JEUX VIDÉO, HEAVY METAL ET FERRARI – L’HISTOIRE SECRÈTE DE DOOM

Paru dans le numéro 142 de Technikart – 21/04/2010

Ils ont inventé «Doom», «Quake», «Wolfenstein 3D»: à 22 ans, les deux geeks John Romero et John Carmack étaient multimillionnaires. Un livre, «les Maîtres du jeu vidéo», retrace leur story. «Technikart» pousse le bouton un peu plus loin.

D’un côté, John Romero : « L’histoire, dans un jeu vidéo, c’est comme dans un film porno. Il faut qu’il y en ait une, mais dans le fond, on s’en fout. » De l’autre, John Carmack : « À l’ère de l’information, les frontières ne sont plus matérielles. On se les impose à soi-même. Pour se lancer et réaliser un grand projet, il ne faut pas des millions de dollars. Il faut juste des bonnes réserves de pizzas et de Coca Light dans son frigo, un PC, et beaucoup de volonté. » Entre eux, une histoire : celle de Doom, qui révolutionna définitivement le jeu vidéo en 1993. Sur le parking, leurs Ferrari témoignent qu’il était alors possible d’être un prolo inadapté, de se gaver de junk food, d’aimer le heavy metal et de devenir milliardaire.

LEVRE ECLATEE, ŒIL AU BEURRE NOIR…
John Romero, né en 1967, dessine sa première Lamborghini à 6 ans. Son père, impressionné, lui demande ce qu’il veut faire plus tard. La réponse du marmot ? « Riche célibataire ». En attendant, il adore l’heroic fantasy et les comics type MAD, Spider-Man ou Les Quatre Fantastiques. À 11 ans, il se met à créer ses propres BD, et se pointe en classe avec un beau dessin intitulé : « 10 méthodes de torture ». Après l’école, John se jette sur les bornes d’arcade qu’on commence à trouver un peu partout pour jouer à Pacman ou Asteroids. Rapidement, son nom squatte le tableau des meilleurs scores de toutes les machines de la ville. Un beau jour de l’été 1979, son beau-père repère son vélo devant une salle de jeu, le chope en pleine partie et lui refait le portrait. Le lendemain, John y retourne, avec sa lèvre éclatée et son œil au beurre noir.
La même année, il commence à traîner dans les labos informatiques de l’université du coin, dont les étudiants lui ouvrent les portes. Là, de jeunes gens jouent à des jeux dépourvus du moindre graphisme, composés à 100% de texte. John y apprend le langage HP-BASIC pour programmer des unités centrales qui, à l’époque, font la taille d’un frigo. Les données sont stockées sur des centaines de cartes perforées, que John perd parfois quand il chute de son BMX. Et puis, un jour, il découvre le tout premier micro-ordinateur digne de ce nom : l’Apple II, lancé en 1977, est doté d’un écran couleur et de joysticks. À part le heavy metal – Judas Priest, Metallica, Mötley Crüe – et les filles qu’il séduit avec ses dessins, une seule chose l’excite : créer ses propres jeux sur cette bécane géniale. Excédé par cette lubie, son beau-père finit par en acheter un… et lui demande de lui montrer comment ça marche.
En 1987, John Romero a 19 ans et déjà dix jeux publiés par les magazines spécialisés sous forme de pages entière de code. Il épouse Kelly, rencontrée au Burger King. Les éditeurs de jeux qu’il finit par rencontrer se l’arrachent. Il trouve un travail, se retrouve au chômage alors qu’il vient d’avoir un premier enfant, mais rebondit en se faisant embaucher à l’autre bout du pays. C’est là, chez Softdisk, une société de Shreveport, en Louisiane, que John Romero rencontre John Carmack, recruté un peu plus tard. Plus jeune de trois ans, celui-ci est presque aussi bon programmeur que lui. Et le rapport de force s’inversera rapidement.

FAIRE PETER LA VITRINE APPLE
Ce John-là, Carmack, porte des lunettes depuis l’âge de 1 an. À 7 ans, on constate que son cerveau en a déjà 9. Et à la fin du CM2, il écrit à son prof principal : « Je crois que je ferais mieux de passer directement dans la classe supérieure. » Sa mère l’inscrit à des cours d’informatique et dans une école pour surdoués, équipée d’une salle informatique où il apprend le langage BASIC. Très vite, il reprogramme ses jeux préférés pour se donner des superpouvoirs. Sur les BBS (Bulletin Board Systems), des forums de discussion créés en 1978 grâce aux premiers logiciels permettant d’échanger des données entre deux ordinateurs par le réseau téléphonique, Carmack ne trouve pas que des jeux, mais aussi le moyen de téléphoner sans payer ou la recette pour fabriquer des bombes artisanales. Du coup, il décide de faire péter une vitrine pleine de beaux Apple II tout neufs, et se fait choper. Après un an en maison de correction, ses parents lui achètent enfin l’ordi de ses rêves… sans savoir qu’il a été volé par un de ses anciens potes de détention. À 18 ans, John rentre à l’université, tient deux semestres et abandonne. Il se trouve un job à mi-temps dans une pizzeria et se met à fond au développement de ses propres jeux. Son tout premier, Shadowfrog, lui a déjà permis de s’offrir le nouvel Apple IIGS. Le second, Wraith, lui paie sa première voiture de sport.

BUTER DES SS ET SE FAIRE HITLER
La rencontre entre les deux John ne tarde pas à faire les choux gras de Softdisk, société aux sombres locaux en brique, située dans un horrible quartier peuplé de toxicos. Fondée dix ans plus tôt, en 1981, il s’agit d’une sorte de club dont les membres reçoivent par la poste des disquettes contenant des jeux et des utilitaires. Mais très vite, John et John se distinguent d’une équipe qu’ils jugent trop molle et peu motivée. Dans le dos de leur patron, ils embarquent discrètement les ordis de la société le week-end, puis toutes les nuits, dans une maison qu’ils louent au bord d’un lac. Là, Carmack s’atèle à reprogrammer sur PC le jeu star de la console Nintendo, Super Mario Bros 3, sorti en 1990. En voyant le résultat, Romero jubile : « Il faut se casser d’ici ! » Nintendo refuse leur adaptation de Mario, car la marque ne croit pas au PC. Alors ils changent le personnage et les décors pour en faire Commander Keen, un jeu basé sur le même principe, dont la distribution en shareware (quelques niveaux offerts, les autres étant envoyés moyennant paiement) leur rapporte 50 000 dollars par mois.
Début 1991, ils avouent à leur patron qu’ils cartonnent dans son dos, claquent la porte et fondent leur propre boîte : Id Software. Gonflés à bloc, les deux geeks se complètent parfaitement. Carmack a beau être à moitié autiste et Romero un mégalo hystérique, le premier crée des moteurs graphiques révolutionnaires et le second imagine des univers de jeu scotchants. Pour commencer, ils récupèrent le nom d’un des premiers jeux qu’ils ont adoré, tombé dans le domaine public entre temps : Wolfenstein 3D est un jeu de tir en vue subjective où le joueur doit buter un max d’officiers SS dans une forteresse flippante, avant de se faire Hitler himself. Romero : « Et si on mettait des chiens ? Des chiens à dégommer ! Des bergers allemands ! » Un mois après sa sortie, le 5 mai 1992, les deux John reçoivent un premier chèque de 100 000 dollars. Et cette fois, Nintendo leur en propose 100 000 de plus pour une adaptation du jeu sur leur console.

CHEF D’ŒUVRE REVOLUTIONNAIRE
Après Wolfenstein 3D et Spear of Destiny, Id Software a un projet révolutionnaire. Son nom, Doom, est tiré de « La couleur de l’argent » de Martin Scorsese, sorti en 1986. Dans l’une des scènes du film, Tom Cruise débarque dans un tripot avec une petite valise noire qui contient sa queue de billard fétiche. Quand les autres joueurs lui demandent « Y’a quoi, là-dedans ? », il répond « Doom » (terme intraduisible, proche de « malédiction »). Extrait du premier communiqué de presse annonçant le jeu : « 1er janvier 1993. Ouvrant une nouvelle ère dans le monde du PC, Doom repousse les limites du possible… » Et c’est vrai. Volumes texturés, variations de luminosité, formes irrégulières en 3D, mode multijoueur et « Big Fucking Gun », ce jeu est une révolution technologique et un chef-d’œuvre de design. Le 10 décembre, le serveur sur lequel ils mettent le jeu en ligne explose sous les demandes de connexions…
John Carmack a 22 ans. Pour 70 000 dollars cash, il s’offre une Ferrari 328 rouge. Et pour 15 000 de plus, il se fait installer un turbo. Quelques années plus tard, il paie la caution de 100 000 dollars d’un vieux pote de lycée qui a des soucis. Puis il s’offre une Testarossa à 90 000 dollars, toujours rouge, toujours cash. Et il fait tripler la puissance du moteur. Romero s’achète la même en jaune. Les jeux vidéos sont le rock’n’roll des années 90. Considérés comme déviants, voire sataniques, ils rapportent des milliards… La Chine pense à interdire Doom, le Brésil n’hésite pas, et Wolfenstein 3D est toujours interdit en Allemagne. Si les jeux Id excitent tant la planète gamer, c’est aussi parce que leur code est accessible à tous leurs utilisateurs, que Carmack encourage à trafiquer pour créer d’autres ambiances ou d’autres niveaux. Il a d’ailleurs prévenu son équipe : « Si vous posez un brevet, je me casse, point final. »

DOMMAGES COLLATERAUX
Quand un certain Bill Gates découvre un jour que Doom est plus répandu que son nouveau système d’exploitation, Windows 95, il pense à racheter Id. Réponse ? Même pas en rêve. Du coup, il est contraint de payer le prix fort pour une adaptation du jeu sur sa plateforme. Id Software, refuse une autre proposition de rachat à 100 millions de dollars, préférant vendre des licences pour l’utilisation du génial moteur graphique de Doom. Puis pour celui de leur best-seller suivant, Quake, sorti en 1996. Celui-ci, tout aussi révolutionnaire, permettra à des hits comme Half-Life, Call of Duty ou encore Medal of Honor de voir le jour. Mais les relations entre John et John sont de plus en plus tendues, et Carmack finit par faire virer Romero. En 98, pour se changer les idées, le blond à lunettes passe à la F40 et apprend à compter les cartes au black jack. Le brun aux cheveux longs, lui, quitte sa seconde épouse et se console avec sa nouvelle assistante, qui pose cette année-là pour « Playboy ».
Un vilain dommage collatéral les rattrape tout de même : Eric Harris, alias RebDoomer, créait des mods (niveaux personnalisés) pour Doom, auquel il jouait tard la nuit en réseau. Un jour, il se filme avec une bouteille de Jack Daniels et un canon scié : « Ce flingue arrive en direct de Doom ! » Le 20 avril 1999, avec son pote Dylan Klebold, il shoote tout le monde dans son lycée de Columbine, à Littleton, dans le Colorado. Treize morts, plus eux, qui se suicident par balle. Chez les deux ados, on retrouve des livres sur Doom, des posters Doom et bien sûr le jeu Doom. Le président Clinton monte au créneau : « Avec Doom, nos enfants sont amenés à prendre une part active dans des actes de violence simulée » (sic). Il pointe expressément les FPS du doigt et ordonne une enquête fédérale sur cette industrie. Id Software font profil bas et rappellent qu’ils sont favorables au système de classification par tranche d’âge mis en place par les professionnels du jeu vidéo…
Fin 2000, à 29 ans, Carmack épouse Anna Kong, créatrice d’un tournoi féminin de Quake. Par la suite, il se mettra à bricoler de vraies fusées amateur, avec quelques ingénieurs passionnés et le garagiste qui lui a customisé toutes ses Ferrari. Romero, quant à lui, monte la société Ion Storm avec des ambitions pharaoniques, une équipe innombrable, et un succès très en-deçà de ses espérances. Après cet échec, il se décide enfin à voir plus petit et se lance dans la création de jeux pour PDA et téléphones mobiles. On connaît la suite. Avec les années 2000 et des succès comme celui de Grand Theft Auto, la violence est devenue une composante essentielle de certains des meilleurs jeux vidéos au monde. Mais les deux petits malins à l’origine du phénomène sont déjà passés à autre chose depuis un bail. Ils le savent : Jamais plus on ne prendra une claque comme celle qu’ont prise les tout premiers à avoir vu l’écran de Doom apparaître sur leur PC.

GAMING, LA STORY
1958_Un ingénieur crée le tout premier jeu vidéo, Tennis for 2, avec un oscilloscope relié à un ordi.
1972_Lancement de Pong, jeu de raquettes en noir et blanc, par Nolan Bushnel (fondateur d’Atari).
1977_Commercialisation de l’Apple II, premier micro à écran couleur, et équipé de joysticks.
1982_Sortie du film «Tron» (Disney), dans lequel un homme est prisonnier d’un jeu vidéo.
1993_Sortie du film «Wargames», où un gamin déclenche une guerre atomique depuis son ordi.
1984_Sortie du livre de chevet de Carmack, «Hackers, Heroes of the Computer Revolution».
1987_John Carmack s’extasie devant le scénario de la série Star Treck. 1er février
1991_ Création par John Carmack et John Romero de leur société, Id Software. 20 avril
1999_Carnage à Columbine, 13 morts. Les deux tueurs, des fans de Doom, se suicident.

DAVID KUSHNER, « LES MAÎTRES DU JEU VIDÉO », L’ECOLE DES LOISIRS,
PASCAL BORIES