La dictature du buzz

Maladie de la déconne, spirale du ricanement, obsession du clash: quand le buzz devient la culture dominante, les petites phrases deviennent énormes et les grosses couillonnades, incontournables. Des lipdubs à Stéphane Boukris, de «Oops» au «Petit Journal», on vous explique comment on en est arrivés là.

Vous en connaissez beaucoup des pays où les hommes politiques sont obligés d’inventer des polémiques bidons pour se faire entendre, où les médias sont accros à la moindre connerie sur le Net pour se faire mousser et continuer à vendre, où la théorie du complot est devenu un clip enchanté, où le remake permanent de Vidéo gag a remplacé le journal télévisé ? Ne cherchez pas trop loin, vous brûlez.
Ce n’est ni la Tomanie du Dictateur de Chaplin, ni l’Amérique décérébrée d’Idiocracy (le film culte de Mike Judge sur le QI des Américains en 2500). C’est partout où vous voulez, à partir du moment où vous avez l’Internet illimité et la cervelle qui ressemble de plus en plus à celle d’un poisson rouge. Vous trouvez qu’on exagère ?

SCANDALES PRÉCUITS
Ces dernières temps, un détenu se suicidait en prison tous les trois jours, les postes et les banques de Seine-Saint-Denis subissaient des attaques à la voiture bélier (et aux explosifs militaires) tous les cinq jours, une part des services publics basculait dans la supérette commerciale pour services financiers et un million de chômeurs s’apprêtaient à
ne plus toucher un radis en 2010. Pourtant, de quoi avons-nous parlé ? De l’injustice sécuritaire ?
Non, tout ce dont on se souvient, c’est de cette part jetable de la caravane médiatique qu’on nous a prémâchée pour nourrir des conversations de conspirateurs : la petit phrase d’Hortefeux, la mauvaise blague du site de Ségolène, le hoax coquin de Valéry Giscard d’Estaing, le lipdub des jeunes de l’UMP, les rehausseurs du président… Et le moins qu’on puisse dire, même si ça ne relève pas le niveau, c’est que c’est plutôt rigolo.
Le problème, c’est que ce qui fait le « buzz » (un terme publié 2 856 fois dans les pages de Technikart depuis 1997) n’a plus rien d’une voix annonciatrice ou d’un quelconque contre-pouvoir mais, au contraire, s’impose petit à petit comme la parole officielle d’un système médiatique tout entier tourné vers la blagounette éclair et les scandales précuits qui, au fond, ne dénoncent plus rien.

LA PENSÉE CONCEPTO-MOULÉE
« Nous sommes dans un phénomène d’addiction à la connerie », affirme sans rire le conseiller politique Romain Pigenel (voir aussi page 47). Pour ce brillant chercheur de 26 ans proche de Julien Dray (comme quoi, il en reste), le buzz est non seulement sur le point de décérébrer toute une partie de l’opinion et des médias mais agit aussi sur les politiques comme un shoot de vieux toxico. « On finit parfois par ne plus penser qu’à ça : qu’est-ce qui va faire le buzz aujourd’hui ? On est en attente de révélations permanentes. Et si on n’a pas ce genre d’infos, on est un peu en manque. »
Chez les journalistes comme chez les élus, la fascination du buzz, la maladie du pitch, mais aussi la spirale de la déconne et de l’accroche qui fait mouche (un sport national), confine à une névrose cyclique (voir encadré) empêchant d’exprimer ou de penser quoique ce soit qui ne serait pas « concepto-moulé » comme une campagne publicitaire.

BLABLA SUR LE BLABLA
« Si on n’a pas un truc qui peut être découpé ou retourné comme étant scandaleux, ou juste surprenant par rapport à son image, on n’est plus entendu, avoue Romain Pigenel. Et le plus incroyable,c’est que les médias traditionnels deviennent dépendants de cette gigantesque conversation de bistrot. Même des journaux comme Libération peuvent faire des commentaires de l’info sur le Net une information, en espérant susciter du commentaire de commentaires sur le réseau. Au final, on ne sait même plus de quoi on parle. »
Entre deux séquences de vidéobuzz et une avalanche de blabla sur le blabla, celui dont on parle partout en ce moment, c’est Yann Barthès. En quelques mois, le présentateur du Petit Journal sur Canal+ – dont les images remontées-sous-titrées (comme à la bonne vieille époque de la télé soviétique) trouvent une fabuleuse caisse de résonance sur le Net – est devenu bien malgré lui la meilleure punaise anti-Sarkozy. Son coup d’éclat ? Avoir dévoilé le copier-coller d’un discours présidentiel lors d’une rencontre du Prèz’ avec des agriculteurs à Poligny (Jura).

LE BUZZ, PLUS FORT QUE TF1
En réalité, comme le raconte notre article (voir aussi page 43), cet ancien du service de presse de Canal serait plutôt noyé sous l’énormité du costard qu’on veut lui faire endosser. Encore un buzz ? On le dit tantôt sur le départ, tantôt sur la sellette sous la pression de l’Elysée… Ce serait bien mal comprendre le temps de cerveau disponible du buzz, qui s’avère un instrument de diversion politique beaucoup plus efficace que TF1.
Même le lipdub des jeunes de l’UMP (celui où Christine Lagarde fait « money-money » avec les mains) a visiblement bien fonctionné sur le scénario des « idiots utiles » pré-écrit par l’Elysée. Pendant que toute la France se gondolait, Sarkozy, pas vraiment en forme dans les sondages, gagnait quelques semaines de répit en attendant les fêtes. Et le fré- tillant Benjamin Lancar, président des jeunes UMP – qui aurait du connaître les mines de sel de la droite étudiante après un coup pareil –, s’est vu conforter au sein du parti et dans les médias (voir page 40).

KARAOKÉ D’ENTREPRISE
Mais le plus incroyable, c’est qu’avec cette histoire de play-back pour comiques troupiers, on a découvert que toute l’économie hexagonale avait déjà basculé dans le karaoké d’entreprise. Au nom du buzz, les directions d’Axa Banque, de Cetelem ou de BNP Paribas avaient demandé depuis longtemps à leurs employés de se trémousser dans leurs clips sans qu’aucun syndicat ne s’émeuve de voir s’effondrer le dernier rempart du droit social : celui de ne pas être forcément dans le mouvement et la déconne.
Au début des années 50, Edward Bernays, le père du marketing moderne, était persuadé que le seul moyen de protéger la démocratie consistait à convaincre les Américains que la liberté, c’était la consommation. Aujourd’hui, comme il n’y a pas tant de libertés que ça – et encore moins de consommation –, tout ce qu’il nous reste, c’est le buzz.

OLIVIER MALNUIT


magazine-technikart-numero-139-Z37814465049520139001 Technikart #139

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