L’EXTREME DROITE BLACK BLANC BEUR

Paru dans le numéro 126 deTechnikart – 23/09/2008

DIEUDONNÉ, ALAIN SORAL, FARID SMAHI ET LES AUTRES Le Front national serParu dans le numéro 126 deTechnikart – 23/09/2008ait en train de muer. Jadis xénophobe, il s’ouvre peu à peu aux Français issus de l’immigration, jusqu’à en faire une tour de Babel peuplée de freaks improbables. «Technikart» est allé à leur rencontre pour comprendre ce drôle de boxon.

Théâtre de la Main d’Or, vendredi 5 septembre, 20h00. Le public s’entasse pour voir le dernier spectacle de Dieudonné, J’ai fait l’con. C’est plein tous les soirs depuis qu’on a appris, mi-juillet, que Jean-Marie Le Pen était le parrain de la fille de l’humoriste. En 2008, s’afficher avec Le Pen amuse et attire. Il faut dire que le parti a tout fait pour ça : exit la bonne vieille raciologie 80’s d’Occident, les diatribes sur « l’islamisation de la France » ou les hordes d’envahisseurs immigrés. Aujourd’hui, sous l’impulsion de Marine Le Pen, le FN célèbre toutes les « différences », défend les opprimés de Palestine ou d’Irak au nom de l’antisionisme. Le père de Marine s’est même mis à draguer ouvertement l’électorat issu de l’immigration pendant la campagne de 2007.

Ainsi relooké, le FN a pu croiser la route d’un Dieudonné en pleine radicalisation et c’est son petit théâtre de 200 places, situé dans le XI e arrondissement de Paris, qui tient lieu de laboratoire du rapprochement. On peut par exemple y entendre Alain Soral prêcher l’alliance entre les « z’y va » et les « prolos », sous le regard approbateur de Jany Le Pen et les caméras du site La banlieue s’exprime (labanlieuesexprime.org) d’Ahmed Moualek. L’alliance de la carpe et du lapin ? Bigre.

 

APPROCHER LA BANLIEUE
Ce soir, nous avons rendez-vous porte de Saint-Cloud chez l’incarnation même de cet engagement schizo : Farid Smahi, apparatchik FN de confession musulmane. « Je ne vous retiens pas à dîner, je fais le ramadan ! », s’amuse-t-il en nous recevant dans son appartement cossu. Dans l’immeuble, tout le monde connaît cet éducateur sportif de 47 ans, membre du bureau politique du parti et ancien conseiller régional. « Vous voyez, ça se passe très bien. Par exemple, cette dernière personne qui m’a salué est de confession juive, comme le médecin du dessous, ça ne me pose aucun problème. » Entouré de bibelots d’art africain, Farid Smahi évoque son père ancien combattant touareg, explique comment, depuis une quinzaine d’années, il est l’un des principaux artisans du rapprochement entre Le Pen et la banlieue.
Partie prenante de la marche des Beurs de 1983, Farid avoue être venu au FN en constatant que la lutte antiraciste avait été confisquée « par des intérêts politiques socialistes et, surtout, communautaires » (SOS Racisme, LICRA, CRIF). Imprégné de la vulgate lepéniste standard, il tente de nous convaincre que l’image d’un parti raciste a été construite de toutes pièces par la gauche, avec de fausses profanations de cimetières par exemple, « manipulations parfaitement bien dirigées par un lobby très puissant pour créer l’antisémitisme en France ».

«EMMERDER LE SYSTÈME»
Ainsi le FN serait la seule voie pour les Français issus de l’immigration, à condition de pas être trop à cheval sur leur religion, leur double nationalité éventuelle, et en changeant de nom au besoin. Et si un tel discours a échoué en banlieue à la présidentielle de 2007, ça n’a sans doute rien à voir avec les trente ans de rhétorique anti-immigrés et autre dénonciation de l’« islamisation de la France » du parti dont Farid Smahi est si fier, mais plutôt à cause des « instituteurs qui fabriquent des petits trotskistes qu’on dresse contre Le Pen ». Alors, combien de Français issus de l’immigration à être encartés au FN ? Farid, qui tient cette comptabilité, hésite, attend qu’on lui souffle un chiffre. Peu, donc, probablement moins d’un millier. Mais l’essentiel n’est pas là.
Direction le théâtre de la Main d’Or où Ahmed Moualek, ami de Dieudonné, nous confirme qu’il n’est pas encarté et a « du mal avec le FN ». Pourtant, le créateur du site La banlieue s’exprime a appelé à un « vote révolutionnaire » pour Le Pen en 2007 avec d’autres (voir Technikart n°110). Juste pour « emmerder le système » qui aurait fait croire aux jeunes de banlieue que Le Pen était le diable ? « Moi, je sais que Jean-Marie Le Pen n’est pas raciste. Sa position est politique, c’est un créneau qu’on lui a donné, c’est le PS qui a créé le FN. » La banlieue s’exprime revendique entre 6 000 et 7 000 connexions par jour, avec des pointes de quelques dizaines de milliers à la moindre polémique.

HARO SUR AMARA
Ouvreur à la Main d’Or, Ahmed Moualek filme et diffuse des interviews de Dieudonné, d’Alain Soral ou même de Jean-Marie Le Pen en 2007. Mais n’allez pas faire de lui un antisémite. Non, mieux vaut l’écouter : « Ce qui me pose problème, c’est que Sarkozy, avec ses origines juives, il a une tendance a être plus juif que les Juifs israéliens. » Sa détestation sans limites de Sarkozy déteint même sur les ministres issus de l’immigration, comme Fadela Amara : « Elle sait tellement pas parler, elle se donne un genre banlieue wesh wesh, j’ai honte pour le gouvernement français. » A-t-il conscience d’être utilisé par le FN comme relais dans sa quête du vote immigré ? Oui, et il le revendique, car « le Gaulois, aujourd’hui, il y a des choses qu’il peut plus dire ». Et puis, au fond, « tout le monde est piloté » et les forces occultes qui gouvernent le monde sont à l’œuvre partout, de la France à la Géorgie, entraînées et armées par les « douaniers planétaires » israéliens.
Il est 20h30, le bar du théâtre se remplit d’un public ravi de voir Dieudo en vrai. Ahmed s’apprête à aller ouvrir pour le spectacle, comme tous les soirs. Une fois celui-ci terminé, impossible de parler à l’humoriste, trop occupé à signer des autographes. Nous reviendrons, après avoir pris rendez-vous.

UN PARRAINAGE À 50 000 €
Quelques jours plus tard, les traits tirés, l’humoriste paraît à la fois tendu et blasé. A peine abordons-nous le choix de Jean-Marie Le Pen comme parrain de sa fille (voir ci-dessous) qu’il jette : « J’ai un Zénith à lancer, moi ! » (le 26 décembre). Comprendre : d’accord pour effaroucher le bourgeois avec un vieux pote borgne d’Algérie, mais pas au point de faire fuir le public pour mon spectacle. Dieudonné esquive, parle d’« une rumeur », se félicite du « parfum d’interdit » qui entoure son one-man show, fait mine de s’étonner qu’on l’interroge autant sur cet épisode : « J’ai l’impression qu’on aimerait bien, que ce serait croustillant, vendeur, que je me rapproche un peu plus de Le Pen. » Vendeur, sans doute, puisqu’il a lui-même estimé, sur le site des Ogres (voir Technikart n°98), que ce « coup de pub » équivalait à 50 000 € de promo.
Pas de coming out FN officiel, donc. Et puis « Le Pen est à un âge où il a eu un peu envie de s’amuser, lui aussi ». Juste un truc marrant ? Pas vraiment. Dès que Dieudonné raisonne, on note que ses points d’accord avec la vision du monde de Le Pen sont, comme chez Moualek ou Smahi, nombreux et profonds.

UN «BON» LE PEN ?
Sans rire, l’humoriste se considère plutôt d’extrême gauche, « im migrationniste » même. Mais il nous fait quand même le coup classique de l’ « UMPS » : en haut, ils sont tous pourris. Et puis, malgré la préférence nationale, il y a un sujet qui montre que Le Pen a changé. Un sujet qui donne envie à Dieudonné – qui se dit aussi sérieusement de culture chrétienne – de « demander pardon » à Le Pen pour avoir vu en lui le diable : « Le seul homme politique à avoir dénoncé le système Béké (le nom des descendants d’esclavagistes – NDLR) des Antilles, c’est Le Pen ! Il faut savoir que ces gars-là représentent 1% de la population et possèdent 95% des terres. »
Si Dieudo nous suggère qu’un « non-descendant d’esclaves » comme nous ne saurait évidemment saisir l’ampleur de ce crime, on note aussi qu’il est bien pratique lorsqu’il permet, une fois accolé à une vision mal digérée de la « Françafrique » (politique inégalitaire entre la France et l’Afrique typique de la Ve République) de distinguer deux FN : le mauvais, raciste et anti-immigration, et le bon, dirigé par l’homme politique le moins raciste de France. « Je suis choqué quand j’entends dire que Le Pen est un raciste. Mais De Gaulle est un raciste, Mitterrand, Chirac, Sarkozy sont des racistes ! », s’enflamme le show-man. Tous pillards de l’Afrique, tous payés, tous co-inventeurs de l’esclavage.

SORAL ET LE «NATIONALISME SOFT»
Confondant naïvement domination économique et esclavage, Dieudonné parle de l’intérieur d’un univers peuplé de races, et le rire qu’il déclenche sur les stéréotypes raciaux les reconduit plus qu’il ne les combat (voir encadré). Et quand la race n’est pas le moteur de l’histoire, c’est le complot qui s’y colle, comme le boycottage « communautaire » de ses spectacles ou encore le truquage bushiste de l’élection de 2007 par le moyen du vote électronique.
Cette petite idéologie combinant tant bien que mal les argumentaires délirants des Ogres et ceux du FN doit également beaucoup aux constructions d’Alain Soral. Ce dragueur touche-à-tout, mi-traveller mi-sociologue, successivement déçu par le communisme et par Chevènement, est en ce moment débordé. Depuis deux ans, il est de tous les colloques frontistes. D’abord séduit par le style de Le Pen au milieu des années 80, davantage gêné par son libéralisme économique de l’époque que par ses dérapages, il se dirige finalement vers le Front en « déçu de la gauche sociale ». Comme Valéry, il pense que l’auteur n’est d’aucune utilité pour comprendre le sens d’un texte, et affirme que Georges Marchais disait en 1981 exactement les mêmes choses que Le Pen aujourd’hui.

DEUX «INSOUMIS BRETONS»
En interne, évidemment, on ne l’aime pas toujours, on l’accuse d’être trop à gauche : « Au Front, je ne suis mal vu que par les libéraux-droitards et quelques racialistes, souvent la main dans la main dans leur désir de soumission à un atlanto-sionisme justifié par la “solidarité du monde blanc face aux bougnoules”. » Avec Marine Le Pen, ils ont réorienté le FN vers un nationalisme soft en façade. Du pain béni pour Sarkozy en 2007.
Le parrainage de la fille de Dieudonné ? La farce de deux « insoumis bretons » mais aussi un « geste de compassion envers ces autres persécutés de l’esprit que sont les catholiques anti-Vatican II, cette droite des valeurs que Dieudonné a longtemps insultée ». Soral y voit, avec réjouissance, un signe de plus de la grande alliance des parias – cathos tradi et islamistes intégristes – menée par une bourgeoisie culturelle et non plus financière. C’est Dieudo qui nous le dit à la fin de son spectacle : « Je m’adresse à des êtres éclairés, je n’ai jamais le sentiment de m’adresser à des imbéciles. » C’est peut-être ça qui fout le plus la pétoche.

JOSSELIN BORDAT