J’ai pris la drogue des pieux

laForêt

Entrer en communion avec la Vierge Marie ? Rien de plus simple quand on se retrouve défoncé à l’ayahuasca dans un bled paumé du Pérou… Enfin du journalisme de terrain !

villageTarapoto

Petit village de repos post-ayahuasca à une heure de pirogue de Tarapoto.

Cela faisait une semaine que je me trouvais à à la Paz. Mes journées se divisaient essentiellement en deux activités : déambuler le jour à El Alto, le bidonville en altitude, et me poser le soir à la même table du Route 36. Ce lounge illégal sert de la cocaïne librement dans une ambiance de whisky-club du temps de la prohibition américaine. C’est dans cet endroit que j’ai rencontré Manuel, un type de 26 ans originaire de Lima, avec qui j’ai fini par passer la quasi totalité de mon voyage en Amérique Latine. C’était un habitué du bar. Je commençais, moi aussi, à y avoir mes repères.
On avait bien accroché avec Manuel – il était photographe, mais surtout il se débrouillait en anglais et moi en espagnol, la communication était fluide. Après deux semaines à La Paz, il repartait au Pérou « pour assister à un festival en l’honneur de la Vierge Mamacha Carmen, un événement extraordinaire », m’avait-il dit en terminant son Pisco sour. Il voulait rentrer à Lima une semaine avant pour se « ressourcer » et m’avait invité à passer quelques jours dans la capitale péruvienne avant de l’accompagner à ce festival qui se tient près de Cusco. Cela faisait un mois que je survivais en Bolivie, me tirer de là semblait une bonne idée. J’ai accepté. Je suis resté quelques jours de plus dans la capitale administrative du pays pour finir ma série photo et j’ai pris mes billets en direction de Lima.

TOURISME ET DÉFORESTATION

Arrivé dans la capitale péruvienne, Manuel m’attendait dans le hall principal de l’aéroport avec une chemise trop courte au col trop long. Dans sa caisse, en direction du centre, la discussion ne portait que sur le festival. « Tu sais, la fête patronale dont je t’ai parlé ? C’est dans une semaine. »
La seule condition à remplir pour l’accompagner était « d’être baptisé, ou au moins purifié pour pouvoir recevoir la vierge et surtout lui demander sa bénédiction et sa protection », m’avait dit Manuel le plus sérieusement au monde. En somme, pour que l’expérience spirituelle soit maximale, il fallait être pur – ou du moins penser l’être après le sacrement par l’eau bénite.
J’en étais venu à me dire, dans cette période sombre pour l’athéisme en Europe, qu’une bonne dose de croyance ne me ferait pas de mal. Ce festival allait me permettre d’accéder à la possibilité du pardon.
Après mes aventures en Bolivie, j’avais besoin d’une sacrée détox de l’esprit – et du corps. J’ai opté pour une cure d’ayahuasca de trois jours. Ce breuvage à base de lianes est traditionnellement consommé par les chamanes des tribus indiennes d’Amazonie. C’est une boisson utilisée pour sa capacité curative associée aux croyances locales. Son nom, qui vient du Quechua, se traduit par « liane des esprits », « liane des âmes » ou « liane des morts ». Exactement ce qu’il me fallait. Une fois la décision prise, le deal était simple : pour pouvoir recevoir la plante, il fallait que je passe quelques jours sans viande, sans alcool, sans drogue, sans tabac, sans sexe. Une cure avant la cure. J’acceptais.
La mère de Manuel – une anthropologue de type mystique – m’avait recommandé un chamane à Tarapoto. J’avais décidé de me rendre dans cette ville située à la limite de la jungle amazonienne le surlendemain. Les activités de la région demeurent l’agriculture et la production illicite de feuilles de coca. Le tourisme et la déforestation se développent peu à peu mais n’ont pas encore détruit la culture et l’environnement – à la différence d’Iquitos où le tourisme d’ayahuasca et la culture du soja ont tout anéanti.

JAVIER, CHAMANE EN TONGS

En arrivant à Tarapoto, j’ai pris un hôtel miteux, pas loin du sanctuaire de Hampichicuy – le centre de cure qui m’avait été indiqué. J’avais rendez-vous le jour même avec Javier – le chamane – pour qu’il me jauge. J’étais « apte à être purifié de mes mauvaises vibrations », m’avait-il confié quelques minutes après notre poignée de main et quelques questions médicales. C’était même « nécessaire » avait-il ajouté ; ce qui était certainement vrai. J’avais peur de me retrouver face à un gourou à moitié à poil, aux cheveux longs et à la barbe grise, mais Javier était un type normal à l’allure banale. Il avait une camionnette, portait lunettes de vue, tongs et fringues mal repassées. Un mec assez urbain, dans son genre. Javier, praticien reconnu de la médecine traditionnelle amazonienne, avait passé 20 ans à essayer de décrypter les secrets ancestraux de l’ayahuasca. J’avais confiance. La première cérémonie était programmée pour le surlendemain, à la tombée de la nuit.
Le soleil descendait derrière la jungle, les insectes et les crapauds commençaient à jaser. C’était donc dans ce petit temple que se tiendrait la cérémonie. Javier était vêtu de blanc. Après sa première absorption du  breuvage, il ne bougeait plus ; c’était devenu une statue de lucidité. Il me semblait en possession d’un secret, d’une pensée simple du monde que personne n’avait réussi à distiller aussi purement que lui jusque-là.
Sans un mot, il m’a tendu un verre, puis un deuxième une demie-heure après, puis un troisième deux heures plus tard. Je sentais la mixture ramper à l’intérieur de mon estomac comme des serpents qui danseraient au rythme du chant qu’il psalmodiait. J’étais face à mon enfance. L’apparence des choses m’échappait, j’étais devenu un spectateur possédé. Mes yeux se perdaient dans le temps. J’avais le sentiment de pouvoir penser partout, dans toute la pièce, dans tout l’espace. Puis j’ai vomi. J’atteignais une espèce de lucidité aigüe juste avant de vomir une deuxième fois. Puis je me suis endormi. Le lendemain, j’ai dormi toute la journée. Mon estomac était vide, mes tripes, mon foie, mon pancréas et mes intestins aussi. Journée de repos.
Le trip du troisième jour a été pire. Vomissements, visions, toutes plus agressives les unes que les autres. Je me suis réveillé le lendemain dans l’après-midi. La journée était calme, je me sentais enfin réconcilié avec moi-même, prêt pour voir la Vierge. J’ai pris mon billet de bus ; j’étais à Cusco 36 heures plus tard.

L’ÉGLISE DE PAUCARTAMBO

offrande

Un participant portant un lamateau mort en guise d’offrande à la Vierge.

J’ai retrouvé Manuel à la gare. Il portait la même chemise que lorsque je l’avais quitté. J’étais crevé de mon périple en bus, et là, il fallait que je remonte dans un tacot pour me rendre dans le petit village de Paucartambo : 4 heures sur les routes étroites de la montagne.
Le taxi attaquait les virages avec plus de détermination que de contrôle. La falaise se dressait de part et d’autre de la caisse en intervalles beaucoup trop étroits. En trois heures, j’avais vu la mort bien plus souvent qu’en mes trois jours d’ayahuasca. « Les Péruviens conduisent comme des jobards », me disait Manuel, hilare. Je hochais la tête en signe d’approbation sans quitter la route des yeux. La fumée noirâtre du pot d’échappement mêlée à la poussière créait une membrane opaque derrière la caisse. Devant, passé le pare-brise fendu, rien ne venait déranger la transparence de l’air. Au loin, on distinguait même la croix plantée sur le sommet de l’église de Paucartambo – l’édifice le plus haut du village. Il nous restait vingt minutes de route.
Paucartambo est un petit village andin de 4500 âmes, constitué d’habitations rudimentaires et d’une église opulente. Son cimetière a une superficie égale voire supérieure à celle de la ville elle-même. La fête patronale avait déjà commencé – et ressemblait plutôt à un carnaval. Tous les habitants avaient revêtu les costumes colorés qu’ils avaient cousus avec soin pendant l’année et leurs masques de papiers mâchés. Les broderies de chaque tenue étaient extrêmement détaillées. « Le village vit pour cette fête, elle est très populaire », m’avait affirmé un élu du coin, qui sortait du lot dans son costume deux pièces. Il avait vraisemblablement raison, les rues étaient bondées de visiteurs. Les gens en costumes des Incas dansaient derrière lui comme des fourmis ivres.
La bière coulait à flot, la viande de lama grillait sur les braises. Les Péruviens avaient en fait une vision plutôt ouverte et agréable de la religion chrétienne. Ils me donnaient l’impression d’être des croyants heureux. Les bars étaient bondés, l’église aussi – les deux remplis de fidèles, jour et nuit. Les gens buvaient, priaient, dansaient, chantaient en quechua, apportaient des offrandes à la Vierge del Carmen. J’ai suivi la foule à deux reprises pour essayer de me recueillir, par mimétisme, mais sans réel effet – j’étais vraisemblablement resté agnostique dans l’âme.

LA VIERGE FLOTTAIT DANS L’AIR

Le deuxième jour était le jour central de la célébration de la Vierge. J’en avais tellement suer pour en arriver là qu’en la voyant apparaître devant moi, conduite en procession pour bénir les croyants et éloigner les démons, je l’ai suivie plusieurs heures avant de la laisser poursuivre son chemin – guidée par le cortège. Le mien allait en direction des anticuchos (brochettes de bœuf) et du stand à Pisco (eau de vie de raisin). Malheureusement, l’attente de la Vierge avait été un événement plus fort que son apparition elle-même.
Le dernier jour du festival était consacré au recueillement et aux morts. Après un tour symbolique à l’église, on s’est dirigés vers le cimetière pour rendre hommage aux morts du village. Tous les villageois se recueillaient sur les tombes de leurs ancêtres. Il n’y avait plus un bruit, seulement des bribes de musique qui provenaient du village et l’impact des gouttes de pluie éparses contre les pierres tombales. La Vierge semblait flotter dans l’air au-dessus du mur du cimetière avec un œil bienveillant sur le village, ses vivants et ses morts. Son visage était calme et froid, et semblait plus lucide qu’un chamane sous Ayahuasca. J’avais finalement trouvé ce que j’étais venu chercher : une image tendre et simple que je ne pourrai pas oublier de sitôt. On est repartis à Cusco le soir même.

Avertissement : la consommation d’Ayahuasca est interdite en France. Plusieurs participants ont trouvé la mort pendant des sessions d’Ayahuasca.

FÉLIX MACHEREZ


Paru dans le Technikart #198, février 2016