La satiété du spectacle

Un rapide tour d’horizon de vingt ans passés à sonder la lumière bleutée des images télévisées. Et si nous vivions dans la satiété du spectacle ?

Au moment de rédiger ce bilan Média, et malgré les années d’expérience accumulée, je constate qu’il est toujours aussi difficile de se mettre à bosser et que ça produit à peu près le même effet que de se faire arracher une dent. Pour rentrer dans le vif du sujet, passons rapidement sur la décennie 1991-2001, simplement marquée par quelques évènements tragiques : la fin du Club Dorothée, la disparition en direct de La Cinq, la mort de Léon Zitrone. Et la naissance de Technikart –je dééééconne, bien sûr. Durant cette période, la télévision est encore ce média fédérateur qui alimente 95% des conversations de machine à café, figurant une sorte de socle mythologique commun. En jetant sur cette décennie un regard rétrospectif et en extrapolant un peu la théorie jungienne de l’inconscient collectif, on peut gager que si les filles d’aujourd’hui sont en grande partie dépressives, c’est parce qu’elles ont trop regardé Candy (et attendent toujours ce foutu Prince des collines qui viendrait leur parler doucement, voir plus si affinités). Malheureusement, c’est à Albator que les mecs se sont identifiés, un type en perpétuelle errance parcourant l’univers à bord d’un vaisseau en forme de bite géante (voilà pourquoi ils sont aujourd’hui massivement inscrits sur YouPorn). Aux images issues de notre propre histoire est donc venu s’adjoindre ce patrimoine visuel collectif avec lequel chacun de nous aura forcément à dealer, dans un rapport oedipien aux médias qui ne fera que s’amplifier au fil des années (à défaut d’avoir pu « tuer » le père, la décennie suivante entreprendra ainsi de « tuer » la télé en tant qu’autorité centrale, dans une explosion rhizomique des canaux de diffusion). Durant cette période de transition, où la bulle Internet nous pètera au nez, aura eu lieu la première tentative –ratée- de « gamification » d’un conflit. Souvenez-vous de la guerre du Golfe et de ses frappes censément « chirurgicales », traces vertes dans la nuit noire, scories matrixiennes annonçant le devenir shoot-them’up de l’Occident. Si l’on considère que, par un effet de miroir, l’inconscient médiatique est « structuré comme un langage » inversé, c’est à un retournement complet de perspective que nous assistons : à partir de ce twist sémantique, le système méditico-capitaliste capte la pulsion de vie pour la transformer en force décuplée d’auto-anéantissement. Tout ce qu’il y a de plus réel semble désormais voué à s’évanouir dans le sillage luminescent d’une mise en scène proto-wargame, aussi sauvage, dématérialisée et anodine qu’une partie de Counter-Strike. Avec la première diffusion de Loft Story en avril 2001, sur M6, ce travail de confusion active, de dissolution des frontières entre réalité et fiction, information et divertissement, guerre et pets (cf. le fameux « qui c’est qu’à pété ?! » du Loft 1) prend place dans la sphère intime. Présenté par Benjamin Castaldi, ce programme d’enfermement qui fit scandale à l’époque figure aujourd’hui une sorte d’âge quasi innocent de la télé-réalité, avec pour scène primitive les ébats aquatiques de Loana et Jean-Edouard dans une piscine pentagonale. Métaphorisation du « consensus honteux » qui sert de base philosophique à l’univers marchand tout entier, le Loft annonce des lendemains qui déchantent. Cette transparence obligée ici mise en scène va influer en profondeur sur les comportements individuels, invalidant presque l’antique notion d’intimité au profit du concept paradoxal d’extimité (comme avec le yaourt Bio de Danone, ce qui se passe à l’intérieur se voit à l’extérieur). S’il n’y a plus, en chacun, de profondeur de champ vers laquelle l’être peut se déployer, l’individu se vit alors comme une totalité suffocante et sa relation au monde devient de fait un rapport de concurrence conflictuelle. L’abolition de toute perspective intérieure et avec elle de toute altérité voit donc advenir, et s’entrechoquer, non des individus singuliers mais des bataillons de stéréotypes interchangeables. L’image, telle qu’elle s’ébauche en ce début de décennie sur les fronts cathodiques, n’est plus le témoignage d’une vérité cachée de l’être (en gros, il n’est plus question de découvrir le Schmilblick) mais s’envisage comme une simple construction hologrammique, instrument ayant pour but de faire aboutir une stratégie. Patiemment, le credo néo-libéral se distille via ces dispositifs aux architectures de plus en plus perverses qui mettent en valeur la manipulation et finissent par afficher au grand jour, sans aucun complexe, leur dimension sectaire (« c’est la voix, qui te parle… »).

«Arrivés à la fin de ce processus de virtualisation, nous commençons alors à percevoir la « vraie réalité » comme une entité virtuelle», écrit le philosophe slovène Slavoj Zizek. Enserrés dans des dispositifs médiatiques qui conditionnent désormais son rapport aux autres et au monde, l’homme du XXIème siècle s’éprend d’une passion dévorante pour le faux : obnubilé par son nombril, cet homo faker devient un micro-gourou qui apprend à danser au milieu des ruines, comme si de rien était. Lorsque…bââââm ! 11 septembre 2001 : l’occident assiste médusé à l’anéantissement de son orgueil spectaculaire. Deux avions de ligne viennent s’encastrer dans les tours jumelles, et mettre fin à cette entreprise de dédoublement iconique, à la fois ontologique et architecturale. Le système devient à partir de ce jour dominé par l’image-fantôme du double disparu, ces Twin Towers encore debout que les milliers de rediffusions sur toutes les chaînes du globe n’arrivent pas à abattre définitivement. Englué dans un hoquet visuel, pris dans une sorte de sidération répétitive qui n’arrive pas à se persuader de sa propre existence, l’évènement semble ne plus pouvoir jamais advenir complètement. Ce qui constituait le système défensif de l’occident, ce rempart de simulacres dressé face à la réalité du monde, semble s’être soudain mué en camisole. Pour vous mettre au diapason du doute généralisé qui s’empare alors de l’époque, vous devez garder à l’esprit que ce texte n’est peut être qu’un simple tissus de conneries, pur délire produit par un gratte-papier à la ramasse –mais poursuivons. Que se passe-t-il durant les années suivantes ? Arrivée des journaux gratuits et de la TNT, développement des réseaux sociaux, effondrement de l’empire TF1 : le paysage médiatique est profondément bouleversé dans sa structure, mais reste dominé par une tendance à la fétichisation de la marchandise, ainsi qu’une appétence pour les catastrophes en tout genre. Vitesse et addiction, émotions violentes et oubli simultané deviennent les nouveaux modes de consommation d’une information où tout se vaut, shoot de news indifférenciées que l’on s’administre via des supports à l’obsolescence programmée (HD, 3D, etc…). Et si cette profusion servait, en fait, à l’anéantissement de toute vision cohérente du monde, telle une vague géante qui viendrait quotidiennement dévaster notre structure émotionnelle et engloutir notre capacité d’action et d’émerveillement ? C’est, un peu, la théorie développée par le philosophe Frédéric Neyrat dans son ouvrage L’image hors-l’image (Léo Scheer) : «Si notre thèse est juste, si l’image trouve sa logique dans ce que nous nommons l’image hors-l’image, alors il faudrait dire que notre temps ne souffre
pas d’une prolifération d’images, mais souffre de leur extinction.» Ben Laden dont la figure absente hante désormais la profondeur glacée et obscure des abysses ; Peggy –notre maquettiste- refusant d’apparaître nue dans ce numéro anniversaire en un mouvement d’humeur très Debordien; vous, qui n’avez peut être pas fait de rêve depuis bien longtemps, trop occupé à digérer toutes ces hallucinations visuelles préfabriquées : bienvenue dans l’ère de la satiété du spectacle…

Nicolas Santolaria