Les indés du Gaming

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Le succès d’Hotline Miami 2 a confirmé le poids mastodontique de Devolver Digital, éditeur de jeux indés qui rivalise avec les gros poissons à la Rockstar sans même avoir de bureaux. Comme ces hommes de l’ombre étaient de passage en France, on s’est penché sur leur « business du cool » philanthropique, sans fric et surtout sans bullshit.

En poussant la porte du Planète Mars, bar de la Folie-Méricourt souvent occupé par l’événementiel à la bonne franquette, on ne s’attend pas à tomber sur des éditeurs de jeux vidéo. Parce que cette engeance-là se retranche à l’accoutumé en haut d’une tour imprenable, d’où elle manigance une com’ millimétrée : junkets staliniens égayés par divers flûtes de mous- seux et autres goodies rutilants… Mais ici, pas d’affé- teries dans le décor, pas de communicants aux sourires d’automates, ni même de cosplayers sous-payés à ne rien faire. Juste des rires très sonores d’Amerloques, des pressions descendues à la chaîne, et une pincée de journalistes français vautrés sur les sofas, causant aux développeurs comme à leurs anciens colocs. Une journée-presse pas comme les autres, au royaume de l’industrie des loisirs numériques donc. D’ailleurs, le «publicist» américain de Devolver, à qui on a vendu une enquête sur le modèle économique de son client, nous toise d’un œil circonspect sur le mode : Pourquoi une «enquête» ? Est-ce qu’on a bien saisi que Devolver n’est pas une start-up de jeunes requins ? On ne va pas parler chiffres, au moins ? L’homme semble redouter une couv’ à la Forbes, présentant Devolver comme l’outsider de l’année, le petit génie des nou- velles niches du digital. Tout ce qui fait horreur à ses fondateurs, à l’évidence. On rassure sur nos atten- tions, on sirote une Corona pour faire comme tout le monde et on évite de parler marketing, tout ça dans l’idée d’avoir l’air cool – car c’est bien le cool, ici, qui définit les règles de savoir-vivre. Et la clé du succès aussi.

Refus du bullshit marketing
Si Devolver fait tant d’efforts pour se donner des airs d’auberge espagnole, c’est qu’il s’est bâti contre l’inféodation du jeu vidéo à l’industrie. Il nous explique la genèse avec un phrasé à la Trainspotting : «Devolver s’est uni contre le diktat du fric, contre l’idée qu’une major est nécessaire pour qui veut lever le petit doigt dans le monde de l’art digital. Le cerveau de la team, c’est Mike. Il produisait des films à Austin, ils étaient adu- lés dans les festivals mais s’évanouissaient dans les circuits de distribution. Quand il a rencontré Rick, Harry et Fork, qui viennent du rock comme moi, ils ont tout de suite fait équipe pour s’entraider à porter leurs projets respectifs auprès des mécènes. Ils ont alors inventé une stratégie de com’ nouvelle, basée sur le refus du bullshit marketing.»

Pérennité à la petite entreprise
Mike, c’est Mike Wilson, Texan à la coule et pro- ducteur polyvalent, avec à son actif un docu remarqué sur le Festival Burning Man. Question jeu, il est passé par Id Software (Quake, Wolfenstein) puis a décidé un beau jour d’en finir avec le mainstream. Il avait répondu à nos questions quelques jours plus tôt dans un e-mail lapidaire façon Anonymous, qui dit combien Devolver préfère la jouer hacker lo-fi quand il s’agit de communiquer sur autre chose que leurs jeux. « Pas grand-chose à dire sur nous, on n’a même pas de bureaux. On est juste des types qui aiment le jeu, les films et la musique, et qui veulent promouvoir la pop culture sans tirer profit des jeunes artistes». Pourtant, la question des fonds et surtout du profit se pose après le carton d’Hotline Miami en 2012, célébré comme «le fils prodigue de GTA» – le design empruntant beaucoup aux premiers volets de la franchise Rockstar. Ces succès mondiaux ont garanti la pérennité de la petite entreprise, dont l’abnégation est presque énigmatique : tout ce beau monde bosse quasi bénévolement. « C’est une affaire de philanthropie, je crois», dit Graeme. «L’idée, c’est de prendre la forme d’un label de rock à la Rough Trade Records, plutôt que celle d’un éditeur de jeux. D’ailleurs, le terme « éditeur » sonne moins rock que label, non ? »

Savantes mécaniques du jeu
Sonner rock, c’est effectivement l’idée : parmi les jeunes slackers timides couvés par les papas de Devol- ver, beaucoup comparent leur aventure à l’intégration d’un super groupe. Les créateurs du studio Acid Nerve, deux sympathiques blanc-becs de Manchester, nous font tester leur Titan Souls (un héritier 2D de Shadow of The Colossus) en racontant d’une voix émue comment Devolver les a tirés du garage de leurs parents. Juste à côté, John Ribbins, à la tête du studio Roll7 (Olli Olli, Not a Hero) fait des ronds de fumée en évoquant avec éloquence la responsabilité qu’implique une signature chez Devolver. « On se sent comme l’Élu quand ces mecs vous approchent. Ce qui est dingue, parce qu’on ne parle pas d’une bande de stars, encore moins d’une multinationale. En fait, c’est un peu comme entrer chez Factory Records. Avoir été choisi implique de grandes responsa- bilités. Si tu es sous la coupe de Devolver, ça veut dire au minimum que ton jeu est susceptible de révolutionner la notion de gameplay». Rien que ça. De fait, le point commun entre Hotline Miami, Titan Souls ou Not A Hero (un shoot’em up emmené par un lapin géant venu du futur pour prendre le contrôle d’une ville corrompue), c’est leurs savantes mécaniques de jeu.

Pas payé depuis un an
Devolver a donc pigé son époque au point de rivaliser avec les majors, mais tient à maintenir cette success story dans l’ombre. Impossible de parler chiffres, de calculer le poids exact du navire. «On porte un nom parce qu’il faut bien en avoir un, mais le pire serait que De- volver devienne une marque. Que nos jeux soient associés à la qualité, c’est une chose. Mais qu’on se mette à vendre n’importe quelle merde juste parce que notre label devient prestigieux et familier, ce serait le cauchemar.» On tient les entrepreneurs anglo-saxons les moins libéraux du monde. Mais combien de temps peut-on vivre d’amour, d’eau fraîche et d’indépendance ? Après des coups aussi rentables qu’Hotline Miami, comment résister à la tentation de capitaliser ? Et où serait le mal, d’ailleurs ? Quand on observe le joyeux bordel qui remplace le marketing putassier chez Devolver, on repense à la coolitude qui faisait la marque de fa- brique de Factory Records, ou à la radicalité qu’affichaient les frangins Weinstein à la fin des 80’s. Dans les deux cas, les rebelles étaient appelés à devenir des majors à leur manière. On soumet gentiment ces exemples à Graeme, qui tenté d’esquiver cette petite discussion économique en nous parlant de sa passion pour le chinage de vinyles à Paris. Il sourit, puis fixe le plafond en comptant sur ses doigts : il ne se paye que depuis un an. Enfin, un truc comme ça… Il n’est pas bien sûr. Dans les années à venir, oui, il espère vivre pleinement de son petit job d’éditeur de hits vidéo-ludiques mondiaux.

                                                                                                                                           Yal Sadat