« La gratuité ? Quelle horreur » – une interview de Tyler Brûlé («Monocle»)

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Il existerait donc un patron de presse parfait. Richissime, suave, aux allures de star de la MGM et suffisamment futé pour gagner de l’argent en éditant des magazines. Sur du papier. Son domaine de prédilection, la presse « lifestyle », Tyler Brulé l’a chamboulé à deux reprises. Une première fois en lançant Wallpaper* en plein Swinging 90’s, une seconde avec Monocle, lancé dans les Plombantes années 00. Deux succès. Bien sûr, cet ancien correspondant de guerre – c’est de son lit d’hosto, d’où il se remettait de blessures survenues au cours d’une embuscade à Kaboul, qu’il aurait peaufiné sa première création éditoriale -, a une définition plutôt élastique de ce qui constituerait le lifestyle. Imaginez un Edwy Plenel métrosexuel qui se passionnerait autant pour les chaises du designer danois Arne Jacobsen et les menuiseries de Miyagi (c’est au Japon) que pour la politique intérieur du Bhutan… Pour preuve, le sommaire du dernier numéro de Monocle, son ovni mensuel de 300 pages. Conçu sous la houlette de ce Canadien installé à Londres depuis une vingtaine d’années, on y trouve aussi bien des articles sur le budget militaire russe et les drones australiens que le Salone del Mobile de Milan… Le tout fabriqué somptueusement. A l’ancienne.

A l’heure où le lifestyle fait des ravages dans le reste de la presse – en témoigne la la multiplication de publi-rédactionnels mal-foutus et à peine dissimulées -, nous avons voulu percer les secrets de celui qui en a fait sa marque de fabrique, y mettant l’exigence excentrique d’un Prix Pulitzer. Il nous reçoit dans le lobby d’un charmant « boutique hôtel » du quartier des ambassades de Stockholm (« C’était mon seul créneau disponible avant septembre, désolay »), où il a ses habitudes. Comme prévu, il suinte cette élégance de bon goût mis à l’honneur chaque mois dans les pages de son magazine. Il nous accueille en détaillant ses achats du jours, ramenés du libraire branché Papercut : plusieurs magazines d’archi, le néo-zélandais Weekender ou le Green Soccer Journal (dont il vient de débaucher le réd-chef). « I like print » se justifie-t-il en les rangeant.

 

Hello Tyler, je note la présence de cette tablette sur la table basse qui nous sépare. Vous avez pourtant fait grand bruit il n’y a pas si longtemps en décrivant votre magazine Monocle comme « l’anti-ipad ».
Tout d’abord : l’ipad n’est pas l’ennemi. Je dirai plutôt que nous sommes l’antidote en précisant que chez nous, les revenus générés par le papier – les ventes du magazine et les pubs qui s’y trouvent – représentent, encore, l’immense majorité de de nos revenus. A la sortie du premier iPad, j’étais à Hawaii, et je regardais tous ces couples en voyages de noce. On était dans un bel hôtel, autour de la piscine, et ils avaient tous leur tablette. Du coup, ils étaient coincés. Ils ne pouvaient pas quitter leur transat pour aller dans l’eau ensemble, un des deux devaient rester pour jouer les baby-sitter et surveiller l’engin. C’était fascinant de voir qu’on ne consommait plus un média comme avant, qu’on avait peur de le laisser seul. Alors qu’un magazine ou un journal a toujours eu un côté un peu jetable. Si on paume notre Vanity Fair ou notre New Yorker, ce n’est pas bien grave. Si l’on perd son iPad, qui coute plusieurs centaines d’euros, ça l’est… Et c’est à ce moment-là qu’on a décidé de publier, deux fois par an, pour les vacances, un Monocle version journal. Un sympathique objet qu’on peut emporter n’importe où, sans crainte de le perdre ou de l’abimer. A l’ancienne.

Donc dire que vous proposez « l’anti-iPad », ce n’est pas de la provoc, mais du bon sens commercial.
Voilà. Quand j’ai dit ça, je voulais simplement rappeler qu’il y avait d’autres choses à faire pour des patrons de presse que de s’incliner devant le récit « numérique » qui domine depuis un petit moment. J’aimerais entendre davantage de confrères dire : « Peut-être qu’on va se contenter d’être de bons éditeurs de presse écrite, et nous concentrer là-dessus ». C’est pas sorcier, si ? Chez Monocle, nos ventes sont toujours aussi stables : environ 75000 exemplaires worldwide [le mensuel étant vendu 11 euros l’exemplaire – NDLR].

Vous vous êtes lancé en 2007 avec un objet qui allait à contre-courant de ce qui se faisait en presse écrite.
Après être parti de Wallpaper* en 2002 [le magazine de lifestyle qu’il fonda en 1996 et qui fut racheté par Time Inc. – NDLR], j’ai eu une longue période, cinq ans, où j’avais le droit ni de travailler ni de lancer un autre titre lifestyle. Je ne pouvais pas – contractuellement – lancer de nouveau magazine avant 2007. Mais dès la fin 2004, on s’est penchés sur ce qui allait devenir Monocle : un magazine mensuel qui parlerait aussi bien de politique que de lifestyle. Et qui serait aussi épais que les éditions dominicales de Der Spiegel et Stern dont j’étais fan ado. Une étude disait que le format du National Geographic était considéré comme le plus « sympathique » par les lecteurs, et on a commencé à jouer avec cette idée. Ce qui a donné notre format un peu « livresque ».

C’était une période où les magazines tentaient de faire des économies en baissant leur pagination ou la qualité de leur papier.
C’était aussi l’époque où les DA’s se mettaient pleinement à la photo numérique. Ça a donné des choses un peu cheap. Si vous regardez les magazines de la période 2005-2008, tous ont des images « délavées». Alors on a voulu faire le contraire de cette déliquescence généralisée. On publiait des photos en argentique, sur du beau papier. On partait du principe qu’un magazine pouvait être un objet digne d’être collectionner, aussi.

Ce qui demande des moyens.
Au début, on était 9 journalistes salariés. On est une soixantaine aujourd’hui. Je sais que ça ne se fait plus d’avoir une «vraie» rédaction, que la mode est de se lancer avec un max de gens en freelance. Mais c’est oublier l’importance de pouvoir apporter un « témoignage » à ses lecteurs. Partout, on se contente de rafistoler une histoire en passant deux coups de fil – et ça se dit journaliste. Non, un média se doit d’avoir de l’argent à disposition pour permettre à ses journalistes et à ses photographes d’être un maximum « on the road ». Là, on publie un article de douze pages sur la Marine japonaise. Pour le faire, il faut pouvoir envoyer un journaliste à l’autre bout du monde, et le financer pendant deux semaines si besoin. Les confrères ont tendance à l’oublier ces derniers temps, mais le bon journalisme, ça coûte de l’argent. D’où l’instauration d’un « paywall » [accès payant] dès notre lancement. Le consommateur doit payer. De même que le journaliste doit payer. Je m’explique. On a une règle ici : « rien n’est gratuit ». On accepte ni les voyages de presse, ni les nuits d’hôtel. Si on veut couvrir l’actualité d’une compagnie aérienne par exemple, on y va. Mais on règle tout.

Y a-t-il des médias gratuits qui trouvent grâce à vos yeux ? Le modèles de Vice ?
Leur modèle me laisse un chouille perplexe. Parce que c’est… gratuit. [Dit avec une moue de léger dégout.] Quelle horreur ! Courir après le nombre de pages vues et obtenir du CPM [Coût pour mille – unité pour mesurer le nombre de personnes ayant vues une campagne en ligne – NDLR], ce n’est vraiment pas notre truc. Bon, ils ont leurs émissions sponsorisées par des marques, nous aussi. Mais quand une marque est présente chez nous, elle sait que notre lecteur a payé pour acheter notre magazine ou accéder à notre contenu en ligne. Ce qui créé une relation très différente de celle qu’on peut avoir en téléchargeant une app gratuite. C’est ce qui ressort de nos discussions avec les marques : elles veulent être dans des médias achetées par leurs lecteurs. C’est la question que je me pose toujours : comment une chose obtenue gratuitement peut-elle avoir de la valeur ?

Vous avez lancé Monocle en 2007, avec un modèle « à l’ancienne » (revenus tirés de magazines et des pages de pub’ qu’ils contiennent), alors que le secteur était en pleine mutation.
J’avais déjà un premier lancement, celui de Wallpaper* en 96, derrière moi. A l’époque, il était extrêmement facile de remplir son magazine de pubs. Et quand, à partir de la mi-2006, on a commencé à aller voir les annonceurs, c’était juste avant l’écroulement du marché. On a pu se faire connaître avant que les budgets ne se rétrécissent. A ce moment-là, les annonceurs ont préféré annuler leur 40 parutions annuelles dans Time ou les quotidiens que chez nous : on était moins cher, et on leur offrait la possibilité de garder une présence internationale.

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Monocle, un magazine élégant …

Le meilleur moyen de prospérer par temps de crise serait donc d’être petit, indépendant, classieux et… moins cher que les autres ?
Et de savoir, dès le départ, que ça va être dur. On le sait, nos lecteurs le savent, alors on ne va pas s’éterniser dessus. Ce qu’ils attendent de nous, c’est d’en savoir plus sur les zones d’opportunité – les villes, les secteurs – qui existent dans le monde. C’est notre mantra. C’est la raison pour laquelle on préfère écrire sur des boîtes de taille moyenne ou des artisans que sur les grands groupes. Ils sont souvent plus inspirants. Pourquoi faudrait-il continuer de croire qu’un business doit impérativement afficher une croissance de 12% par an ? Réinvestir dans son produit nous semble nettement plus intéressant. Si vous avez une boîte où les collaborateurs s’épanouissent, et et que vous avez une croissance de 3% sur l’année… eh bien, fine. C’est le message qu’on tente de faire passer depuis le début, et il fait écho depuis le krach bancaire de 2008. On constate depuis une saine résurgence des PME’s partout dans le monde, et nous sommes ravis d’en rendre compte.

Vous écrivez rarement sur les start-ups.
Si quelqu’un s’intéresse aux start-ups internet, il se renseigne déjà chez TechCrunch ou TechAsia ; il n’a pas besoin de nous pour ça. C’est une des tares de la presse en ce moment. Pourquoi tous les titres se sentent-ils obligés d’en faire des tonnes chaque fois qu’une app se vend pour quelques millions de dollars ? Pourquoi, dès la moindre fluctuation de la valeur des actions Google ou Facebook, l’histoire se retrouve en une du site du New York Times ou de la BBC ? Quel est l’intérêt ? Ce sont des décisions de rédacteurs en chef, qui ne reflètent pas les demandes de leurs lecteurs ; je ne les comprends pas. Donc on essaye de rééquilibrer ça en les zappant.

Vous avez grandi dans les années 80’s, quels étaient vos magazines de chevet ?
Au collège et à l’école, à Toronto, je prenais le vélo et je chopais l’édition du dimanche du New York Times dès qu’ils le recevaient au magasin du quartier. C’était un titre excitant : avec sa couverture de l’international, la beauté de l’objet, le fait qu’on pouvait y picorer pendant plusieurs jours. Pareil avec Der Spiegel et Der Stern, que je lisais chez mes oncles et tantes du côté estonien de la famille, ou Fortune aussi : j’y découvrais que des articles traitant de business pouvaient être passionnants.

Les ventes des quotidiens sont en chute libre, celles des news, aussi. Vous pensez qu’il sera encore possible de gagner de l’argent en presse écrite d’ici cinq ans ?

Pour les quotidiens, il est déjà trop tard. Seuls les Japonais – où des titres se vendent encore à plusieurs millions d’exemplaires – ont su rester prudents. Contrairement au reste du monde, ils ne se sont pas précipités pour mettre la totalité de leur contenu en ligne et en accès gratuit. Partout ailleurs, tous les grands quotidiens se sont dit, dans un premier temps : « On doit impérativement être en ligne, on trouvera bien un business-modèle plus tard ». Insensé ! Quelle autre entreprise se permettrait de faire ça ? Aujourd’hui, ils font machine arrière, mais c’est trop tard. Quant à la presse magazine en général, je serais plus nuancé. Les annonceurs veulent toujours – je dirais même, plus qu’avant – voir leur pub sur un support papier. Prenez Nike. On vient de créé une série de « guides de footing » avec eux, et ils ont insisté pour faire que du papier. Pas de numérique.

Donc tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Bien sûr que non. Voici mon pronostic pour ces prochaines années. On va voir un nombre réduit de magazines – de mode, de technologie, d’actu’ – et chacun incarnera « the place to be ». Notre but – et ce devrait être celui de tout titre de presse – est d’être un de ces magazines.

Et concrètement, vous faites comment ?
En ce moment, nous investissons dans notre lieu de travail. On se dit qu’on sera amenés à travailler de plus en plus avec des partenaires basés dans d’autres fuseaux horaires, et qu’il est donc logique de créer un environnement où on aura envie de passer du temps. Deuxième chose, ne pas rogner sur le budget « voyages » de nos journalistes et photographes. Rien ne remplace le fait d’être allé sur place. J’en peux plus de ces médias qui disent à leurs journalistes de tout faire par téléphone…

Et toujours pas de version Monocle pour tablette ?
Toujours pas. Nous surveillons de près tout ce qui s’y fait, bien sûr, mais je pense que le papier fait partie des modèles du futur, et que le plus important est de se concentrer sur le journalisme. Ce qui continuera de primer sera l’originalité, l’exactitude de l’information et, j’espère, une certaine soif de savoir et de curiosité. D’ailleurs, ça a toujours été ça, le journalisme.

ENTRETIEN LAURENCE REMILA
Paru dans Technikart, juin 2014