Larry Heard : Mr. Goldfingers

« J’ai donné tout ce que j’ai pu. Il est grand temps pour moi de passer à autre chose… » Explications lapidaires lâchées à un journaliste anglais : il quitte la scène house dont il fut, il y a dix ans, l’un des pères fondateurs.
C’en est fini. En une poignée d’albums, Larry Heard a offert à la musique électronique ses plus beaux instants : il lui céda sa profondeur (sa touche « deep »), sa poésie, son âme. On disait Larry, ces derniers temps, dépressif. Sa décision met un terme à « dix ans de frustrations face à l’industrie du disque » qui ne l’a pas reconnu à sa juste valeur, dix ans pendant lesquels il s’enferma dans un mutisme nostalgique. Un mutisme d’ailleurs esquissé dès l’adolescence, dans le south side black de Chicago, dans cette famille « conservatrice ». Maman, employée dans une compagnie d’assurance, et papa, policier, ne parlent que boulot. Les bons moments ? Les ballades à Detroit, Sarah Vaughan, les O’Jays et Miles Davis sur le pick up parental. Nerveux, Larry ballade ses longs doigts sur des claviers imaginaires, ce qui lui vaut d’être baptisé par son frère « loose fingers ». Larry se replie sur lui-même : on l’envoie donc chez le psy !
Au début des années 1980, il entre dans l’administration, fait le batteur pour un groupe de jazz et, avec ses premiers salaires, achète un synthé Juno 106 et une boîte à rythme TR-707 Roland. Fin 85 : à Chicago, la musique de club évolue avec les progrès de la technologie musicale, on parle déjà de house music, même si elle reste plus proche de la disco funk. Mystery of Love et Washing Machine, ses deux premiers morceaux, injectent une touche deep, space et freak dans cette musique qu’il vient de rencontrer. Mais c’est avec Can you Fell it, en 1987, que Mr. Fingers va changer la face de la dance music : ce titre invente la deep house, fait le tour du monde et, coïncidant avec l’arrivée massive de l’ecstasy, devient l’hymne universel du mouvement ! Pas mal pour quelqu’un qui n’a jamais foutu les pieds dans un club house… Avec deux copains de bureau, il fonde Fingers Inc. Et écrira en 1988 le fantasque double Another Side, le plus bel album de soul électronique des dix dernières années. Avec le poète de rue Harry Dennis, il crée The It. Quand Harry sombre dans l’héroïne, Larry sortira malgré lui le double album Amnesia pour payer les dealers… Cet épisode contribue à le rendre plus cynique : MCA décide de sortir son second album contre son gré (Back to Love). Sa musique témoignera par la suite de son vague à l’âme croissant, plus cristalline et aérienne, s’orientant vers les rivages mélanco’ de la deep électronique. Hiver 97 : Larry Heard, sous médocs, fait une réaction au chlore dans une piscine. Repêché in extremis, les médecins diagnostiquent qu’il souffrira, à jamais, d’amnésies… Quelques jours plus tard, il annonce qu’il stoppe net, « quitte la violence et la folie » de Chicago, vend son studio et part à Memphis bosser dans l’industrie informatique.
En guise d’épitaphe, il lègue Dance 2000, pur joyau d’excursions fingeriennes, ainsi que cent cinquante autres morceaux qui dorment en attendant, un jour peut-être, de sortir dans le commerce. Mr. Fingers a tiré sa révérence au sommet de son art. Aujourd’hui, la légende vivante de la house vit entre le Lorraine Motel, où Martin Luther King fut assassiné, et l’Union avenue du mythique Sun Studio, là où Elvis et Carl Perkins inventèrent, il y a quelques dizaines d’années, le rock’n’roll…
« Disco 2000 » (Distance).