MICHEL MAFFESOLI « LES RÉSEAUX C’EST LA VIE »

IMG_3249 copie

C’est devenu une habitude, le fake est partout. Au cinéma avec Tim Burton et son Big Eyes construit autour de l’escroquerie de Keane ; sur le web avec cette vidéo du collectif LifeHunters montrant des experts d’art contemporain piégés par un tableau Ikea ; et dans les couloirs de l’Université avec la polémique autour de Michel Maffesoli, qui après l’affaire Sokal ayant piégé la French Theory et le cas Botul ayant entarté philosophiquement BHL, se trouve aux prises avec un faux article sur l’Autolib (assez hilarant) paru dans la revue Sociétés qu’il co-dirige. Il n’en fallait pas plus pour que les sociologues qui se croient autorisés à dire le social selon l’expression de Bourdieu lui-même (in Leçon sur la leçon) tirent à boulets rouge-brun sur le « pape du post-moderne ». Il avait déjà irrité son monde en dirigeant la thèse d’Elisabeth Teissier en 2001… Celui qu’Eric Zemmour appelle « l’attaché de presse d’Apple » vantant une société horizontale, féminine et bien sûr hédoniste répond aux questions de Technikart, magazine qui l’a non seulement soutenu mais aussi décrypté à travers les visions du pop-philosophe Philippe Nassif. Il faut dire que de tous les penseurs actuels, c’est le « Maff » qu’on préfère, car il est le seul qui semble capable de penser le présent au présent avec une telle intensité… Magnéto Michel.

Tout d’abord commençons par cette accusation d’imposture. Vous qui êtes un adepte du simulacre de Baudrillard, du spectacle de Debord et même auteur d’une revue portant sur Le Fake (*) On pense à cette sentence du maître situ : «dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux». Pensez vous aujourd’hui, 14 ans après le 11 septembre, et quelques semaines après Charlie, que le monde soit réellement renversé ?

Michel Maffesoli : C’est sur les réseaux sociaux que se concocte le terrorisme contemporain, celui de Charlie, mais j’avais déjà dit pour le 11 septembre que c’était un phallus qui s’écroulait. Une société triomphante, spermatique, prométhéenne venait de disparaître. La post-modernité nous sort de la conception dramatique de l’existence, au sens où il y a une solution et une résolution. On passe du drame à la tragédie. La modernité est dramatique, c’est la dialectique selon la formule de Marx dans la Question juive : « Chaque société ne se pose que les problèmes qu’elle sait résoudre ». Toute la pensée marxiste est là, alors que l’idée du tragique, venue du Tragos, la trachée artère, est à l’opposé des veines qui sont fluides. Le 11 septembre nous fait prendre conscience que nous ne pourrons plus rien résoudre. Ca va saigner encore, il y aura des quantités de phénomènes de cet ordre qui correspondent au retour du tragique, à ce qu’il y avait avant l’époque Moderne. Le mois dernier je faisais une conférence à Porto, et dans l’église splendide de Sao Francisco, l’un des lieux fabuleux du Baroque (**), dans la première chapelle à droite, vous avez une sculpture de 3 arabes qui sont avec leurs sabres en train de couper la tête de 3 pauvres types à genoux… Alors là c’est du baroque, de belles statues en bois doré, mais qui renvoient typiquement à nos vidéos.

Ce qui frappe avec ces vidéos Youtube c’est qu’elles sont utilisées par les ennemis de l’Amérique alors qu’Internet dans son entier est la quintessence même de l’esprit américain, sans parler des réseaux Facebook, Twitter…
Oui mais excusez-moi, il s’agit là d’un vulgaire détournement situationniste ! Ils n’ont rien inventé, puisque c’était ça l’art de Debord, à travers ses films. Mais la décapitation, tout de même, c’est une vieille tradition chrétienne ! C’est un retour de balancier. Le sang va couler. Les sociétés dionysiaques avaient homéopathisé la mort, elles l’avaient ritualisé, or nous avons aseptisé tout ça. C’est ce qui se passe dans nos sociétés : on n’a pas su purger la violence. Heidegger disait «quand on refuse l’animalité on aboutit à la bestialité ».

Pour vous la femme est l’agent de ce désordre, elle fait reculer la raison…
Oui la « féminitude » doit accepter une forme de sauvagerie, tout en protégeant l’espèce. Attention je ne dis pas que les femmes doivent être ceci ou cela : elles sont ceci ET cela, selon mon idée de logique contradictorielle. Courant d’Aristote jusqu’à Hegel, la dialectique Thèse/antithèse/synthèse est dépassée par la logique contradictorielle dite du tiers exclu. Je m’inspire ici de Nicolas de Cuse (1401-1464) pour dire que le contraire ne se dépasse pas en synthèse. « Je est un autre », disait Rimbaud, nous ne sommes plus dans la dialectique, dépassée par une synthèse harmonieuse, mais dans une harmonie conflictuelle. Ca tient sur du conflit, le tiers est donné. Quand les maçons (les vrais, ndr) ont créé la voûte de la cathédrale gothique, c’est la tension entre les pierres qui assure jusqu’à aujourd’hui la tenue de la voûte.

Que pensez-vous du fait d’arrêter un personnage comme Dieudonné pour 5 mots aussitôt retirés de la Toile, deux jours seulement après avoir manifesté pour la liberté d’expression ?
Ecoutez je ne vais pas défendre Dieudonné vu ce qu’il dit de moi mais interdire quelque chose, c’est retenir le pus. C’est toujours une sottise d’interdire, notre vieux côté judéo-chrétien qui a peur de l’image, du virtuel, auquel on oppose un principe de réalité bourgeois alors que le réel c’est beaucoup plus ça ! Le réel est gros de son contraire, gros de nos fantasmes, de nos rêves… Le virtuel c’est du réel pour moi. Un jour les jésuites me demandent un article où je montrais qu’Internet était la réincarnation de l’onanisme antique, or nous assistons à la même condamnation sur l’onanisme que sur le virtuel, parce que c’est pas bien… Or il faut que ça sorte ! Je parle de « Bongarçonnisme » contemporain dans ma nouvelle préface à mon Essai sur la violence, il faut lutter contre ça (rires) Donc votre Dieudonné c’est pareil il faut que le pus sorte, sinon ça revient sous une forme toujours plus perverse.

Perverse ou suicidaire comme dans le cas d’Eric Zemmour…
Zemmour fait une grave erreur historique en définissant l’Empire comme une entité cloisonnée car l’empire romain était ouvert aux quatre vents, il y avait des mouvements incessants. On ne peut penser les cristallisations de l’empire grec puis romain qu’à partir du moment où il y a du nomadisme sur le pourtour méditérannéen : les fous se déplacent. Je vous recommande cet ouvrage de Werner Jaeger, La Formation de l’Homme Grec. On y voit que l’Europe est une somme de circulations, de métissages… Le commerce des idées, des biens, des sentiments amoureux, la viralité, ça circule ! L’Empire romain est tombé quand il a commencé à édifier des murs. Ce qui m’intéresse, c’est l’idée de mithridatisation, on intègre le poison. L’attitude brutale du refus conduit à la perversion, comme les jeux de strangulation dans les écoles. Il y a des villages en Alsace où l’on se pendait pour éjaculer, comme dans le poème de François Villon, les Pendus éjaculent, vous vous souvenez de la Mandragore au pied des gibets : cette fameuse fleur venait du sperme répandu. Il fallait couper la corde au dernier moment, on est dans une quête d’intensité.

Dans les deux cas, Dieudonné et Zemmour, quelques unes de leurs phrases prononcées en interview ou sur le web basculent de l’instant vers l’éternel en accédant à une sorte de postérité souvent malsaine. 
L’intensité crée la durée, c’est cela l’Instant éternel (***) Et je vous redis que j’aime bien Zemmour, qui vient souvent dîner à la maison, même s’il s’engueule à mort avec ma femme… Il est drôle.

Vous êtes attaqué en ce moment par un collectif de sociologues ayant envoyé un article bidon à votre revue Sociétés qui l’a publié sans vérifier sa provenance. L’article parle d’Autolib dans un style vous parodiant que personnellement j’ai trouvé très drôle car je me suis toujours dit que cette voiture était maffesolienne (rires)  
Ce n’était pas sot du tout, très bien fait, ça correspondait bien, après la Ferrari on avait trouvé la Maffesoli, ahah ! Mais la lettre qu’ils ont faite après la publication était très agressive… Sur le fond, ces objets mobiles connectés sont une vraie tendance, on voit bien que cette vieille idée économiciste de la propriété a fait son temps. Airbnb, mes filles l’utilisent, il y a du nomadisme dans tous les domaines. Quant à la voiture, cet investissement phallique a été fracturé par l’auto-partage, Autolib c’est la fragilisation… Ou mieux l’invagination du sens qui n’est plus projectif, mais en creux, forme théorisée par Gilbert Durand qui parlait du « régime diurne de l’imaginaire » : on a d’un côté le jour, la modernité, la raison avec à l’opposé le « régime nocturne de l’imaginaire », la nuit, le rêve. Durand observait que dans le diurne régnaient les objets contondants, le soc de la charrue, le glaive du juge, et le phallus dressé. Dans le régime nocturne, c’est la coupe. C’est de là que j’ai tiré mon idée du vagin. Nous vivons des moments où c’est le creux qui domine, la pondération va aller au trou. Notez que l’Autolib est arrondie contrairement aux Studbaker…

Avec Autolib mais aussi avec Facebook, la réalité n’est-elle pas devenue plus maffesolienne que nature ? Comme si une nouvelle nation hors-sol se dressait face à l’ancienne…
« Nos idées sont dans toutes les têtes », disait Debord, c’est aussi que disait Aristote. Moi je mets en forme, du mieux possible, ce qui est vécu. Les réseaux sociaux ce sont mes tribus, avec ces sincérités successives, ces effusions éphémères mais désormais avec ce sentiment que la mort est là. On a conscience de la mort et dès qu’on a cette conscience il y a de l’intensité, comme en amour. Le progrès avait cru dépasser la mort. Or la mort est une vieille sagesse populaire car la finitude crée l’intensité. Dès qu’il y a déréliction, il y a de l’intensité, ce qui mène à des intensités successives, comme sur Facebook qui n’est pas « hors-sol » comme vous dîtes, car Facebook est d’abord un territoire, avec ses propres lois. Ils vont d’ailleurs construire une ville ! Durand prenait l’exemple de cette madeleine trempée dans un verre de tilleul au départ de la Recherche du Temps perdu en parlant d’une « einsteinisation du temps »: le temps se contracte en espace.

Vous thèses correspondent terriblement au Web or vous êtes souvent vu comme une figure de l’Ancien monde, souvent invité à la TV, avec des réseaux politiques souvent décriés…
Tout ce qui se dit me laisse indifférent, surtout le genre de cabale qu’il y a contre moi en ce moment. J’aime boire, j’aime manger, j’aime les gens qui sont autour de moi… Alors les réseaux oui, surtout que je publie un petit livre sur le Trésor des francs-maçons… Mais la télévision… Je vais une fois par an chez Taddéi, une fois chez Zemmour, pour une petite émission, peut-être une fois chez Giesbert ? Or il se trouve que ce que je dis marque, donc on a l’impression que j’y suis tout le temps. En réalité je suis le ghost de la télé. On me dit « toujours dans les médias » mais ce n’est pas vrai. Ce qui m’intéresse ce sont les conférences, je voyage, on m’invite en France et à l’étranger, je suis heureux.

Ne serait-il pas temps de réhabiliter cette notion de réseau, qui est à la base même de nos sociétés, comme le conflit d’intérêt, au départ du contrat social de Rousseau ?
Premièrement j’observe une rupture de ce Contrat Social, basé sur l’éducation et non l’initiation, la raison et non l’émotion, et préfère parler de Pacte Emotionnel. Ensuite je crois comme vous que les réseaux, c’est la vie. Cette vieille structure que l’on avait laissée de côté revient en force. J’avais travaillé plus jeune sur « la mafia comme métaphore de la socialité ». A l’origine, la Cosca était une manière de se protéger du pouvoir surplombant. Il y avait l’idée de se serrer les coudes face au Seigneur comme les feuilles d’un artichaut (Cosca en dialecte sicilien, ndr). C’est le pouvoir vertical qui est dangereux, et voici ma seule idée : on est obnubilé par le pouvoir tandis que je suis obnubilé par la puissance. Face au pouvoir vertical, c’est la tribu qui a la puissance. La puissance organique, la puissance du bas, la puissance du peuple.

La post-modernité entre t-elle en résonance avec le trésor maçonnique ? 
Ce qui est maçonnique c’est l’idée de passage, de rituel. La maçonnerie fait partie de mon investigation de la post modernité. Il y a dans la franc-maçonnerie une homéopathisation du sacré, du rituel. C’est parce qu’on veut évacuer la violence qu’elle revient sous sa forme sanguinaire.

Il y aussi l’idée de club fermé chez les maçons, en contradiction avec l’idéal républicain de l’égalité… 
L’égalité est un mythe dont il va bien falloir se débarrasser. Ce n’est qu’au milieu du XIXème siècle que la République s’est proclamée « une et indivisible », moi je viens d’une petite ville des Cévennes où il fallait évacuer les différences, de pensées, de vêtements, et même d’odeurs car certains sentaient mauvais etc… Nos cités d’aujourd’hui sont une mosaïque, il suffit pour ça d’ouvrir les yeux dans la rue. On doit penser la « res publica » à partir de cette diversité, redonner une cohésion à partir de chaque pièce spécifique. Rue Cadet, à la loge du Grand Orient, il y a cette citation de St Exupéry : « Ta différence mon frère au lieu de me léser m’enrichit ». Tous ces braves maçons sont donc post-modernes par définition ! Je vous recommande la lecture de Zimmel dont la philosophie se résume à deux mots : le pont et la porte. La porte doit être fermée, sinon elle ne fonctionne pas, comme dans les lobbies homosexuels, les réseaux de grandes écoles, Polytechnique (je vois bien comment opère ce réseau avec mon amie Nathalie Kosciusko-Morizet)… Ce qu’est la vie sociale ramène à ces réseaux, ce n’est pas que du pont, il y a la porte. Derrière cette porte on veut sentir l’odeur de la meute, on est des animaux, on se renifle le cul. Je suis un renifleur social, comme dans les Affinités électives de Goethe, qui était maçon d’ailleurs.

J’aimerais vous entendre sur un sujet que vous abordez très peu, il s’agit de l’Islam. Or il se trouve que la loi du père remplacée par la loi des frères, c’est un peu ce que l’on retrouve en islam. L’égrégore maçonnique et la oumma, la disparition de l’individu dans des tribus mystiques, le nomadisme du djihad…
Ma grand mère est arabe, pour dire bref. On ne le disait pas à l’époque mais c’est un fait. Alors bien sûr on pourrait dire que le soufisme serait un islam post-moderne, j’ai écrit une thèse là-dessus. Mais je n’aime pas m’avancer sur ces sujets que je connais mal. Ce qui est certain avec ces attentats, c’est qu’il s’agit de formes paroxystiques liées à une non-gestion du sacré. Dans ma jeunesse, j’ai connu les femmes du village avec un voile sur la tête… Seulement à l’époque, des femmes ou des hommes allaient se sacrifier dans des monastères cachés, or sans eux et leur sacrifices, il y a des excès. Ainsi dans la chasteté monastique il y avait une sorte de djihad, dans un combat intérieur contre le diable. Voilà pourquoi cela devient pervers. Pour aller encore plus loin je dirais que je considère que c’est le monothéisme dans son ensemble qui est fini. A ce propos je ne dis plus judéo-christianisme mais tradition sémitique, ce qui en hérisse certains mais c’est la réalité. L’Islam fait partie de la famille, faisant 3 siècles après nous ce que nous avons fait. C’est l’enfant honteux de la famille monothéiste. Dans ma région, les massacres entre catholiques et protestants ont ensanglanté le XVI ème siècle. Il faut donc sortir du monothéisme qui est source de tous les fanatismes, aller vers une orientalisation du monde, une féminisation aussi, et donc vers le post-moderne incarné par le «poly»… C’est Baudelaire qui disait, « quand les Dieux se font la guerre les hommes sont tranquilles » (****) Or nous sommes encore en train de passer de la République une et indivisible à la res publica plurielle, et qui dit apprentissage dit épreuves symboliques. Or nous vivons ces épreuves. Ca va encore saigner, malheureusement.

Une solution, peut-être ?
Renouer avec l’idéal maçonnique que je reprends à mon compte, et qui consiste à reconnaître cet enracinement dynamique, ce rhizome de Deleuze valorisant l’humus dans l’humain avec humilité… Sans oublier l’humour. Et la danse. Même si Nietschze dit qu’il faut se méfier des philosophes qui dansent (rires). Il faut un ordre sans Etat, basé sur une puissance organique. Et dépasser le monothéisme, le monoïdéisme et renouer avec la complexité de Morin et ces « petits dieux parleurs » dont parle Peter Brown, divinités minuscules que l’on retrouve aujourd’hui un peu partout sur les réseaux. Bon je vous laisse on m’attend à Lourdes…

Entretien Guillaume Fédou
Paru dans Technikart n° 189, avril 2015​

(*) Le Fake, Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, CNRS éditions
(**) Le Baroque, ibid
(***) L’Instant éternel, éditions de la Table Ronde.
(****) A quoi Sartre ajoute « quand les riches se font la guerre ce sont les pauvres qui meurent », in Le Diable et le Bon dieu