je l’en empêcherais.

ET ROBB, OÙ EST-IL ?
Lips : Tu veux lui parler ?

ROBB… ROBB EST LÀ ?
Lips : Ouais, attends, quitte pas.

(Robb prend le combiné.)

Robb Reiner : Comment ça va, mon pote ?

SUPER, ROBB. C’EST FOU, J’AI L’IMPRESSION DE TE CONNAÎTRE. J’AI VU LE FILM TROIS FOIS EN UNE SEMAINE ET J’AI L’IMPRESSION DE TE CONNAÎTRE.
R. Reiner : Mais tu me connais, mec, tu me connais…
Tu nous as tous rencontrés, tel qu’on est ALORS COMMENT SE PASSE LE SUCCÈS ? PAS TROP DUR ?
R. Reiner : C’est génial. On a été découverts et redé- couverts.Tout ce truc qu’on vit en ce moment, c’est notre Beatlemania à nous. C’est une fête. Les gens sont contents.

TU N’AS JAMAIS EU PEUR DE TE MONTRER AUSSI SENSIBLE ET VULNÉRABLE À L’ÉCRAN ?
R. Reiner : Sacha m’a juste dit : « Sois toi-même,
Rob-bo. » Rien d’autre. C’est facile à faire, non ? Être soi-même. Et ils ont fait tourner les caméras. Movie magic, mec.
* En français dans le texte.

ENTRETIEN BENJAMIN ROZOVAS