LAURA ALBERT – LEROY EST MORT

Paru dans le numéro 121 de Technikart – avril 2008

LEROY EST MORT
JT LeRoy, l’auteur le plus hype de ces dix dernières années, s’appelle en réalité Laura Albert. Trahisons, procès, coups de pute: l’ex-chouchou des trasheurs mondains, devenu ennemi public n°1, nous raconte enfin sa vraie vie. Aussi barrée que ses livres.

Il écrit sur l’héroine, le viol, la défonce, la violence sexuelle, l’odeur du vomi, la prostitution enfantine. Sur chier dans son froc, au sale comme figuré. Il écrit sur ces choses-là, et il l’écrit très bien. Qui ? JT LeRoy, l’auteur le plus hip et célébré de ces dernières années. Un gamin de 19 ans, ex-drogué, ex-prostitué, devenu la coqueluche des stars trash ou mondaine, de Chuck Palahniuk à Madonna. Le New York Times l’a finalement révélé en 2006 : JT LeRoy n’existe pas, c’est le pseudo de Laura Albert, 42 ans, ex-chanteuse, ex-compagne de Geoffroy Knoop. Profitant de sa villégiature d’une semaine à Paris le mois dernier, nous rencontrons cette situationiste, à plusieurs reprises pour continuer de percer un mystère qui semble insondable : pourquoi Albert est-elle rondement passée de statut de huitième merveille artistique à celui d’imposture la plus détestée du XXIè siècle ?

Un bar-restauant du quartier des Halles. Laura, jolies frimousse qui dégage le truqué vêtue d’une belle robe ocre moulant une poitrine gonflée, sirote de l’eau depuis une heure. Notre nouvelle question la secoue, elle nous demande la permission de boire dans notre verre, empli d’alcool. Après deux gorgées : « Oui je viens de perdre ce procès que m’a intenté Antidote Films. Je dois payer 116 500 $. Parce qu’ils disent qu’en achetant Sarah, ils achetaient les droits d’un livre de JT LeRoy. Mais ce livre, c’est bien moi qui l’ai écrit ! Avec JT ! « 

 

Sarah, en 1999, fout tout le monde sur le carreau : suffocante, l’histoire de Cherry Vanilla, ce galopin qui veut devenir une aussi bonne pute que sa maman, tapin des aires d’autoroute. Le cinéma réclame alors à cor et à cri JT LeRoy. Il concocte le script d’Elephant pour Gus Van Sant, Asia Argento adapte son deuxième roman, le Livre de Jérémie. Toute la presse (i-D, The Times, Interview, Vogue, Spin, Index, The New York Times…) sollicite sa signature. Les rockeurs lui quémandent des paroles de chanson, des notes de livret, n’importe quoi qui ait son paraphe. Nan Goldin, grave, confesse : « Sachant qu’il existe, il est plus facile pour moi de vivre. » Lou Reed affirme : « Peu d’écrivains ont son cœur et son courage. » John Waters lâche : « Voilà quelqu’un de sauvagement authentique ! » Dennis Cooper le jalouse : « Quelle imagination intense, somptueuse, étrangement raffinée : inoubliable ! »
Son fan club s’étend de Zadie Smith à Bono, en passant par Sean Lennon, Courtney Love, Winona Ryder, Billy Corgan, Carrie Fisher, Shirley Manson, Bright Eyes, Nancy Sinatra, Dave Eggers… Plus ils s’affirment ou s’affichent proches de Jeremie Terminator LeRoy, plus s’en trouve renforcée la crédibilité de ces people (rubrique trasheurs mondains). Selon le Guardian, légèrement pince-sans-rire : JT LeRoy pouvait se targuer de compter parmi ses dévots plus de célébrités que la toute-puissante église de scientologie.
Aujourd’hui, nndb, le site qui gère le CV des people, fait précéder le nom de JT LeRoy du qualificatif « The infamous ». Laura, également surnommée « la Raspoutine d’Hollywood », nous confirme : « On est revenu au temps de l’inquisition, on veut me brûler, moi, la sorcière. » Certains de ses soutiens, comme Dennis Cooper, se retournent contre elle, « Ce qui prouve qu’il en voulait surtout aux fesses de JT ». A l’issue de notre première rencontre, elle nous a tendu sa carte de visite : « Laura Albert, literary outlaw. » Hors-la-loi littéraire. Quelle loi a-t-elle bafouée ?

Si ses écrits ont eu de telles répercussions, c’est aussi parce qu’ils étaient censés provenir d’un gamin over-trash qui racontait son vécu mégatrash. Il y a donc bien eu entourloupe. Laura a ses arguments. Pourquoi, selon quelle loi, contrairement à Bret Easton Ellis ou Bruce Benderson, devrait-elle s’en tenir à la réalité ? Elle écrit ce qu’elle veut, sous le nom qu’elle veut. Et si elle a signé JT LeRoy, c’est parce que c’est JT LeRoy qui lui a dicté ses livres : « JT était mon frère siamois. On était attachés, c’est lui qui insufflait la force à notre duo. Mes lecteurs ne sont pas des victimes dont je me moque, juste parce que je ne suis pas physiquement JT LeRoy. Au contraire, je me sens particulièrement proche d’eux. Je réponds à leurs mails. Mes livres sont des fictions qui reflètent ma pensée, comme Mark Twain, qui s’appelait en réalité Samuel Clemens. J’aurais été dans l’imposture si ma vie avait été à l’opposée de celle de JT. Ce qui n’est pas le cas. » Et Laura de reprendre à zéro.
Elle naît en 1965, à Brooklyn, mère dramaturge, père prof. A 4 ans, elle se fait sexuellement abuser par « un ami de la famille ». « J’ai grandi avec un monstrueux sentiment de honte. Il m’a fallu m’inventer des doubles. J’ai transformé ma douleur en art. J’ai écrit ma première nouvelle vers 9 ans, le narrateur était un garçon. A 11 ans, mes parents divorcent. Ma mère, elle-même abusée petite, décide de s’éclater. Elle plane toute la journée. J’ai arrêté l’école, j’avais des troubles de comportement, ma mère m’amenait souvent en HP. A 14 ans, je suis partie de chez moi, direction Manhattan. »

L’ado découvre alors la vie, à travers un mouvement qui lui correspond : le punk. Laura me raconte ses aventures entre le CBGB et le Pyramid, tout semble assez joyeux, et puis elle m’annonce : « En 1989, à 24 ans, je suis ce qu’on appelle une fille suicidaire. Mes personnages intérieurs ne peuvent plus me prendre en charge. Il me faut fuir la mort. Je décampe à San Francisco. » Elle fait la femme de ménage, vend son sang, « mais ce qui m’a le plus souvent fait vivre, c’est le phone-sex. Je devais être créative, prendre des accents,travailler mes réparties… Un métier parfois amusant, mais souvent ennuyeux, et même repoussant : dès que les fantasmes des hommes qui me téléphonaient faisaient appel à l’enfance,je raccrochais.»
Laura rencontre Geoffrey Knoop, ils montent un groupe, Daddy Don’t Go (rebaptisé plus tard Thistle) – « On a sorti un disque en 1993, avec le même producteur que Mazzy Star, on devenait populaires. » Ils ont un enfant, Trevor, en 1997. Laura s’est mise à écrire, via Internet, sur le sexe, profitant de sa maternité pour éditer sous le pseudo de Terminator, puis Jeremiah Terminator, des nouvelles. C’est à cette période qu’elle se lance dans la rédaction de Sarah.

En signant JT LeRoy, Laura monte toute une mystification. Qu’était-ce, Underdogs, une société-écran gérée par votre maman pour récupérer l’argent ? « Je ne suis pas mercantile, mais je méritais bien de me faire rétribuer, non ? Vous savez, ce n’était pas si énorme : j’ai dû toucher 24 000 $ pour Sarah. » Et l’utilisation de votre belle-sœur, Savannah Knoop, pour jouer le personnage de JT dans les apparitions publiques ? « C’est à cause des médias, de notre société du tout-image. On m’a réclamé un visage, un corps, je les ai fournis. Il faut dire que c’était compliqué pour moi d’abriter Jérémie : je n’ai pas un corps de garçon, même si j’aurai bien aimé. Mais je ne voulais pas devenir un transsexuel. JT lui-même cherchait un corps mieux adapté. Il a vu une photo de Savannah, on s’est dit que ça irait très bien. Il a essayé et a été conquis. Et Savannah aussi ! Elle a cependant été très perturbée pour son identité. Elle ne savait plus qui elle était, vraiment. D’un autre côté, incarner JT LeRoy, ça lui a permis de rencontrer des gens passionnants.Des designers, comme elle. Et des rockeurs : Billy Corgan, Courtney Love, Bright Eyes, Yeah Yeah Yeahs… Savannah a fait des apparitions sur scène, même si c’est moi qui écrivait les paroles. »
La belle-sœur a été très loin dans son rôle. Jusqu’à donner de son corps. « Beaucoup de people affirment avoir baisé avec JT LeRoy. Juste de la vantardise. Sauf pour Asia Argento, elle, c’est vrai. Enfin, sa “love affair” était avec Savannah, pas avec JT. Elle savait donc que JT, enfin, Savannah, n’avait pas de pénis, mais un vagin. » Laura Albert, c’est l’effet trois-en-un : ses livres sont passionnants, sa vie également, son mythe aussi. Tout se lie dans un acte situationniste qui touche à toutes les grandes interrogations contemporaines : l’œuvre en elle-même est-elle moribonde, au profit de ses périphériques (image, gossips, coucheries) ? Le trash est-il un produit chic pire que les autres ?

On se revoit dans un magasin de farces et attrapes. Laura m’assure que la célébrité, ce n’est pas son truc : une des raisons pour lesquelles elle a eu recours à JT, un peu comme Daft Punk utilise des robots. « Il n’était pas question que JT profite de sa notoriété pour parader avec Paris Hilton, avec qui on voulait le faire poser. Non, elle ne m’intéresse pas comme artiste. Madonna m’a envoyé un mail pour me dire qu’elle adorait Sarah, on a correspondu, sans que je ne cherche à profiter d’elle. Qu’on me reconnaisse dans la rue, non, qu’on reconnaisse la qualité de mon écriture, oui. Ma “vraie vie”, c’est mon travail, ma production. On s’en fout du sol, que ce soit celui de JT ou le mien. Ce qui compte, c’est la récolte. »
Qui veut aujourd’hui la chute finale de Laura Albert ? Elle botte en touche. Son acte subversif a ridiculisé des people qui confondaient mode et pédophilie, rock’n’roll et mondanité, mais elle assure mollement que la plupart des artistes qui admiraient JT restent fidèles à Laura, plus ou moins. En tout cas, son histoire continue d’attirer les rapaces. L’avocat de Geoffrey Knoop négocierait actuellement auprès de Vanity Fair un récit de l’affaire. Geoff, aujourd’hui séparé de Laura, écrirait également un scénario sur cet imbroglio, alors que les frères Weinstein ont, eux, acheté les droits de Warren St. John, le journaliste du New York Times qui a révélé le pot aux roses… Pas d’inquiétude, même si elle continue de brouiller les pistes, Laura est sur le coup : « J’ai plein d’offres pour rédiger mes mémoires. Mais je ne sais pas si je suis prête. A moins que je les ai déjà écrites… Pour une fiction,je pourrai signer JT LeRoy, ou utiliser un autre nom, en fonction de la personnalité qui parlera en moi. Laura Albert, c’est compliqué, je suis criblée de dettes sous ce nom. » Peu importe le nom qu’elle utilisera. Ce qu’on veut, c’est un livre aussi terrassant que Sarah sur les trasheurs mondains qu’elle a emballés. JT les a fait fantasmer, vont-ils bientôt chier dans leur froc ?
BENOÎT SABATIER

LAURA ET SES FRÈRES Quatre écrivains aux identités floues qui auraient à tous les coups aimé JT Leroy.
B. TRAVEN
Qui a écrit en 1927 le best-seller «le Trésor de la Sierra Madre» ? Un homme né quelque part aux Etats-Unis, alors qu’il écrivait en allemand ? Celui qui se faisait aussi appeler Traven Torsvan, Torsvan Croves, Berick Torsvan ? Hal Croves, technicien sur un film de Huston ? Ou était-ce vraiment Ret Marut, acteur anarchiste, journaliste flamboyant, écrivain clandestin, exilé au Chiapas après avoir vécu à Munich ? Un auteur encore plus mystérieux que Thomas Pynchon et JD Salinger, qui refusait toute interview. Albert Einstein, à qui l’on demandait le livre qu’il emmènerait sur une île déserte: «N’importe lequel pourvu qu’il soit de Traven.»
DOMINIQUE AURY
En 1954, elle signe son «Histoire d’O» sous le nom Pauline Réage. Ces confessions d’une jeune femme libre qui devient esclave sexuelle par plaisir sont en fait une fiction, comme il le sera révélé quarante ans après publication.
CENSOR
En 1975, ce cynique bourgeois écrit «Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie». Le livre, qui appelle à une alliance entre les démocrates et les cocos, afin de contrôler la masse prolétarienne, est partout acclamé: c’est la seule voie à suivre. Censor le révèle alors: il s’appelle Gianfranco Sanguinetti, son «Rapport» est un tissu d’horreurs volontaires: honte aux défenseurs de cette ignominie. Epaté par l’imposture, Guy Debord traduit le livre en français.
LYDIA LUNCH
Dans «Paradoxia» (1997), l’actrice-chanteuse-poétesse-écrivaine narre sa vraie adolescence abusée, white-trash, révoltée. Elle a joué dans des films SM où la torture était simulée, pas toujours le sexe. Elle s’est imposée comme la grande performeuse de la scène no wave, sous son nom ou celui de Stella Rico.
B. S.

JT LEROY, LA LIFE
1965_ Naissance à Brooklyn. Elle est abusée à 4 ans.
1993_ Premier disque avec le groupe Daddy Don’t Go qu’elle a formé avec son compagnon.
1997_ Terminator signe « Baby Doll » dans le recueil de nouvelles « Close to the Bone ». Jeremy Terminator devient deux ans plus tard JT LeRoy pour « Sarah ». Succès monstre.
2006_ le « New York Times » révèle que JT LeRoy est joué publiquement par Savannah Knoop, les livres étant écrits par Laura Albert. Scandale monstre.
2008_ Laura est condamnée à payer 116 500 $ pour avoir bendu « Sarah » à Antidote Films comme un livre de JT LeRoy Elle doit publier ses mémoires.