L’HÉRO EST DANS LE PRÉ

Paru dans le numéro 138 de Technikart – 30/11/2009

SUR LA ROUTE _HÉROÏNOMANES EN HAUTE-SAÔNE
En Haute-Saône, entre Ve soul et la campagne, il n’y a rien à faire. Ou presque. Des très jeunes tapent et dealent de l’héroïne, parfois en famille, comme d’autres des pains au chocolat. Notre reportage au milieu de nulle part.

C’est la maison rose, la première du village d’Augicourt, 178 habitants, Haute-Saône. Autour, un décor au calme inquiétant : 43 habitants au km 2 , des fermes, des champs et des forêts humides noyés sous des nuages de brume. Depuis un an, les voisins remarquaient bien les allées et venues incessantes. « Cannabis », se sont-ils dit quand les gendarmes leur ont demandé de relever les plaques des voitures qui défilaient. Depuis, il y a eu la perquisition, les chiens, le procès, la télé locale. La maison rose reste maintenant les volets clos, elle sera bientôt vendue.

Ils se sont fait prendre vers Thionville, de retour d’un de leurs réguliers trajets Maastricht-Augicourt : un peu d’herbe, un peu de coke, et 936 grammes d’héro planqués sous le tableau de bord. Johan, 20 ans, part en garde à vue, il ne remettra plus les pieds chez lui. Les douaniers ont tapé au hasard, mais la gendarmerie préparait depuis plusieurs mois le démantèlement du « réseau de Jussey ». L’arrestation précipite l’opération prévue quelques jours plus tard : le lendemain, les gendarmes perquisitionnent la maison rose, embarquent Nathalie F., la mère de Johan, le beau-père Daniel F., et Dimitri, le copain de la fille, devenu « le gendre » dans l’affaire. Comparution immédiate pour tout le monde, puis direction la prison – 3 ans fermes pour les jeunes, 5 ans pour le beau-père, 18 mois pour Nathalie. Un trafic en famille estimé entre 15 et 20 kilos d’héroïne sur presque deux ans.

 

LA DOPE PLANQUÉE DANS LA FORÊT
Ça a commencé avec Johan et « le gendre », tombés très jeunes dans l’héroïne. Il faut bien payer sa dose, alors ils commencent à trafiquer un peu. Les parents les voient avec des petits billets dans les poches. Nathalie, la mère, sort d’une maladie grave. Elle et Daniel sont au chômage depuis l’incendie de la scierie qui les employait. Ils commencent par injecter un peu d’argent dans les convois que font les enfants à Maastricht. « Ils avaient accumulé les dettes, ils ont voulu faire de l’argent facilement, et ça a marché, sans qu’ils soient devenus richissimes. Ça les aidait à mieux vivre, ça a été un engrenage », raconte leur avocate Me Lavallée.
L’argent et la drogue, ils les planquaient dans la forêt à quelques centaines de mètres de là, dans une cache creusée au pied d’un arbre qu’on reconnaît à la boule de pétanque jaune. Peut-être ailleurs aussi, mais la battue n’a rien donné. Dans le village, ils ne fréquentent pas les autres. Pour qu’ils ouvrent la porte aux voisins, il faut téléphoner d’abord. Leur bénéfice est estimé à moins de 100 000 € même si, autour, on parle surtout des « écrans plats dans chaque pièce, pas un de moins d’un mètre », et du mariage de Nathalie et Daniel, à la salle des fêtes, 11 € le repas pour 60 invités, ou 60 € pour une centaine d’invités, on ne sait plus trop.

«SURVEILLEZ MONSIEUR JOSEPH N.»
Pour le procureur, ce sont les parents, les « cerveaux » de l’affaire. A l’audience, pourtant, Nathalie tremblait de peur. « On était à deux doigts de faire intervenir un médecin, raconte l’avocate. Elle était terrifiée. Ils n’ont pas conscience de ce qu’ils encourent. » Des peines lourdes en l’occurrence, « pour marquer le coup, selon Maître Lavallée. On a plus de chance de marquer les esprits en campagne qu’à la ville ».
A la gendarmerie de Vesoul, on commence à s’habituer à ce genre d’affaires : c’est la dixième en trois ans sur le secteur de Jussey et Port-sur-Saône – qui couvre à peine 15% du département. « Il y a dix ans, il n’y avait pratiquement pas d’héroïne, explique l’adjudant chef Eric Poinsel. En 2005, il y a eu une explosion. Mais c’est la première fois qu’on a un couple qui ne touchait pas aux stupéfiants. En général, c’est des consommateurs qui montent et qui revendent pour payer leurs doses. Là, c’est des vrais trafiquants. » Des micro-réseaux, vite récupérés, vite démantelés, en général grâce aux dénonciations des consommateurs, suivies d’une enquête : écoutes, planques et filatures, pas toujours évidentes en rase campagne.
Un certain Joseph N. travaillait pour la famille. Quand il a décidé de se mettre à son compte, le gendre est allé déposer une lettre de dénonciation anonyme à la gendarmerie : « Surveillez monsieur Joseph N. » Raté : quand il se fait arrêter en mars, Joseph sait bien d’où vient la lettre et balance à son tour la famille. « Ils se dénoncent entre eux parce qu’ils veulent reprendre les marchés. La lettre était bourrée de fautes d’orthographe et il l’a déposée lui-même ! C’est le folklore local, c’est un peu les Pieds Nickelés », s’amuse le procureur de Vesoul, Jean-François Parietti.

233% DE SAISIES EN PLUS
On est loin de la mythologie du junkie urbain qui se fixe dans une cage d’escalier, loin des « zones de non droit », loin de tout, d’ailleurs. Dans ces campagnes reculées où l’on s’ennuie ferme, l’héroïne s’infiltre tranquillement. Plutôt sniffée ou fumée, chez les uns et les autres, au travail, sur les chantiers, à l’usine. En France, entre janvier et septembre 2008, les gendarmes ont mis la main sur 148 kilos d’héroïne, soit 233 % de plus que l’année précédente. Et le prix du gramme a considérablement baissé ces dernières années.
« L’héroïne supplante le cannabis dans la région, on le sait, explique le procureur. Chaque fois qu’on fait des opérations, on tombe sur de l’héroïne, pas sur du cannabis. Pareil pour les douanes. » Depuis Vesoul, il faut moins de cinq heures pour rejoindre Maastricht. Là-bas, il suffit de tourner cinq minutes avec sa voiture immatriculée en France pour se faire alpaguer par des rabatteurs. 6 € le gramme de brown ou de blanche, très coupée, revendue 40 € en moyenne. Dans les “petits pays” où tout le monde se connaît, la circulation va très vite.

«NI VU NI CONNU»
Du côté des gendarmes, on hasarde l’explication des raves. En réalité, les teufeurs n’aiment pas les junkies. « Dans une rave, on vend un gramme si on a de la chance », explique un revendeur. Les jeunes racontent plutôt l’absence de tout. Benoît a 23 ans, il est façadier-platrier. Il était le voisin de cellule des jeunes de la famille F., qu’il connaissait déjà, parce que « dans le milieu de la came, on se connaît tous ». « Justement, y a rien, c’est ça qui pousse à prendre de l’héro, nous explique-t-il. On est à la maison, on se fait chier, on a un peu de fric et on sait pas quoi en faire. Du kart, ça va coûter le prix d’un gramme, et un gramme, ça fait tout l’après-midi. Ou alors aller au bar, mais au bar, on voit les anciens tous les soirs fins ronds, ça fait pas envie. »
Benoît s’amuse de nos questions : « T’as quel âge ? 29 ?, nous demande-t-il. Ben, tu sais bien comment c’est… » Il a passé « deux étés dehors depuis ses 17 ans ». Les autres, il était enfermé à la prison de Vesoul, pour des larcins divers. Il a commencé au lycée par du Subutex, qu’il s’injecte un jour parce qu’il reste une seringue dans la Steribox d’un type qu’il connaît. Aujourd’hui, même son frère de 15 ans a déjà fait une « petite OD » de Buprénorphine. « Dans les campagnes en Haute-Saône, l’héro investit tout, explique-t-il. Quand je faisais le chantier de l’église de Lure, ça “tapait” dans la sacristie. C’est pour dire : c’est plus tabou, il y en a partout. Le bédo s’est fait étouffer par l’héroïne. C’est plus facile. Le shit, c’est 10 € le gramme, l’héroïne, 30, mais on est plus détendu, et ça se voit moins. Un joint, t’as les yeux rouges, ça va se sentir, alors qu’un rail, c’est ni vu ni connu. » A l’Escale, le centre de soins aux toxicomanes de Vesoul, on voit passer des jeunes, mais aussi des gens installés, des cadres. Benoît le sait bien : « Dans toutes les rues, quand je passe devant les portes, je rigole : “Là, y en a un, là, y en a un !” Tous ! Ils sont tous dedans ! »

UN KILO = UNE SEMAINE
Rendez-vous chez David, 20 ans. Il était dans la voiture avec Johan le jour de l’arrestation à la douane. Au téléphone, il nous indique la petite maison « celle au crépi tout neuf » où il vit avec sa famille. Lui ne peut pas sortir, il est « sous bracelet ». Condamné à huit mois, il a pu aménager sa peine grâce à un petit boulot offert par le voisin agriculteur. Son histoire ressemble à celle des autres jeunes camés du coin. Un bac STI raté deux fois, un été sans boulot, l’héro jamais bien loin, et ça commence comme ça, avec « la pauvre trace une fois par semaine, et puis deux fois, et puis deux traces, et ça continue, jusqu’à plus rien faire d’autre de ses journées. J’ai réussi à faire cette connerie-là. » En six mois, David tournait à six grammes par jour et commençait lui aussi à revendre pour payer sa conso. Les clients, même ici, sont faciles à trouver : « Il y a beaucoup, beaucoup de camés en Haute-Saône. Un kilo, ça nous faisait une semaine, à vendre et à consommer. Dans tous les villages du coin, il y a au moins un consommateur. » Dans sa chambre au premier, un bordel d’adolescent et des flacons de méthadone qui traînent, entre clopes et console de jeu. Il raconte Maastricht, les dealers « sympas qui paient le McDo ». C’était seulement la deuxième fois qu’il montait. D’habitude, il passait par « le gendre » : « Tout le monde lui donnait un peu, récupérait sa part et revendait un peu plus cher. »

«CHAQUE FAMILLE A SON DROGUÉ»
Les parents de David font les trois-huit dans une usine de cercueils du coin. Horaires : 4h00-midi. Pas si mal, selon la mère de David. Quand on l’a appelée pour lui dire que son fils était en garde à vue, elle est tombée des nues : « Le lendemain, ils étaient là avec les chiens. Ils ne répondaient pas aux questions, on ne savait rien. On l’a mis en prison directement. Je vous explique pas ce que ça peut faire pour des parents. Y en a plein qui nous disent : “Mais t’as rien vu ?” Je leur dis : “Mais tu sais ce que c’est que de l’héroïne, toi ? On sait pas ce que c’est ! Moi, je n’ai jamais connu ça.” » A Augicourt, à Jussey, à Luxeuilles-Bains, on n’a jamais appris à se méfier de la drogue. Mais, depuis la succession des affaires, les langues se délient. « Maintenant qu’on en parle, on se rend compte que chaque famille a son drogué », constate la mère. Depuis qu’il est sorti de prison, David s’est trouvé une copine qui vit « loin, dans les Vosges ». Quand il n’aura plus son bracelet, il ira habiter chez elle : « Ici, c’est nul quand même. J’ai toujours voulu me barrer un peu, pour le principe, aller quelque part où il y a plus de travail, faire un peu d’argent, profiter un peu. Mais on reviendra, c’est toujours pareil : on est bien chez nous. »

«L’HÉROÏNE, DE PLUS EN PLUS DISPONIBLE»
Le Dr Agnès Cadet-Taïrou, responsable du TREND (tendances récentes et nouvelles drogues) à l’OFDT (observatoire français des drogues et des toxicomanies, ouf), analyse la percée de l’héro à la campagne.
PEUT-ON PARLER D’UN BOUM DE L’HÉROÏNE EN MILIEU RURAL ?
Il y a une augmentation très importante de l’offre qui favorise l’entrée de l’héroïne un peu partout. Une des caractéristiques actuelles de l’usage de drogue, c’est la diffusion dans des populations de plus en plus diverses et diffuses, y compris en milieu rural, mais pas seulement.
EN CE QUI CONCERNE LES CAMPAGNES, À QUOI ATTRIBUEZ-VOUS CE PHÉNOMÈNE ?
C’est une conjonction d’un certain nombre d’éléments. Ça a commencé au sein du milieu festif qui a favorisé une familiarisation progressive avec les drogues. Depuis 2005, on observe une avancée de l’héroïne dans cette mouvance, consommée en descente, pour adoucir les effets des autres stimulants. Par ailleurs, il s’agit pour la plupart de gens jeunes, qui ont une perception relativement positive de l’héroïne. Ils n’ont pas connu l’image du junkie des années 80, de la déchéance, du sida et des décès par overdose. Et beaucoup la consomment en snif, ce qui est plus rassurant: ils pensent souvent que le seul danger de l’héroïne est lié à l’injection. On constate également un autre phénomène: des gens assez précaires, expulsés des villes par le coût des logements ou le chômage, qui exportent leur usage à la campagne.
L’HÉROÏNE EST AUSSI SIMPLEMENT PLUS ACCESSIBLE QU’ELLE NE L’ÉTAIT ?
Depuis 2005 et la chute des Talibans en Afghanistan, on a vu la disponibilité de l’héroïne augmenter. Aujourd’hui, les produits en général, dont l’héroïne, sont de plus en plus accessibles partout du fait des micro-réseaux qui prennent beaucoup d’ampleur. Par exemple, des usagers qui s’organisent pour aller chercher des produits auprès de semi-grossistes dans les pays frontaliers et, s’apercevant que ça rapporte, deviennent revendeurs. Avant, il s’agissait de réseaux du grand banditisme qui n’allaient pas se disperser dans les campagnes.
ENTRETIEN V. F.

VALENTINE FAURE