BEATRIZ PRECIADO – JOLIE GARÇON

Paru dans le numéro 126 de Technikart – 23/09/2008

Beatriz Preciado a écrit l’essai le plus dingue de la rentrée: son «Testo Junkie» est un journal où elle raconte les 236 jours pendant lesquels elle s’est inoculée de la testostérone. On a voulu voir le résultat en vrai.

Testo Junkie est un drôle d’essai philosophique. Un manifeste queer mais, surtout, le journal d’une auto-intoxication à la testostérone, l’hormone masculine que Beatriz Preciado s’est inoculée sous forme de gel pendant près de huit mois. Ecrit à la première personne, ce livre a été perturbé et nourri par deux événements qui ont influencé la vie de son auteur durant son écriture : la mort de Guillaume Dustan, son ami et éditeur qui avait publié son Manifeste contra-sexuel, et sa rencontre avec l’auteur de Baise-moi, Virginie Despentes, avec laquelle elle vit aujourd’hui à Barcelone.

Alors qu’on attend Beatriz dans le cadre feutré du café Beaubourg, on se demande à qui on va avoir à faire. Un être mutant mi-femme, mi-homme ? Voire carrément masculin ? On est presque un peu déçus de voir arriver une jeune femme énergique et souriante. Pas très féminine, d’accord. Mais finalement assez séduisante. Elle joue sur un registre un peu voyou à la Vincent Gallo ou Gabriel Garcia Bernal. Un registre qui n’aurait pas déplu à Jean Genet ou Rainer Fassbinder.
Très speed, sans qu’on sache si c’est de nature ou lié à la testostérone, Beatriz s’explique sur le parcours qui l’a amenée à publier un livre aussi hors norme : « A Princeton, j’ai été l’élève de Derrida, qui n’hésitait pas à philosopher à la première personne alors que Michel Foucault – dont le travail est également une source majeure pour moi – est une sorte de contre-modèle dans sa volonté de résister à l’expérience biographique. »

 

Du coup, Testo Junkie, c’est un peu comme les montagnes russes. Beatriz Preciado y raconte comment elle se fait une moustache devant une caméra vidéo. Puis théorise le rôle des médicaments dans nos vies. Puis décrit une scène de sexe avec des godes. Puis réfléchit aux sorcières et à l’inquisition. Puis raconte une engueulade avec Guillaume Dustan. Puis… C’est de la philosophie en action. « Plus je baise, plus je pense, et vice versa », constate-t-elle gaillardement. Sa vie, son œuvre, sa pensée et sa sexualité se mélangent en un kaléidoscope auquel on adhère intuitivement avant même de l’appréhender rationnellement. « Le premier éditeur français à qui j’ai parlé de publier Judith Butler, l’auteur de Trouble du genre, pour un féministe de la subversion, m’a dit que si elle récusait l’idée que la femme se construit sur un manque, elle était forcément psychotique. En France, Lacan demeure la bible. Comme s’il manquait une génération de penseurs. » Alors, Beatriz décide de travailler et de s’activer comme quatre. Sur le Net, on apprend qu’elle est chercheuse à l’université de Princeton. Qu’elle enseigne à Paris VIII. Qu’elle est membre du comité de rédaction de Multitudes. Qu’elle dirige le projet de recherches du musée d’Art contemporain de Barcelone. Dans son livre, elle se montre plus modeste : « On m’a élevée pour être une petite fille modèle, on m’a payé des études chères et des cours particuliers de latin. J’habite aujourd’hui plusieurs métropoles occidentales dans lesquelles je survis sexuellement et politiquement grâce à un tissu microcommunautaire underground. » Soit de quoi gagner ce qu’elle nomme « le SMIC de la philosophie ».

Bien avant de découvrir Michel Foucault ou Monique Wittig, Beatriz Preciado a grandi à Burgos, une ville très à droite du nord-ouest de l’Espagne. Elle se souvient d’« une carrière de conquistador sans bite. A partir du CM1, je ne sors qu’avec les filles les plus sexe de la classe. » Paradoxalement, le traditionalisme de l’Espagne postfranquiste a du bon : « Jusqu’à l’âge de 12 ans, j’étudiais dans un collège catholique non mixte. Un vrai paradis lesbien. » Dénoncée par la mère d’une camarade, on la confie à un psy qui étiquette son désir comme excessif – « Parce que je ne suis pas un biohomme, sans quoi, il porterait simplement le titre d“Estime de soi”. »
Beatriz Preciado n’est pas pour rien l’élève de Derrida, le pape de la déconstruction. Toutes les normes qu’on lui oppose, elle les pilonne : « Je ne vais pas prétendre que je suis votre égale, ni vous demander de me laisser participer à vos lois, ni de m’admettre comme faisant partie de votre normalité sociale. J’ai pour ambition de vous convaincre que vous êtes comme moi. Tenté par les mêmes dérives chimiques. Vous vous croyez des biofemmes, mais vous prenez la pilule des biohommes, mais vous prenez du Prozac ou du Deroxat dans l’espoir que quelque chose vous libère de l’ennui vital, vous êtes shootés à la cortisone, à la cocaïne, à l’alcool, à la Ritaline, à la Codéine… Vous aussi, vous êtes le monstre que la testostérone éveille en moi. » Cette tentative d’auto-intoxication à la testostérone ne lui semble pas une bizarrerie postmoderne et transgenre. Plutôt en droite ligne de la pensée moderne la plus exigeante – « Je prends de la testostérone comme Walter Benjamin prenait du haschisch, Freud, de la cocaïne ou Michaux, de la mescaline » – même si, chez elle, le sens du combat le dispute toujours au goût de l’expérience : « Cela n’est pas une excuse autobiographique, mais une radicalisation de mon écriture théorique. Mon genre n’appartient ni à ma famille, ni à l’Etat, ni à l’industrie pharmaceutique. Mon genre n’appartient ni aux féministes, ni à la communauté lesbienne, ni non plus à la théorie queer. » Qu’elle conteste et déconstruit comme le reste. Ce qui est agaçant avec les théories queer, c’est qu’elles s’éloignent à mesure qu’on s’en approche. D’un côté, l’idée de pratiquer une philosophie proche de la vie où la théorie se mélange à la biographie est séduisante. D’un autre, le simple fait de parler de genre différent, de biopouvoir, d’un monde hétéronormé ou du régime pharmacopornographique aboutit à une novlangue pas forcement évidente. Mais, si on s’accroche – et il le faut, parfois –, Testo Junkie nous fait décrocher de notre propre identité pour apprendre à penser sans catégories préétablies.

Beatriz ne veut être ni femme ni homme ni transexuelle. En tout cas, elle refuse d’adopter les comportements qui vont avec ses genres réifiés. Ainsi, si elle prend de la testostérone, c’est en contrebande. Pour se procurer ce produit légalement, il faut déclarer qu’on souhaite devenir un homme, elle qui « refuse cette imposition normative, cette police des genres ». Elle explique sa tentative d’intoxication par le fait qu’elle ne se sent pas totalement femme, sans se sentir homme pour autant. A partir de cette expérience, elle s’interroge sur le devenir de nos sociétés.
Démontrant que « si l’on pense aux rapports de proximité qu’entretiennent les Etats néolibéraux, les multinationales pharmaceutiques et les réseaux de trafic de drogues, il apparaît urgent que les junkies (usagers de drogues illégales) et les dysphoriques du genre (usagers potentiels d’hormones sexuelles) s’organisent en associations de consommateurs de drogues et (les) forcent à faciliter l’accès libre à ces biocodes de production de la subjectivité. » Elle est comme ça, Preciado, pour la drogue et le porno en vente libre. On pourrait lui objecter la mort de Guillaume Dustan, le suicide de Karen Bach (l’une des deux actrices de Baise-moi), multiplier les exemples autour de nous de gens qui se sont trouvés confrontés à leurs limites. Preciado, elle, estime qu’on est toujours victime des restrictions, des normes que l’Etat, le système, le libéralisme imposent à la liberté, jamais de la liberté elle-même.
A la fin de l’interview, Virginie Despentes nous rejoint. Elles ont l’air bien. Il faut qu’elles se dépêchent, elles vont voir Denis Lavant au théâtre. Sous la pluie, on regarde partir l’écrivain et la philosophe qui, malgré tout, continuent d’avancer vers un monde plus libre. «TESTO JUNKIE» (GRASSET). 376 PAGES. 20 € . JACQUES BRAUNSTEIN