LE FILON DES MANUSCRITS BIDONS

Paru dans le numéro 121 de Technikart – avril 2008

COMMENT J’AI VENDU UN LIVRE QUE JE N’ECRIRAI JAMAIS
Chaque année, des milliers d’uateurs touchent de l’argent pour des livres qu’ils n’écriront jamais. Comment font-ils, combien ça coûte, et qui entube quoi ? Notre enquête sur le secret le mieux gardé de l’édition.

« Les vaisseaux spatials ! Faut absolument faire un bouquin sur les vaisseaux spatials… Tu vois, un truc sur la culture fusée, quoi. T’es d’accord ? Bon, demain, tu m’appelles et on le fait. Sérieux, on le signe et on le fait. » Prix de Flore, café du même nom, un soir de beuverie apocalyptique… Bertil Scali, l’éditeur qui monte mais qui paye une misère, cherche un auteur qui décolle pour son prochain livre sur les soucoupes volantes avec Richard Branson. Quelques mètres plus loin, Pierre Vavasseur, du quotidien le Parisien, ruisselle du front sur son nouveau projet : « L’idée, c’est d’écrire des livres comme des quatrièmes de couverture de Libé. On fait un prix pour récompenser les meilleurs et on appelle ça… “le PQ” : le Prix de la Quatrième de couverture. Pas mal, hein ? »

Bords de canapé, sortie des WC, entre les plantes vertes et un cimetière à coupettes, Guillaume Allary, de Hachette Littératures, le Prince of Persia des éditeurs de gauche (6 000 € d’à-valoir minimum), recentre les débats : « Et ton idée de livre avec l’ancien conseiller de Chirac (Jean-François Probst NDLR) » « Tout à fait, mais lequel ? » « Celui sur la bassesse du pouvoir et la noblesse de l’engagement, expliqués aux jeunes par le Sacha Guitry du gaullisme ! » « Tu veux parler du (projet de) livre, la Politique, c’est fantastique ? Eh bien, laisse tomber. Il (l’auteur) est déjà en main chez Denoël et au Rocher. Donc, il n’a pas le temps. Mais tu peux allonger combien ? Parce que finalement, on sera bien deux sur le projet… »

 

L’APÉRO-PITCH
Faut-il le préciser ? Toutes ces anecdotes, parfaitement authentiques, n’ont absolument aucun intérêt. Elles ne sont que le reflet sonore d’une vaste fumisterie qui secoue depuis toujours les milieux des médias et de l’édition. Et pour laquelle, il est vrai, l’auteur de ces lignes nourrit un certain talent. Ce pique-nique de la pensée mobile, ce n’est pas juste de la branlette de salon standard. C’est de la haute voltige, du baratin ciselé : une boursouflure créative qui consiste, par exemple, à donner immédiatement un titre, un sous-titre et la synthèse argumentée (et même parfois le plan média) de toute conversation, même avinée. Une capacité incroyable qu’ont certaines personnes à raconter n’importe quoi, n’importe où mais jamais n’importe comment. Des années de sketch au forceps pour un spectacle unique et sans lendemain : celui du projet de livre qu’on n’écrira jamais mais dont on parle décidément très bien.
A Saint-Germain-des-Prés, le quartier de Paris où tout se décide et rien ne s’écrit, on estime désormais que près d’un contrat d’édition sur deux n’aboutit jamais ou finit en eau de boudin (voir encadré). Auteurs et éditeurs de ces livres-fantômes désignent aujourd’hui cette maladie professionnelle comme celle de « l’apéro pitch ». « Pitch » pour cette manie détestable, depuis les années Ardisson, de tout résumer comme une critique de Télé Z. « Apéro » parce que les manuscrits dont on n’écrit que le titre commencent toujours autour d’un verre et s’arrêtent après avoir vidé la bouteille.

LA ZONE SUD DU CERVEAU
Un conseil : si vous croisez un auteur (ou un éditeur) qui parle trop bien de ses livres après 18h00, c’est qu’ils n’existent pas. Les « apéro-pitcheurs » sont des sopranos du concept jetable. Seuls et démaquillés devant leur PC, ils n’ont plus rien à dire. Je le sais bien. Ça fait cinq ans que Jean-Daniel Belfond, des éditions de l’Archipel, attend mon livre dont le projet (ou l’idée du projet) a fait le tour de Paris centre : Journal d’un beauf au pays des branchés. Un pitch magnifique, des intitulés de chapitre qui donnent soif (Maman fait la lessive, les Barbares mondains, les Branchosaures), un contrat et un à-valoir au rasoir. Et puis, plus rien.
Depuis, les branchés ont disparu, j’ai encore pris dix kilos et j’ai oublié ce que je voulais écrire. Mais entre-temps, j’ai été successivement l’auteur de ces best-sellers fugaces que vous n’avez jamais lus puisque je ne les ai pas encore écrits : La France s’emmerde, Tout va bien, Mémoires d’un gros en France, Comment ne jamais devenir président quand on ne pense qu’à ça ?, La France du RER, etc. Des bouquins géniaux, drôles, corrosifs, bien informés, bien anglés, totalement indémodables et qui m’ont valu un minichèque ou une avalanche de déjeuners. De grands classiques, en somme. Sauf qu’ils n’ont jamais dépassé la zone sud de ce qui me reste de cerveau. Et qu’ils ne sont pas près d’arriver en rayons, c‘est moi qui vous le dit.Vous trouvez ça minable, suffisant, pathétique, à chier ? Vous avez bien raison. Surtout si vous faites partie des 2,5 millions d’auteurs en France qui ont déjà un texte dans le buffet et cherchent désespérément à le publier (1) .

MARCHÉ AUX VOLEURS
Voilà ce qu’on ne raconte jamais dans les émissions littéraires : le petit monde de l’édition fonctionne comme un marché aux voleurs. D’un côté, la grande marée des talents anonymes qui fatiguent tout le monde, de l’autre les vendeurs de vent (journalistes, etc.) qui racontent n’importe quoi à longueur de soirées. Au milieu, les rabatteurs de projets, ceux qu’on appelle les « directeurs de collection », payés au contrat qu’ils ramènent, prêts à verser un à-valoir au premier des « apéro-pitcheurs » qui agite les bras dans le bon sens.
Les premiers ne rencontrent jamais les derniers. Mais les derniers sont toujours d’accord avec vous si vous avez une bonne idée. Le plus drôle, c’est quand le système se mord la queue tout seul : quand les « apéro-pitcheurs » deviennent malgré eux des éditeurs et inversement. Françoise Samson, la Madonne des éditions du Rocher : « Olivier, si vous avez d’autres idées de livres, ça m’intéresse. » Problème : je dois lui rendre un livre dans trois semaines (La France du RER) dont je n’ai pas encore écrit la première phrase. Comment faire ? Lui vendre un nouveau livre pour faire oublier celui que j’ai déjà zappé…

«JE LAISSE PISSER»
Emmanuel Lemieux, nouveau directeur de collection chez Bourin éditeur, lui-même en souffrance d’un livre chez l’Archipel :
« Je monte une petite collection intitulée “Salauds de”. On cherche des auteurs capables de pondre du fiel au kilo, j’ai tout de suite pensé à toi.
– Super, et si on refaisait Salauds de jeunes ? (Comprendre : « Super, je te pitche n’importe quoi contre un peu d’oseille. »)
– Et à part ça, des nouvelles de Jean-Daniel (Belfond, l’Archipel, NDLR) ?
– Pfff… Il m’envoie des lettres de contentieux mais je laisse pisser. »
Parfois, il arrive même que « l’apéro-pitcheur » soit sollicité à nouveau pour un livre qu’il n’a jamais écrit. Mais cette fois-ci, par l’auteur qui tente de l’écrire à sa place, pour un autre éditeur mais le même directeur de collection. On atteint alors des sommets… Arnaud Sagnard, l’auteur à venir de Journal d’un beauf au pays des branchés 2, remake de celui que j’ai oublié de commencer il y a cinq ans :
« Tu veux pas poser en couverture pour mon livre dans le rôle du beauf ? Parce que là, ils n’arrêtent pas de me proposer des couv’ de merde.
– Mais comment veux-tu que je pose pour un livre que je dois rendre depuis 2002 et que tu es en train de faire chez un autre ?
– Ah ouais merde, t’as raison. »

MITRAILLETTE À CONCEPTS
Plus fort. Après l’apéro-pitcheur-braqueur-d’avances et le sauveur de projets fantômes, voici le « pitchator » : une mitraillette à concepts, un mythomane de premier choix, le seul auteur en promo pour des bouquins qu’il n’a jamais écrits mais vendus à tout Paris. Et ce génie du « cash-flow », l’éditeur Guy Birenbaum l’a bien connu : « C’est Stéphane Pocrain, l’ancien porte-parole des Verts. A cause de gens comme lui, j’ai dû quitter ma boîte (les éditions Privé NDLR). Il a dix idées à la minute, neuf sont mauvaises. Mais si une sort du lot, il va voir tous les éditeurs comme s’il abordait cinquante filles dans la rue. » Préjudice pour l’éditeur : entre 4 000 et 5 000 € pour chaque avance sans suite. « Autant dire que dalle à côté des fortunes versées aux people et aux politiques dont on ne verra jamais les livres », rappelle l’éditeur Eric Naulleau.
Du quai de Seine aux hauteurs de Vavin, un nom revient sur toutes les lèvres : Grasset. Ou « Grasset-fais-moi-un-prêt », tel qu’on surnomme la maison d’édition. Des « apéros-pitcheurs », visiblement plus portés sur le trafic d’influence que sur les concours de poésies (voir encadré). A tel point que le nouveau boss de la maison, Olivier Nora, précise désormais dans la presse : « Les écrivains qui écrivent savent qu’ils peuvent compter sur nous. » Waouw ! Ça tombe bien, j’ai justement un nouveau projet de livre. Ça s’appelle Comment j’ai vendu un livre que je n’écrirai jamais. C’est l’histoire d’un type qui n’écrit jamais rien à force d’avoir tout le temps des super idées de bouquins. Vous pensez que ça peut intéresser quelqu’un ?
(1) Sources IFOP.
OLIVIER MALNUIT (AVEC PAULINE OCTOBRE-CARAYON)

«50% DE CHANCES»
Pour Emmanuel Pierrat, le superavocat de l’édition, un écrivain sur deux… n’écrit jamais.
EMMANUEL PIERRAT, QUELS SONT LES RISQUES À VENDRE UN PROJET DE LIVRE QU’ON N’ÉCRIRA JAMAIS ?
Si vous ignorez les termes du contrat: remboursement des à-valoirs et dommages et intérêts. Mais, en général, les éditeurs évitent d’aller au tribunal et préfèrent trouver un arrangement, ne serait-ce que parce que les à-valoirs sont souvent plus faibles que les frais pour les récupérer.
DONC, IL Y A TRÈS PEU DE PROCÈS ?
Les éditeurs n’ont aucun intérêt à aller en justice avec leurs auteurs. S’il y a un problème, on peut reporter l’à-valoir sur un autre titre. C’est pour ça qu’autant d’auteurs se retrouvent à faire des livres d’entretiens ou à signer des préfaces de livres qu’ils n’ont pas lus. Comme ils n’ont pas écrit leur livre dans les temps, ils préfacent celui que les autres n’ont pas fini d’écrire.
C’EST POUR ÇA QU’IL Y A AUTANT DE CONTRATS QUI N’ABOUTISSENT PAS ?
Aujourd’hui, on estime qu’à la signature d’un contrat d’édition, il y a 50% de chances pour que l’auteur ne rende pas son manuscrit. Pour toutes les difficultés qu’on imagine liées à la création d’une œuvre. Mais aussi parce qu’on n’attend pas forcément de l’auteur qu’il écrive son livre…
COMMENT ÇA ?
Certaines maisons d’édition comme Grasset, par exemple, signent avec les cumulards de l’édition – des gens qui ont un vrai pouvoir, un carnet d’adresses ou une influence auprès des jurys des prix littéraires – en échange d’un bon paquet d’à-valoirs. Jusqu’à peu, tout la presse signait ainsi chez Grasset.
C’EST EN TRAIN DE CHANGER ?
Oui, et pour deux raisons: les maisons d’éditions appartiennent aujourd’hui à des groupes qui sont plus vigilants sur la gestion. Et les émissions jackpot comme «Apostrophes» n’existent plus. Et puis, Olivier Nora, à la tête de Grasset, est censé récupérer pas mal de manuscrits dans la nature.
QUELLES SONT LES EXCUSES CLASSIQUES DES AUTEURS QUI NE RENDENT JAMAIS LEUR LIVRES ?
Le deuil, le SRAS, certains ont perdu leur mère trois fois, d’autres ont des cancers à répétition. Alors, on se dit que la recherche recule à Saint-Germain-des-Prés…
DERNIER OUVRAGE PARU: «LE LIVRE NOIR DE LA CENSURE» (SEUIL).
ENTRETIEN P. O.-C.

EDITION, LE LEXIQUE Editeur_Personne qui s’engage à publier et diffuser un manuscrit commandé. A-valoir_Avance (de 500 et 100 000 €) sur les recettes du livre à venir versée par l’éditeur au futur auteur. Manuscrit_Première version du livre qui doit être remise à l’éditeur à une date prévue sur le contrat. Permet de toucher le deuxième à-valoir.