LA FACE CACHÉE DES LIPDUBS

Dansons tous autour du patron
C’est moche, grotesque et tout le monde en parle: les lipdubs ont débarqué en France et impossible d’y échapper. Comment ça se passe, qui a importé ça et pourquoi celui de l’UMP est-il un hit ? Enquête sur le karaoké des années 10.

 

Voilà le buzz sur lequel s’achevait la première décennie politique du millénaire : des ministres aussi austères qu’Eric Woerth, Darcos ou Lagarde jouant la détente sur un air de Star Ac’ québécoise, et un pays plié en quatre devant le spectacle mi-douloureux mi- jouissif de ce qu’il découvre être un lipdub. Visiblement très à l’aise avec l’idée que la France entière se soit largement foutu de la gueule de ce coup de pub, les jeunes UMP savourent ce qu’ils considèrent comme un succès.
« C’était un buzz, commence Benjamin Lancar, 25 ans, président des Jeunes Pop, il ne fallait pas y chercher un discours philosophique. » Euh… LOL ? « Quand vous êtes jeunes et que vous êtes de droite, on vous dit : « T’as pas de cœur ! Je croyais que t’étais sympa. » Avec ce lipdub, on a voulu montrer qu’on pouvait être jeune, de droite et savoir rire de soi. L’objectif était de faire parler des Jeunes Populaires. Si vous venez me voir, c’est que l’objectif est rempli. »

FLAGRANT DÉLIT
De fait,le lipdub aurait généré une hausse significative des adhérents – encore difficile à chiffrer – et des centaines de courriers enthousiastes. Depuis, Benjamin serait passé « de trois passages médias par semaine à près d’une dizaine », selon son responsable de com’, et pas uniquement pour parler lipdub. Il a surtout réussi à conquérir le Graal pour des jeunes militants : le Grand Journal. « Au fond, précise Benjamin, avec ce lipdub, on a fait ce que le Petit Journal fait tout au long de l’année : montrer les politiques avec un côté humain. »
Après les politiques qui chantent en karaoké sur des plateaux télé, voici les politiques qui se piègent eux-mêmes en flagrant délit de ridicule. Après la culture du chiffre, les audits des ministres, voici les membres du gouvernement convertis au nom du buzz à une autre marotte venue du monde de l’entreprise : le lipdub.

DU MEDEF À SOJASUN
Comme le chewing-gum, le lipdub nous vient des Etats-Unis. En avril 2007, la vidéo fondatrice du genre fut signée d’une agence de com’ new-yorkaise, Connected Venture, qui cherche alors à recruter. Buzz énorme sur Internet : le phénomène trace le long chemin qui mènera bientôt à faire danser Xavier Bertrand. « Quand on a vu les premiers lipdubs, on piquait des fous rires, raconte Gilles Misrahi, cofondateur de la société Lipdubz. Et un jour, on a fait le nôtre.Vu qu’on s’est amusés comme des fous, on s’est dit qu’on allait lancer une offre. »
Aujourd’hui, Lipdubz produit des clips à la pelle pour des clients comme Pepsico, BNP Paribas ou des restos de province. Au départ prisé du secteur « créatif » (start-up, agence de com’), le lipdub a infusé le monde de l’entreprise pour devenir le passage obligé de toute boîte qui veut communiquer sympa. Du Medef à Sojasun, de HEC à W9, de 20 Minutes au club de badminton de Chateaugiron, les clips fleurissent sur le web. Mais la majeure partie des lipdubs sont voués à rester « en interne », avec pour objectif la cohésion de l’équipe et une image cool. Pour cela, l’exercice doit obéir à quelques règles intangibles : plan séquence, musique fun, accessoires rigolos et figures cho- régraphiques variables – moulinette des bras, jaillissement de sous le bureau, cœur avec les mains, finale dehors, tous en- semble. Compter 6 000 € minimum. Le déguisement est, lui, optionnel.

CHANSON DE MIKA
En esthète du genre, Gilles Misrahi déplore les manquements aux règles du lipdub UMP (montage, split screen) mais salue son efficacité : « Beaucoup s’en sont moqués, alors les gens l’ont regardé avec attention. Et croyez-moi, leur réaction n’est pas aussi négative que dans les médias. Ils sont agréablement surpris par le fait de voir des gens plus au naturel que d’habitude. » Sûrement pas l’arrêt de mort de la mode du lipdub, selon lui, bien au contraire. Tremblez, timides et sérieux employés, vous pourriez bien avoir, un de ces quatre, à revêtir une perruque et apprendre par cœur une chanson de Mika pour faire comme si vous faisiez les gui- gnols dans le dos du patron, alors que c’est lui qui vous y incite.
« Il y a quelque chose que je ne regrette pas, conclue Gilles Misrahi, c’est d’avoir fait danser les chefs comptables sur leurs bureaux sur Abba ! Le chef comptable, c’est notre blague entre nous : on se débrouille toujours pour qu’il ait un rôle important, parce qu’on sait que dans l’entreprise, ça va faire du buzz. Après, que ça ne reflète pas la réalité… Les gens ne sont pas des Bisounours, ils savent très bien ce qui se passe. Et, pour une fois, on ne vient pas les embêter avec des problèmes. »

GADGET CONTRE-PRODUCTIF ?
En plein débat autour du stress au travail,l’entreprise tente donc de tenir un discours festif, de réinjecter de l’émotion, de faire croire le temps d’une journée à un système horizontal, fraternel.Et si c’était déjà ça ? Thomas Zuber, co-auteur du livre l’Open space m’a tuer, analyse : « Les boîtes essaient de dire : « Ce qui compte, chez nous, c’est le bien-être des salariés. Alors, on va faire un lipdub TOUS ENSEMBLE, toi, tu te mets là, toi, tu vas mettre tes pieds sur le bureau pour faire décalé. Et ceux qui veulent pas, on va leur dire : ‘Oh, tu casses l’ambiance, t’es pas rigolo, toi !' » Le lipdub canalise l’énergie critique. Le message, c’est : »On vous donne un espace d’expression, lâchez-vous ! » Sauf que ce ne sont pas les vrais sujets qu’on met sur la table. »
Gérard Pavy, enseignant en management à Sciences Po et HEC, tempère : « Le lipdub aura un retour de satisfaction dans l’immédiat, mais ça peut aussi être perçu comme un gadget contre-productif. Ça ne peut marcher que s’il y a déjà une culture de la confiance dans l’entreprise. »

LE MAUVAIS BUZZ DE DAUNAT
Cas pratique : en octobre 2008, à Guingamp, les employés du siège de Daunat (les sandwichs triangle qu’on mange à la pause déj’) organisent un joyeux lipdub sur l’air des Wampas, Manu Chao. Mauvais timing : c’est la crise, et bientôt les négociations annuelles obligatoires. Quand trois mois plus tard, les ouvriers de l’usine du site, pas du tout invités à la fête, matent la vidéo sur DailyMotion, le lipdub buzze bien, mais pas là où on l’attend. « Ça a fait le tour de l’usine, ils étaient pas bien contents, raconte le délégué CGT. Ils trouvaient que ça ne représentait pas du tout les conditions de travail et que c’était se moquer des ouvriers. On nous dit que c’est la crise, que tout va mal, et on nous sort un lipdub à 15 000 € où tout le monde s’amuse. Quand on travaille sur la ligne de fabrication à faire des sandwichs sous 3° huit heures par jour, vous croyez que ça fait plaisir ? »
Le tournage du lipdub Daunat a eu lieu « un dimanche, en loucedé. Nous, on a jamais été avertis. En interne, ils ont super mal communiqué là-dessus. » Le management par le fun n’amuse pas tout le monde. Les jeunes Pop s’en souviendront-ils ? Ils s’en foutent, ils sont déjà passés à autre chose :
« Un générateur de « pourriels », comme Obama : on va pourrir la boîte mail des socialistes. On va continuer à se bouger, en partant de ce point de départ : montrer qu’il y a des jeunes à droite et qu’ils sont sympas. »

VALENTINE FAURE


 

Technikart #139

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