MATHIEU KASSOVITZ «J’AI TOUJOURS LA HAINE»

Paru dans le numéro 126 de Technikart – 24/09/2008

On le disait à terre, il revient affuté comme jamais: Kasso brise les non-dits sur «Babylon A.D», déchire les promesses qu’il n’a pas tenues et étale les espoirs qui le font vivre. Interview aiguisée comme une lame, pointue comme un couteau.

« Ouais, non, écoute, j’ai la tête en mille morceaux. Faut que je parle à deux-trois personnes, que je réfléchisse… Parce que là, si je donne une interview, je vais encore me foutre davantage dans la merde, j’ai pas besoin de ça. » On est allés chercher Mathieu Kassovitz à un moment qui ne doit rien au hasard. Le rendez-vous qu’il donnait depuis cinq ans à ses détracteurs et admirateurs s’est révélé manqué. Et pas qu’un peu : adapté d’un roman de Maurice Dantec, Babylon A.D est une sorte de Fils de l’homme nanarisé, avec Vin Diesel convaincu de jouer dans un Chuck Norris et Depardieu, Rampling ou Lambert Wilson con scients de jouer dans un Vin Diesel.

Comment se relever après ça ? Tu fais la Haine puis Assassin(s), tu dis merde à tout le monde, tu enchaînes avec un film que tu traînes comme une louuurde responsabilité (les Rivières pourpres), tu vas voir à Hollywood si t’y es, tu découvres que, non, tu n’y es pas du tout (Gothika), tu mets tous tes espoirs dans LE film qui expliquera tes errances et donnera du sens à ta démarche, tout le monde t’attend, certains comme le Messie, d’autres au tournant, et tu fais, au choix, un petit pschiiit ou un gros plouf. Non, mais franchement, comment se relever après ÇA ?
Il y a plusieurs routes vers la rédemption, Kassovitz les emprunte toutes simultanément. Comme on ras semble ses forces, il rassemble les différents éléments qui pourront l’amener à redevenir lui-même, soit l’un des rares cinéastes français dont le nom reste synonyme de quelque chose. De quoi ? Un truc urbain, frontal, brutal, irréfutable dans sa sincérité, comme une colère de gosse. Premier axe, sa boîte de prod’ qui, dans ce dernier tri mestre 2008, place trois films à l’af fiche : les Enfants de Don Quichotte [acte 1], ce mois-ci, prise directe sur les tentes du Canal Saint-Martin ; Johnny Mad Dog, en novembre, fiction-document sur les enfants-soldats en Afrique, tournée au Libéria, et drivée par un moteur de cinéma surpuissant ; enfin, Louise Michel, à Noël, nouvelle fable « cintrée » des duettistes grolandais Kervern-Delépine sur les délocalisations.
Second étage de la fusée, Kassovitz sort le nouveau clip de Kery James, XY, morceau qui se raconte en commençant par la fin et se filme donc à l’envers. Stylé, efficace, rentre-dedans, le clip fonctionne comme un mini court-métrage, qui prouve que le génial filmeur d’Assassin(s) n’a pas dit son dernier mot à sa conférence de presse suicide, à Cannes, en 1997. Enfin eton l’espèresurtout, un énorme plan de travail agrafé dans ses locaux vend la mèche d’un tournage bientôt prévu en Nouvelle-Calédonie. Ça s’appelle l’Ordre et la Morale, et c’est un film de guerre centré sur les événements d’Ouvéa en 1987. Lors de notre première entrevue, on attendra une heure qu’il se dépatouille d’une représentante Kanak, pas décidée à le laisser tourner n’importe quoi. Peut-il s’étonner outre mesure qu’elle puisse imaginer une chose pareille ? Les prod’, le clip, le prochain film… La réunion d’une conscience citoyenne qu’on ne peut pas nier, d’un sens visuel et rythmique unique en France et de l’envie de gratter là où ça fait le plus mal, en risquant l’autodestruction. On rencontre Kasso une fois. Puis deux. La troisième, il amène ses deux chiens, Hoochie Mama et Pimp Daddy. Plusieurs rencontres, une seule interview. Jusqu’ici, vous allez bien ?

 

ON T’A VU À CANNES, ON T’A VU À DEAU VILLE, ET ENTRE-TEMPS, ON T’A VU NULLE PART POUR LA PROMO DE «BABYLON A.D», TON PREMIER FILM EN CINQ ANS. MAIS T’ES PASSÉ À LA PROJO PRESSE…
Oui, je suis venu pour dire : « J’ai fait mon boulot, j’ai livré le film, salut. » Ensuite, en parler comme j’en avais envie aurait été suicidaire. Je ne voulais pas faire de mal au film en répondant toute la journée aux mê mes questions sur les rumeurs de tournage catastrophe. Par contre, oui, j’étais à Cannes. J’ai des films en tant que producteur, je le dois aux réalisateurs avec qui je bosse.

ON A L’IMPRESSION QUE TU TE TAPES DE TON IMAGE, SAUF SUR LE TERRAIN DE L’INTÉGRITÉ: ÇA, TU LAISSES PAS PASSER.
Très bonne analyse. Mais c’est un truc suicidaire, ça me pousse à faire des choses peu raisonnables. J’ai essayé de jouer le jeu, j’ai vu mes limites. J’ai même bossé comme acteur pour les Américains, où tu es juste une marionnette. J’aime ce métier et il est très important pour moi de coller à mes convictions. Je préfère me coucher le soir en étant fier de ma connerie. Et puis, j’ai eu tellement de chance. J’ai pu jouer dans Amen, un film politique, dans Munich, lui aussi extrêmement chargé. C’est quand même difficile de faire mieux que d’être dans un Spielberg en train de dire une phrase comme : « Est-il possible que nous, Juifs, fassions subir aux autres ce que nous-mêmes avons subi ? », qui est un truc que j’ai toujours dit sur ce sujet, même si je ne suis pas juif.

AH, JE CROYAIS…
Non, tu vois, on croit que tous les Hongrois sont juifs, ce n’est pas le cas. Mon père est juif, mais je n’ai jamais mis les pieds dans une synagogue.

DEPUIS SARKOZY, ON SAIT QUE TOUS LES HONGROIS NE SONT PAS JUIFS.
Tu parles de son fils, pas vrai ?

AH AH AH ! ON A LE SENTIMENT QUE LA BASCULE DANS TA CARRIÈRE SE FAIT AU MOMENT OÙ TU VIENS MONTRER «ASSASSIN(S)» À CANNES, EN 1997. LE FILM EST SIFFLÉ ET TU VIENS À L’AFFRON TEMENT EN CONFÉRENCE DE PRESSE.
Oui, mais non, la bascule est avant. Tu sais où elle est ? Quand je fais Métisse (1993). A l’époque, je crois encore que les journalistes sont des mecs qui viennent dans la salle et écrivent ensuite sur ce qui les a emballés. Je n’ai pas encore con science que les mecs doivent écrire même quand ils n’ont rien à dire.

OK, MERCI.
Ben oui, à l’époque, je suis fan de Mad Movies et de Starfix. J’ai bien conscience qu’ils sont obligés de mettre Star Wars en couverture une fois sur cinq pour vendre un peu mais, déjà, je ressens ça comme des mini trahisons. Le reste du temps, pour moi, les journalistes, c’est les matinées à l’Escurial, les débuts du Max Linder, un truc de passionnés… Donc je fais Métisse et, dans les Cahiers, ils écrivent : « Une merde, un réal’ sans avenir. » Je demande à rencontrer le mec, là, comment il s’appelle…

THIERRY JOUSSE ?
Voilà. Mais il n’a rien à me dire qui justifie d’écrire un truc pareil. Je fais ensuite la Haine deux ans plus tard. Je le vois arriver à la projo, je lui dis de dégager, qu’il n’a rien à faire là. Il me sort la liberté de la presse, tout le tralala. A la sortie de la salle, c’est : « On veut faire la couv’ et une interview du metteur en scène. » Ou tu dis que tu es un connard et que j’ai un avenir, en dépit du fait que tu aurais pu faire dérailler ma carrière avant même qu’elle ne commence, ou tu peux aller te faire foutre. Ils ont fait la couv’ et dix pages, sans nous. Mon antagonisme avec la presse date de là.

C’EST FAIRE BEAUCOUP D’HONNEUR AUX «CAHIERS»…
Il y a eu Première aussi, une photo avec les mecs de la cité où on a tourné le film. On est sur le shooting, et il n’y en a que pour moi et Vincent (Cassel). Je dis aux journalistes : « Faites gaffe, c’est pas moi l’expert ès-cités. » Plus je disais ça, plus les mecs étaient fous de moi. Ma réaction, ça a été de dire, voilà, c’est de votre faute, on vous met en contact avec la banlieue et au lieu d’aller voir, vous allez à la pêche aux stars pour vendre du papier. Ils voulaient aussi faire des shootings avec les « 50 espoirs du cinéma français ». J’ai toujours fui ces trucs en disant : « Vous êtes irresponsables de nous faire tourner la tête alors que la majorité d’entre nous va retourner bosser chez McDo. » Aucune éthique. Assassin(s) est venu de là.

TU FAIS «LA HAINE» UN FILM PHÉNO MÈNE DE SOCIÉTÉ, ÇA SE RETOURNE CONTRE TOI PAR EFFET BOOMERANG. TU FAIS UN GROS SUCCÈS COMME «LES RIVIÈRES POURPRES», ÇA SE RETOURNE CONTRE TOI PARCE QU’ON TE TRAITE DE VENDU. C’EST PAS DE BOL ?
Ce que je sais, c’est que les pires critiques sur les Rivières, je les ai faites moi-même dans le commen taire audio du DVD, si tu l’as écouté.

TU TE BATS COMME UN MALADE PENDANT DES ANNÉES POUR FAIRE «BABYLON A.D» ET PAF, ÇA SE RETOURNE ENCORE…
Déjà parce que je change de style à chaque film, ce n’est pas évident à suivre. Et puis, je suis très arrogant.

QUAND TU PARS FAIRE LE «YES MAN» AUX ETATS-UNIS SUR «GOTHIKA» (2004), C’EST TOUTE UNE STRATÉGIE QUI DOIT TE MENER À «BABYLON A.D» ?
Moi, je veux pouvoir dire : « Je suis un cinéaste. » Et sortir des fron-tières. Les Rivières pourpres aussi naissent de ce désir-là. Gothika, c’est l’envie d’apprendre, la rencontre avec le système, parce que je ne pouvais pas me pointer aux States avec un truc perso. Tu fais tes preuves, personne ne perd de fric, tout le monde est content. Et avec Joel Silver (le producteur), un mec qui fait peur à tout le monde, tout se passe comme sur des roulettes. C’est vrai, il y avait une stratégie derrière tout ça. Mais c’est pas un péché, ça. Si ?

EUH, NON, C’EST CE QUE J’AI EU L’AIR DE DIRE ?
Hum… De toute façon, une fois que j’avais fait Assassin(s), mon gros bras d’honneur et pris ma grosse claque, je me suis dit : « C’est bon, j’ai fait ce que j’avais à faire en France. »

DIX ANS APRÈS «ASSASSIN(S)», FINALE MENT LE FILM QUI LUI FAIT SUITE, CE SERAIT «JOHNNY MAD DOG» DE JEAN STÉPHANE SAUVAIRE QUE TU PRODUIS…
C’est-à-dire ?

LES ENFANTS SOLDATS EN AFRIQUE: DES GOSSES EXPOSÉS À LA VIOLENCE ET QUI NE SAVENT FAIRE QU’UNE CHOSE, LA RÉPLIQUER, LA SINGER.
Oui, mais ils ont aussi la capacité de redevenir des enfants. Quand tu traites un enfant de 10 ans de tueur, tu lui annihiles tout espoir de rédemption. Moi, je ne les traite pas de tueurs, je les traite de victimes. Même chose avec les Enfants de Don Quichotte. Augustin Legrand et la Haine, c’est la même chose ! Montrer au spectateur que les gosses de ban lieue ou les SDF ne sont pas des lépreux. Mine de rien, ton approche de ces problèmes change quand un film sur le sujet te fait pleurer.

HEUREUSEMENT QUE TU LES AS, CES FILMS-LÀ, EN CE MOMENT ?
Si j’avais pas participé aux Enfants de Don Quichotte, à Johnny Mad Dog et à Louise Michel, sur les patrons voyous et les délocalisations, oui, là, je me dirais que j’ai vendu mon cul et que j’ai rien compris. Mais en réalité, même Babylon A.D s’inscrit dans cette logique-là, à la base.

QUAND TU DÉCOUVRES «LES FILS DE L’HOMME», ALORS QUE TU PRÉPARES «BABYLON A.D», TU TE DIS: «OUH LA, MERDE, ON S’EST FAIT PASSER DEVANT» ?
Non, non. Je me dis : « C’est bon, on a encore dix-huit mois devant nous. » Les Fils de l’homme est un bel objet très fermé, l’histoire est un peu similaire, mais leur idée se résumait en une ligne : alors qu’il n’y a plus d’enfants sur Terre, on trouve une femme enceinte. La grande idée, c’est d’en avoir fait une femme noire. Moi, mon film était plus Métal Hurlant, 80’s, fun et foutraque. Et sans doute plus profond, parce que j’avais quand même le bouquin de Dantec derrière moi, tout un discours sur les reli gions, la mondialisation, la montée des croyances. C’est ça qui est rageant, on avait un truc très pointu et c’est devenu un nanar…

IL Y A EU CE RÊVE: PLEIN DE MECS DÉBARQUAIENT EN MÊME TEMPS ET FAISAIENT SOUFFLER UN VENT NOUVEAU SUR LE CINOCHE FRANÇAIS. VOUS ÉTIEZ COMME UNE BANDE, ET ÇA S’EST DISSOUT…
Tu parles de qui ?

CHRISTOPHE GANS, GASPAR NOÉ, JAN KOUNEN, NICOLAS BOUKHRIEF, TOI…
Déjà, tu viens de citer la moitié de Starfix…

PEUT-ÊTRE, MAIS CE GROUPE DE CINÉASTES, ÇA N’A FINALEMENT RIEN DONNÉ…
Parce qu’on ne fait pas un journal ! On fait chacun nos films. C’est pas facile d’aller bouffer avec Gaspar. Il tourne. Moi aussi, je tourne. Avec Luc (Besson) et Jan, on a essayé de monter une structure, 1B2K, mais on a vite réalisé que ça ne sert à rien de mettre trois metteurs en scène dans la même pièce. Faut mettre un réal’, un scénariste et un producteur. Mais j’attends leurs films avec curiosité. Parfois, je me dis : « Qu’est-ce qu’ils font comme conneries. » Et eux, pareil avec moi. Mais il y a une certaine émulation.

UNE ÉMULATION NÉGATIVE, PLUTÔT. VOUS PASSEZ SUR LES MÊMES PROJETS, VOUS VOUS DÉBINEZ LES UNS LES AUTRES…
On verra à la fin. C’est facile de réussir ses trois premiers films. C’est quand t’en es à vingt, que t’es un bon réalisateur. Quand on aura 80 balais, on se retrouvera tous dans une pièce, peut-être qu’on se mettra sur la gueule, peut-être qu’on rigolera, et on verra ce qu’on a réussi.

«LA HAINE», C’ÉTAIT LE FILM ÉTENDARD DE LA GÉNÉRATION RAP. TU EN ÉCOUTES TOUJOURS ?
Exclusivement.

LA FRENCH TOUCH, T’AS PAS AIMÉ ?
C’est quoi, ça ?

AH, AH, AH !
Les Français, là, qui marchent à l’étranger ? Ah, bah, j’ai rien contre, mais moi, j’ai besoin de textes qui disent quelque chose.

LE CLIP DE «STRESS» DE JUSTICE, RÉALISÉ PAR ROMAIN GAVRAS, C’EST TON HÉRITAGE…
C’est un clip magnifique, qui est artistiquement tout ce qu’il devrait être. Mais je comprends que les gens qui ne se sentent pas concernés par le côté artistique ne soient pas con tents. Le gros problème, c’est que ce n’est pas contrebalancé. C’est un groupe de Noirs. Si c’était un groupe de jeunes, pas de problème. Là, les Antillais et les Africains étaient furieux, et ça se comprend. C’est pour ça que dans la Haine, il y avait trois mecs de trois communautés différentes : pour atti rer l’attention sur les banlieues, pas sur une frange de la population.

FAUT TOUT CALCULER, ALORS ?
Non, pas son image. Mais, dans mon travail, oui, je fais très attention. Parce que j’ai conscience que dans un film, ce qu’il y a sur l’écran représente 100% du réel. S’il n’y a que cinq Noirs dedans et qu’ils sont tous dealers, alors ça signifie que 100% des Noirs sont des dealers.

C’EST EN RÉFLÉCHISSANT COMME ÇA QU’ON SE RETROUVE AVEC CES FILMS NAVRANTS OÙ Y A UN BON ARABE OU UN BON NOIR POUR SE DONNER BONNE CONSCIENCE.
Il faut contrebalancer. Tu mets un Blanc dans le clip de Justice, et c’est OK. Je l’ai dit à Romain. Provoquer, c’est facile, il suffit de cracher par terre. Tu fais un clip, c’est un message que t’envoies au spectateur, qui a d’autres problèmes, qui s’assoit en rentrant du boulot devant sa télé et qui se le prend dans la gueule. Sa réaction ne peut être que viscérale.

TES POTES RAPPEURS DE L’ÉPOQUE «LA HAINE», TU LES VOIS TOUJOURS ?
Oui, on se croise. Weedy, d’Expression Direkt, Kery James, dont je viens de réaliser le nouveau clip. On se connaît depuis si longtemps… Mais on ne vit pas ensemble.

LE FANTASME DE BANDE, C’EST DERRIÈRE TOI ?
Ce qui bouge, c’est que je n’ai plus 20 ans. J’ai une famille, je ne vais plus en boîte. Je ne fais plus de vélo dans Paris, non plus…

POURQUOI ?
C’est trop pollué. Je préfère le scooter…

ON A L’IMPRESSION QUE TU COUPES AVEC UNE FACILITÉ DÉCONCERTANTE DES PANS ENTIERS DE TA VIE. TU FAIS COMMENT ?
Je suis capable de couper avec le passé d’une force qui m’étonne moi même. Professionnellement, personnellement, émotionnellement. J’ai quand même eu pas mal de galères. Et j’ai appris une chose : quand ça marche, c’est mortel, quand ça marche pas, ben, tant pis. Tu vas au bout et tu passes à autre chose. Sinon, sur un film comme Babylon A.D, j’aurais eu des envies de meurtres. On te vole quand même deux ans de ta vie… Les gens que j’ai pu aider dans la rue, je leur ai toujours dit : « Les gars, je suis pas votre copain. Je vous aide et on a chacun notre vie. » Si tu ne te blindes pas, tu traînes des casseroles avec des drames familiaux. Obligé, tu te blindes.

MAIS SI TU TE BLINDES TROP, TU N’ES PLUS PERMÉABLE À RIEN.
On parle tout le temps de ça avec Augustin Legrand. Lui s’est mis dans une situation précaire, en mettant sa carrière d’acteur en péril, parce qu’on l’identifie plus comme militant, désormais, alors que c’est un superbe acteur. Mais si t’arrives pas à payer ton loyer, comment tu vas aider les autres ?

DANS CE CAS PRÉCIS, LA DISTORSION NTRE L’IMPRESSION MÉDIATIQUE AU MOMENT DES TENTES SUR LE CANAL SAINT-MARTIN ET CE QU’ON RESSENT EN VOYANT LE FILM EST HALLUCINANTE.
Le seul but d’Augustin, c’est de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. On est humains, regardez-nous quand vous passez près de nous. Pouvoir dire : « Salut, Ghislaine », c’est déjà très différent. On a tous dans notre entourage des gens qui sont à deux doigts… Il suffit d’être en retard d’un loyer et c’est dingue la vitesse avec laquelle les problèmes s’empilent. Il y a des gens dans la rue simplement parce qu’ils ont perdu leur permis. T’es VRP, tu perds ton permis, t’es viré… T’es au bord de la dépression sans le savoir, déjà que ça n’allait pas trop avec ta femme, elle te quitte, elle a un cancer… La rue est juste en bas de chez toi. Il y a ce mec qu’on a rencontré, 40 ans, tu vois qu’il pourrait s’en sortir, bosser… Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Sa femme et sa fille ont été renversées par un chauffard.

TU COMPRENDS QUE LES GENS TE REPROCHENT DE DÉBINER TES PROPRES FILMS ?
J’aime bien assumer en public. Autant je suis très sûr de moi dans la façon dont je veux mener ma vie, autant je ne le suis pas vis-à-vis de mon travail.

MOI, JE PENSE SURTOUT QUE CE GENRE D’AUTOCRITIQUE EST UNE FAÇON DE NE PAS ASSUMER TES ÉCHECS…
C’est vrai que c’est une façon de bloquer tout le monde. Avant qu’on puisse me faire une critique, je dis : « Ouais ouais, je suis au courant. » C’est peut-être une façon de me défausser de mes propres incapacités. Mais je préfère être respecté comme un mec honnête. Et puis, j’en ai ras-le-bol d’entendre les mecs en promo t’expliquer que le tournage était génial, que tout le monde s’est super bien entendu. Je ne vois pas l’intérêt. Moi, je préfère qu’on me dise ce qui s’est vraiment passé.

SUR «BABYLON A.D», QU’EST-CE QUI S’EST VRAIMENT PASSÉ ?
Il s’est passé qu’Alain Goldman (le producteur) n’a pas fait son travail. Il n’était jamais là, il ne savait rien, il tenait des propos pour se défausser genre : « C’est pas grave, les assurances paieront. » J’étais seul, sans aucun soutien ! Et dès le premier jour, les mecs de la Fox (qui finance et distribue le film aux Etats Unis NDLR) m’ont interdit de tour ner une scène, juste pour me casser.

AU BOUT DE QUELQUES SEMAINES, LE «COMPLETION BOUND» (L’ASSUREUR GARANT DU FILM NDLR) A REPRIS LE CONTRÔLE DU FILM…
Ils ont écarté Alain. Je vivais un tel enfer au quotidien que j’ai dit : « Virez-moi aussi ! » J’attends Vin Diesel trois heures par jour minimum, parfois six ! Personne ne va le chercher dans sa caravane. Je lui dis : « Vin, viens, on fait ce plan, on va pas prendre un cascadeur pour ça », avant de réaliser qu’il n’est juste pas le mec qu’il dit qu’il est… Mais bon, lui, je ne lui en veux même pas. Les assureurs se sont donnés une semaine pour jauger la situation. Après, ils m’ont dit : « On ne sait pas comment t’as tenu. » Ils avaient jamais vu ça, alors qu’ils assurent des films à hauteur de quatre milliards de dollars chaque année ! A la fin, on se bourrait la gueule ensemble.

LE RÉSULTAT, C’EST DU TEMPS PERDU ?
Faut être cartésien. Si je dis : « Je regrette », qu’est-ce que ça signi fie ? Si mon but avait été de rouler en Ferrari à 40 ans ou d’aller me faire sucer la bite à la télé, c’est raté. Mais mon but, c’était de faire des films, j’en fais et, quoi qu’on en pense, ils restent différents. Je ne vais pas dire que j’ai raté ma carrière US parce que, de toute façon, une carrière US dans ces termes-là, je n’en ai jamais voulu.

QUAND TU VOIS DES MECS QUE TU AS CONNUS JEUNES JOUER LE JEU, FAIRE DES SOURIRES, ÇA TE FAIT MARRER ?
Tu parles de Vincent Cassel, là ?

EUH, PAS FORCÉMENT, MAIS J’EN AURAIS PARLÉ À UN MOMENT OU UN AUTRE…
Bon.

CETTE HISTOIRE DE BAGARRE DEVANT UNE BOÎTE À CANNES, C’EST COMME LE RESTE, TU EN SORS PERDANT. ON SE DIT: «KASSO LE LOSER FACE À LA STAR CASSEL.»
Normal. La tête à claques, le casse-couilles, c’est moi. Et c’est moi qui essayais d’aller dans une soirée. Remarque, ça n’aurait rien changé… Mais il faut comprendre que c’est un comédien qui fait son travail. Il n’a rien à dire, et il ne dit rien. Alors, évidemment, il est marié à une top model, ça fait plaisir aux gens. Ce qui me gonfle dans ce truc de Vincent, c’est que je ne veux pas être vu comme ça. Je vais à Cannes pour travailler, pas pour faire la fête. Et je suis pas un bagarreur.

LE FOND DE VOTRE BORDEL, N’EST-CE PAS JUSTEMENT LE FAIT QU’IL NE SUPPORTE PAS QUE TU LE REGARDES DE TRAVERS EN LE JUGEANT COMME S’IL AVAIT TRAHI ?
Non, on s’engueule pour des trucs très, très perso, on a quand même une histoire de quinze ans ensemble. Ce qui est sûr, c’est que tout à coup, ce mec-là, je n’aime pas sa façon de vivre le truc. De son côté, il doit dire : « Regarde Mathieu, il a vendu son cul, tout raté et maintenant il revient en faisant le méchant. » Mais je m’en bats les steaks.

C’EST IMPORTANT POUR TOI DE RESTER AVEC LA MÊME RAGE, LE MÊME ENGAGEMENT ?
Dès qu’un mec réussit un peu, il se calme. Moi, je suis entouré de gens qui ne me permettent pas de me calmer. Je parlais des bavures policières il y a quinze ans, parce que j’en ai été victime ou que des amis à moi en ont été victimes et que je suis convaincu qu’il est essentiel que les gardiens de la paix soient exemplaires. Depuis, un ministre de l’Intérieur est devenu président après avoir réussi à faire se soulever des centaines de cités, avec des milliers de bagnoles brûlées et il y a toujours la même incompré hension vis-à-vis de cette jeunesse. Tu crois que tu peux tourner un film là-dessus une fois et puis c’est tout ? Non, quand on fait un film comme la Haine, c’est un engagement à vie.

C’EST POUR ÇA QUE TU AVAIS OUVERT TON BLOG PENDANT LES ÉMEUTES DE 2005. POURQUOI L’AVOIR FERMÉ ?
Là, je me suis retrouvé avec une réponse de Sarko, puis des menaces de mort de mecs du Front national. C’est cool, je veux bien rentrer dans ce jeu-là. Mais c’est aussi un travail énorme, et si je dis en direct ce que j’ai à dire, ça va être des choses extrêmes, nommer des gens et me mettre dans une merde royale sur des sujets que je ne maîtrise pas forcément. A un moment, faut arrêter de se tirer une balle dans le pied.

«LA HAINE», ÇA VOULAIT AUSSI DIRE QUE TU L’AVAIS. C’EST TOUJOURS LE CAS ?
Ouais. Je suis quelqu’un de fâché. Fâché contre des trucs qui sont devenus comme une pieuvre dont les bras ne cessent de repousser à mesure que tu les coupes. Moi, je ne suis pas très intelligent, pas cultivé, pas très bon orateur. Mais cette rage là, c’est un truc sain. Quand tu vois un mec comme Bigard, qui dit une fois dans sa vie un truc intéressant (il a affirmé que « C’est un missile américain qui a touché le Pentagone » le 11 septembre 2001 NDLR) et qui se retrouve à devoir s’excuser deux jours après, comme si on était aux Etats-Unis… Tu imagines la pression qu’il a dû subir pour faire son communiqué ?

QU’EST-CE QUE TU RACONTES ?
Je dis juste qu’on ne peut pas avaler cette journée du 11 septembre comme on nous la donne. Ça ne veut pas dire que je crois à un complot ou je ne sais quoi. Mais il faut garder les yeux ouverts et ne pas tout avaler.

TU AS CONSCIENCE QUE C’EST LE MODE DE RAISONNEMENT DES RÉVISIONNISTES ?
Se poser des questions, essayer de comprendre sans préjuger des réponses, pour moi, c’est le contraire du révisionnisme, qui ne cherche qu’à nier les faits. Moi, je cherche à les comprendre.

ON EST DEVANT L’AFFICHE D’«ASSASSIN(S)», C’ÉTAIT IL Y A PLUS DE DIX ANS. ET JE NE PEUX PAS M’EMPÊCHER DE PENSER QUE LE CLIP DE KERY JAMES QUE TU VIENS DE ME MONTRER EST LE PREMIER VRAI FILM DE KASSOVITZ QUE J’AI VU DEPUIS. FLAIR TECHNIQUE, IMAGERIE, RYTHME, C’EST TOI.
Oui, mais Babylon devait être ça, aussi. C’est facile pour moi de faire ce clip, parce que le morceau coule tout seul et que ses mots ont un sens. C’est facile pour moi de faire un film sur la rue. Mais j’ai envie d’aller ail leurs, donc je me casse la gueule. Série B d’horreur, thriller policier, gros budget SF, tu ne peux pas essayer tout ça et être nickel à chaque fois. Quand on te propose les Rivières pourpres, d’aller tourner sur un glacier avec les meilleurs pilotes d’hélico du monde, de créer des avalanches, de descendre à ski avec l’équipe à la nuit tombée, tu dis non ?

JE NE SAIS PAS MAIS QUAND TU DIS QUE FAIRE «LA HAINE» OU «ASSASSIN(S)», C’EST UN ENGAGEMENT À VIE, TU PARLES DE LEURS PROPOS, ALORS QUE BEAUCOUP DE GENS AIMERAIENT QUE TU PARLES AUSSI DE LEUR ÉNERGIE ESTHÉTIQUE.
C’est aussi pour ça que je fais mon autocritique sur les Rivières pourpres ou Babylon.

ÇA NE REMPLACE PAS LES BONS FILMS…
Mais je ne peux pas garantir les bons films. Je peux garantir de mener ma barque du mieux que je peux. Alors j’ai dit : « Laissez-moi dix ans. » Maintenant, tu peux considérer que ça y est, dix ans ont passé, et faire le constat que je suis fichu.

LA REFORMATION DE NTM, ÇA TE DIT QUELQUE CHOSE ?
Tu ne peux pas les critiquer d’avoir à payer leurs impôts. Et il paraît que le concert est génial. Mais bon, c’est dommage, aussi, parce que c’était beau, cette intransigeance.

L’INTRANSIGEANCE, TU LA METTAIS OÙ QUAND TU FAISAIS LA PUB LANCÔME ?
C’était incroyable ce truc, non ? Venir me chercher moi, pour faire le mannequin pour une pub de parfum… Ils m’ont offert un chèque que je ne pouvais pas refuser. Si je vis à Vincennes aujourd’hui, c’est grâce à eux, sinon je serais vraiment dans la merde. Et puis, un truc m’a plu. Pas loin de chez moi, un mec avait écrit sous l’affiche : « Toute société a la pub qu’elle mérite. » Parfait. Le mec de la Haine fait des pubs pour parfum, c’est normal que ça énerve.

FAUT CROIRE QUE CE N’ÉTAIT PAS LE MEC DE «LA HAINE»…
Non, c’était Nino Quincampoix ! (son personnage dans Amélie Poulain NDLR). C’est ce que m’ont dit les mecs de Lancôme. Puis ils m’ont fait venir au Trophée Lancôme, ont compris que j’avais rien à y foutre et n’ont pas renouvelé mon contrat.

DOMMAGE ?
Si c’était pour gagner de l’argent que je faisais ce métier… Tu sais, je mets ma maison en hypothèque pour tenir la boîte, parce qu’on pense tous que Johnny Mad Dog est un film super important. Le salaire de Munich, il est allé dans Johnny Mad Dog. Peut-être qu’on sera un jour obligés de fermer… Mais ça doit marcher, ou alors ça veut dire qu’on est tous des abrutis, ce qui est une grosse possibilité. L’autre possibilité, c’est que si on baisse les bras, personne ne fera ces films-là à notre place.

LE PROCHAIN QUE TU RÉALISES, «L’ORDRE ET LA MORALE», SUR L’ASSAUT DE LA GROTTE D’OUVÉA…
Tu vois, ça, c’est des films diffi ciles à monter, sur des événements importants. Tu montres ça aux finan ceurs, ils font : « Pffffff… » Faire une comédie ou faire un film sur des Noirs massacrés dont tout le monde se fout, à ton avis ils vont choisir quoi ? Les mecs, ils ont pas besoin de ce genre de problème. Mais si je ne le fais pas, moi, personne le fera.

TOUT À L’HEURE, JE T’AI ENTENDU T’ENGUEULER AVEC UNE REPRÉSENTANTE D’ASSOCIATION KANAK…
C’est normal qu’elle se méfie. En Nouvelle-Calédonie, il y a un système coutumier, qui passe par des chefferies. C’est comme quand tu fais la Haine, faut arriver des mois à l’avance, entrer en contact, prouver tes intentions. Ça fait sept ans qu’on travaille avec les Kanaks, dans une volonté de respect, pour être dans la transparence.

CE SERA LE RETOUR DU VRAI KASSOVITZ, ALORS ?
On est tous des êtres complexes. J’ai une façade, on croit me connaître, mais personne ne sait par exemple quels sont mes goûts sexuels, ni les tiens, on ne sait pas ce que font les gens dans leur chambre. Les gens linéaires, ce sont des robots. Plus je me mets en péril dans ce que je fais ou dans les discours que je tiens, plus je suis en vie. Je dors bien la nuit, crois-moi. Mais le matin, quand je me réveille, je suis déjà en guerre.

ENTRETIEN LÉO HADDAD